Entretiens Musique

Victor Julien-Laferrière, les sentiers de la gloire

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Premier prix au concours Reine Elisabeth en 2017, élève de Roland Pidoux puis, à Berlin, du merveilleux et regretté pédagogue qu’était Heinrich Schiff, Victor Julien-Laferrière perpétue avec brio l’école française du violoncelle dont il participe à écrire les lettres de noblesse. Après Adam Laloum qui faisait, à ses côtés, chanter les chefs-d’œuvre que sont les Sonates pour violoncelle et piano de Brahms, Franck et Debussy, et Jonas Vitaud avec lequel il s’est penché sur le répertoire Russe de Rachmanivov et Chostakovitch, Victor Julien-Laferrière nous offre aujourd’hui une interprétation des Concertos de Dvorak et Martinu qui met un peu plus en lumière sa merveilleuse âme musicale, nouvelle pierre à son édifice qui tend vers les sommets…

« Je n’ai pas, à l’origine, une relation très naturelle avec le violoncelle que j’ai appris à aimer avec le temps. »

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Le concours Reine Elisabeth que vous remportez en 2017 est, au-delà de son prestige, un concours très éprouvant qui s’étale sur une période d’un mois. Comment se prépare-t-on physiquement et psychologiquement pour un tel concours ?

On essaye d’arriver dans les meilleures dispositions physiques et mentales possibles. Bien sûr, une fois que l’on a dit ça, comment le matérialiser sachant que l’approche est différente pour chacun d’entre nous. Il faut d’abord avoir confiance en son physique et être en capacité de réagir à toutes les situations qui se présenteront à nous. Dans un concours, l’important est d’arriver avec un état d’esprit qui permette de reproduire les sensations qui sont celles ressenties lorsque j’aborde un concert. Travailler les œuvres le plus en amont possible et, surtout, en détail est déjà un élément essentiel. Pour le concours Reine Elisabeth, j’ai essayé de me préparer en tentant d’oublier ce qui me faisait le plus peur et, étonnement, c’était bien plus les caméras présentes que le jury. Imaginer toutes ces personnes qui, depuis des années, suivent ce concours prestigieux derrière leur écran d’ordinateur est un paramètre qui ajoute au trac. Curieusement, pour ce qui est du jury, j’avais l’impression de le connaître. Non pas personnellement bien évidemment, mais le fait de m’être intéressé au parcours de ses membres, à leurs enregistrements générait une sorte de connexion. Le jury, lui, savait ce qu’être à notre place signifiait et, à cet égard, je le croyais donc capable d’une certaine empathie, moins évidente chez celles et ceux derrière leur ordinateur.

Comment gère-t-on l’après concours lorsque la pression retombe et que, de fait, les portes s’ouvrent ?

J’ai un souvenir assez fort de cette période de l’après qui n’était pas si facile que cela à gérer. Vous avez mentionné la durée du concours en lui-même mais l’une des autres particularités est la longueur de la tournée des lauréats qui s’en suit. On signe en effet, et ce dès le départ, un engagement pour un grand nombre de concerts. La scène, c’est magnifique mais également très éprouvant puisque, pendant un mois supplémentaire après le concours, on va enchaîner les interviews et les représentations. C’est une période que j’ai trouvée compliquée à gérer tout autant physiquement que mentalement. On a cette envie permanente de bien faire, de se montrer sous son meilleur jour… exercice pas forcément très facile sur la durée. Il faut également gérer cette pression d’être présenté, avant même d’avoir joué la première note d’une œuvre, comme le lauréat du concours Reine Elisabeth ce qui met, de fait, un peu plus de poids sur les épaules. Il est pourtant important de s’habituer à cet environnement afin d’être capable de donner le meilleur de soi.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Vous êtes passé par l’incontournable Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris entre 2004 et 2008 dans la classe de Roland Pidoux avant de poursuivre votre formation à Berlin et Vienne auprès de Heinrich Schiff. Que vous ont appris ces cinq années passées auprès de ce formidable pédagogue ?

