Entre « Lumière » de la forme et « (R)évolution » du fond, le parcours de Vanessa Benelli Mosell s’affranchit des genres, des codes, des « modes » bref d’un quelconque « classicisme du classique » ; Pour preuve un choix de répertoire aux allures de champ des possibles sans limite pour cette merveilleuse passeuse d’émotion. De Stravinsky à Debussy, Scriabine, Ravel ou encore Stockhausen, dont la pianiste mais également cheffe d’orchestre peut s’enorgueillir d’avoir été l’une des dernières élèves, Vanessa Benelli Mosell se plait à emprunter des chemins de traverse, menant d’une baguette de fer dans un toucher de velours une carrière sans fausses notes. Avec « Casta Diva », la musicienne fait aujourd’hui un peu plus encore chanter son piano et renoue avec ses racines transalpines, nous proposant, de Puccini, Rossini ou Bellini quelques-uns des plus célèbres airs de l’opéra italien dans des transcriptions fruits du génie de Liszt, Chopin ou encore Thalberg. Quand le piano donne de la voix…
« L’aptitude à diriger n’est pas une question de genre ! »
Vous avez été l’une des dernières élèves de Karlheinz Stockhausen véritable esthète du son. Le maître avait accepté de vous prendre sous son aile en Allemagne après que vous lui ayez remis un enregistrement de certaines de ses pièces à la fin de l’un de ses concerts à Milan. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre et de l’influence qu’a eu ce compositeur si novateur dans votre parcours pianistique ?
Stockhausen était l’un des pionniers du son, travaillant la matière sonore d’une manière tout à fait révolutionnaire. Son approche m’avait fascinée dès le plus jeune âge. Adolescente, j’avais déjà eu la chance d’assister à plusieurs concerts du pianiste Maurizio Pollini, immense interprète de l’œuvre de Stockhausen. J’avais été saisie, captivée et cela m’avait incitée à plus encore me plonger dans ce répertoire contemporain. Assez rapidement, j’ai eu l’opportunité d’enregistrer quatre des compositions de Stockhausen pour la radio. C’est avec cet enregistrement presque « fait maison » que j’ai pris mon courage à deux mains pour l’aborder après l’un de ses concerts. Le maître se trouvait derrière une sorte de cordon de sécurité, tout de blanc vêtu, dégageant un charisme incroyable. Je suis quand même parvenue à lui donner mon enregistrement sans pour autant m’imaginer qu’il l’écouterait. À mon grand étonnement, quinze jours plus tard, j’ai reçu une lettre signée de Stockhausen en personne qui me disait avoir beaucoup apprécié mes interprétations. Cerise sur le gâteau, il m’invitait chez lui en Allemagne pour me perfectionner. J’ai donc eu cette chance incroyable de travailler à ses côtés. Travailler Stockhausen avec Stockhausen, c’est comme étudier Beethoven avec Beethoven, un véritable rêve. Aujourd’hui, je me sens donc investie d’une mission, d’un devoir de continuer à jouer son œuvre, de la faire vivre après lui, de la transmettre afin, je l’espère, qu’elle puisse toucher le plus de personnes possibles.
Stockhausen était très exigeant avec les interprètes de sa musique. Vous laissait-il néanmoins une petite marge de liberté dans votre approche de l’œuvre, la sensibilité qui pouvait être la vôtre vis-à-vis du texte ?
Contrairement aux idées reçues, Stockhausen disait d’une œuvre qu’au-delà du respect du texte, l’interprétation se devait d’être très personnelle. Bien sûr, cela demandait un énorme travail en amont pour entrer en profondeur dans l’œuvre, dans sa rythmique, dans sa dimension émotionnelle, dans les indications laissées par le maître sur la partition. Mais, une fois ce travail réalisé, et surtout assimilé, il y a cette part du « Moi » de l’interprète qui s’invite pour donner vie à la composition d’une manière toute personnelle. La personnalité de l’interprète transparaîtra alors forcément dans sa manière de jouer, de véhiculer l’émotion telle que lui-même la ressent. Même si Stockhausen était très vigilant quant au respect de ces indications, il voulait que l’interprète s’approprie son œuvre pour en faire quelque chose d’unique, parfait prolongement de sa personnalité.
Le compositeur Éric Tanguy me disait : « Une partition dit beaucoup de son auteur, de son monde intérieur comme de sa poétique. » Pensez-vous