C’était un enseignement complet. Heinrich Schiff adorait mettre la main à la pâte avec des étudiants si possible jeunes, à un âge où l’on peut véritablement modeler le plus de choses possibles. Tout immense pédagogue, violoncelliste et chef d’orchestre qu’il était, j’ai été particulièrement touché par sa grande humilité. Il aimait reprendre d’abord les bases avec l’élève, puis il passait un nombre d’heures incalculable à simplement parler de musique. Heinrich Schiff avait cette manière très singulière de pratiquement vivre aux côtés de ses élèves. Son approche du métier de musicien était très globale, sans bien sûr oublier les fondamentaux techniques les plus microscopiques. Je garde de lui le souvenir d’un merveilleux pédagogue, très ouvert sur ce que doit être le rôle du musicien.

Avec Heinrich Schiff, je crois que vous êtes d’ailleurs quasiment reparti de zéro, travaillant même pendant un an sur des cordes à vide et des exercices de base alors, qu’en même temps, vous donniez des concerts en France. Ce travail besogneux a-t-il sensiblement modifié votre approche du jeu ?

Ça a été une approche primordiale qui tombait à point nommé dans mon parcours musical. Travailler en la compagnie de Heinrich Schiff d’une manière aussi minutieuse m’a permis d’acquérir cet accomplissement dont j’avais besoin. Il y a donc eu, à ce titre, véritablement un avant et un après Heinrich Schiff dans mon parcours musical. Je crois que son enseignement était ce à quoi j’aspirais même si je ne parvenais pas forcément à le verbaliser. Concernant les concerts que je donnais en parallèle en France, on était là dans une sorte de petite schizophrénie entre l’élève que j’étais et qui, comme vous le disiez, repartait de presque zéro et le concertiste qui se produisait sur scène. Je ne sais pas si c’est une méthode qui conviendrait à tous les musiciens mais moi, c’est la formule qu’il me fallait ; et elle a fonctionné ! J’aurais en effet eu du mal à ne m’enfermer que dans ce travail de cordes à vide que vous mentionniez et qui s’avérait quand même assez éprouvant psychologiquement. Il m’a fallu un sens de l’adaptation afin de jongler entre ces deux vies parallèles et si différentes qui étaient les miennes à cette période.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Le violoncelle est un instrument très lié à la France, des premières sonates pour violoncelle de Beethoven composées à la fin du XVIII e siècle pour Jean-Louis Duport ou la grande école française du XX e avec, entre autres, Maurice Maréchal ou Pierre Fournier. Le violoncelle et la France c’est donc une longue et belle histoire d’amour dont, je suppose, vous vous sentez un peu en charge de perpétuer l’héritage de cette école française ?

Il y a là effectivement une tradition française je dirais ; le terme école faisant référence à un processus d’apprentissage spécifique. Plus qu’une pédagogie, nous avons connu en France de très grands pédagogues. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a jamais eu de période blanche dans l’histoire du violoncelle français et ce depuis les frères Duport dont vous parliez à la toute fin du XVIII e siècle. On connaît surtout, grâce aux différents enregistrements de référence, les grands violoncellistes du XXe siècle mais il est à noter que cette tradition française tient surtout à tous ces merveilleux pédagogues qui enseignent sur tout notre territoire et perpétuent en ce sens une tradition vieille de plusieurs siècles, formant les talents de demain.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Vous avez une affection toute particulière pour Brahms dont vous avez interprété l’intégrale de sa Musique de Chambre. On dit de Brahms que sa musique fait rayonner le musicien. Est-ce ce qui vous a attiré vers son œuvre ?

Brahms est une musique merveilleusement écrite pour tous les instruments et, à mon sens, l’un des sommets dans le registre des instruments à cordes. Il a réussi par le biais de sa musique à créer un monde extrêmement complet dans lequel on a envie d’évoluer pendant le plus de temps possible, un peu comme si l’on découvrait un nouveau territoire, un nouveau pays. C’est d’ailleurs l’une des difficultés et un paradoxe que l’on peut rencontrer lorsque l’on aborde sa musique où, tout est si bien écrit dès le premier abord, que l’on a du mal à prioriser une partie plus qu’une autre pour construire un discours. Chaque deuxième et troisième partie est, chez Brahms, tout aussi bien écrite que la première et il est donc primordial de débuter par un travail de désépaississement de sa musique pour l’aborder au mieux.

Au-delà du son, le violoncelle est un instrument particulier que l’on enlace, créant de fait, peut-être plus encore qu’avec tout autre instrument, une relation particulière, une osmose organique. Comment qualifieriez-vous celle que vous entretenez avec votre violoncelle ?

Je n’ai pas, à l’origine, une relation très naturelle avec le violoncelle que j’ai appris à aimer avec le temps. C’était au départ une relation assez désinvolte et que j’imagine plus cérébrale que physique, sentimentale ou sensuelle d’ailleurs. Je n’avais bien sûr pas une aversion pour le violoncelle mais je le considérais simplement comme un vecteur qui me permettait de toucher à tout ce que j’aimais musicalement ; La Musique de Chambre, l’orchestre ou encore le merveilleux répertoire de soliste même s’il est un peu plus réduit que celui pour piano et violon. Je ne me suis mis à me passionner pour l’instrument que depuis une quinzaine d’années même si le rapport que j’entretiens avec mon violoncelle n’a rien de mystique.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Y a-t-il parfois, pour certaines œuvres, un combat physique qui s’instaure entre vous et l’instrument comme c’est le cas pour le concerto N°1 de Chostakovitch que vous avez d’ailleurs interprété lors de la finale du Concours Reine Elizabeth ?

C’est particulièrement vrai pour ce concerto N°1 de Chostakovitch. J’ai, ces dernières années, développé la conviction qu’il fallait une certaine dose incompressible d’énergie et de muscles pour jouer du violoncelle. Il est donc essentiel d’envisager une approche physique de l’instrument et c’est un travail sur lequel je me suis d’ailleurs polarisé ces dernières années. J’en suis arrivé à la conclusion que, même pour une sonate de Brahms, on ne peut pas jouer totalement détendu. Il est important de pouvoir fournir une certaine dose d’engagement.

Malgré l’engagement physique que vous soulignez, ne faut-il pas tendre vers une fluidité pour ne pas faire de l’interprétation une lutte ?

C’est une quête que l’on poursuit durant toute sa vie de musicien. Le principe étant de ne pas ajouter de la tension inutile. Malgré cela, ma conviction est que beaucoup d’œuvres demandent un grand engagement et il convient donc d’être capable d’accepter ce côté physique assez important avec l’instrument.

Après Chostakovitch que l’on retrouve dans votre disque avec Jonas Vitaud dans sa sonate pour violoncelle et piano tout comme celle de Rachmaninov, vous vous êtes cette fois penché sur la musique Tchèque de Dvorak et Martinu et leurs concertos pour violoncelle. Comment s’est opéré ce choix ? Est-ce la volonté de jouer accompagné d’un orchestre philharmonique après le duo et le trio ?

Disons que mon raisonnement est un peu de cet ordre-là. J’analyse au préalable ce qu’est mon activité lorsque j’ai l’occasion d’enregistrer un disque. Cette année, j’ai joué beaucoup de concertos en concert et il me semblait donc logique de poursuivre l’aventure avec un album. J’envisage l’enregistrement comme une extension du concert et non comme un exercice à part. En général, dans les choix de programmes, j’essaye de trouver un équilibre entre des œuvres du répertoire que je joue sur scène et des pièces un peu moins connues. C’est un savant équilibre à trouver et il m’a fallu du temps pour y parvenir. Ce dernier album regroupe donc le concerto de Dvorak que j’ai beaucoup joué et celui de Martinu qui est curieusement plus enregistré que joué. Souvent, les organisateurs, les orchestres ou le public ne connaissent pas vraiment ce concerto qu’ils jouent finalement peu. C’est pourtant une œuvre magnifique et qui répond, d’une certaine manière, au concerto de Dvorak. Martinu connaissait forcément le concerto de son ainé et s’en est donc quelque peu inspiré. On sent d’ailleurs dans des choix de tonalités, de formes qu’il répond au concerto de Dvorak ce qui rend très intéressant le fait de les mettre ainsi en miroir.

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Est-ce l’attirance du répertoire qui vous a fait vous tourner vers une carrière de soliste après avoir débuté comme chambriste ?

À l’image de ma génération, je pense qu’l y a aujourd’hui bien moins de frontières entre les différentes « classifications » ; soliste, chambriste ou musicien d’orchestre. On joue avant tout un compositeur ! Ensuite, qu’il s’agisse d’une sonate, d’un quatuor à cordes, d’un double concerto… Je ne pense pas que la différence d’approche soit si importante que cela finalement puisque seul le respect de l’œuvre, quelle qu’elle soit, s’avère la clé. En tant que musicien, nous n’avons pas envie de devoir opérer un choix et nous priver de tout le répertoire de Musique de Chambre lorsqu’on est soliste et inversement. J’aborde désormais également la direction d’orchestre ou la musique baroque sur instruments d’époque… D’une certaine manière, je ne me ferme aucune porte et j’ai l’impression qu’il s’agit là, entre les formes, de vases communicants qui se nourrissent les uns des autres.

Vous avez interprété le concerto pour violoncelle d’Elgar. Ce concerto a une portée historique qui fait écho à la première guerre mondiale où l’on perçoit d’ailleurs la dépression dans laquelle le compositeur est tombé après le conflit. Faut-il lorsque l’on aborde une œuvre se plonger dans son contexte historique pour entrer au mieux dans le processus créatif du compositeur ?

C’est indéniablement une nourriture intellectuelle dans laquelle il faut se plonger. Il y a deux aspects essentiels dans le fait de se cultiver et de s’immerger dans la vie des compositeurs et de leurs œuvres. Tout d’abord, sur le long terme, c’est l’importance de posséder un bagage le plus étendu possible pour nourrir le travail, les choix de programmes… C’est tout simplement ce que l’on appelle la culture. Cette culture au sens large participera grandement à opérer les meilleurs choix et s’entourer des bons musiciens en fonction du registre que l’on aborde. Le second aspect, c’est que cela participe grandement au fait de mieux nous faire jouer une œuvre et, pour y parvenir, comme le disait mon regretté professeur Henrich Schiff dont nous parlions tout à l’heure, tous les moyens sont bons. Un accent chez Schubert et un accent chez Chostakovitch n’auront par exemple rien de comparable.

Photo : Jean-Baptiste Millot

Avant cette crise pandémique, vous donniez plus d’une centaine de concerts par an. Certains musiciens que j’ai pu interviewer souhaitaient profiter de ce temps pour défricher de nouvelles œuvres et en ont été incapables face à ce temps qui semblait comme suspendu. Comment avez-vous géré cette période pour le moins unique et déstabilisante ?

C’est assez bien résumé dans votre question. Lorsque la pandémie et le premier confinement sont arrivés, j’ai effectivement tenté de m’établir un programme très complet de choses que je n’avais pas forcément le loisir et le temps nécessaire de faire d’habitude. Je me suis aperçu, au bout de quelques mois, que je n’avais pas réalisé 10% du programme que je m’étais fixé. J’ai donc, comme beaucoup, été saisi par une certaine léthargie face à ce manque de perspectives inhérent à cette situation tout à fait unique. Nous, musiciens, fonctionnons généralement avec des dates butoirs et là, comme il n’y en avait plus, se motiver pour travailler est vite devenu quelque chose de compliqué. Il fallait garder chaque jour cette motivation et cette discipline personnelle nécessaires pour continuer à avancer. J’ai quand même eu la chance de préparer quelques projets intéressants qui m’ont tenu en haleine. J’ai découvert, comme je vous le disais, le plaisir de la direction d’orchestre, la musique baroque ou la lecture de Musique de Chambre avec des amis. J’ai tenté de garder un quotidien musical le plus intéressant possible même si cela n’était pas chose aisée.

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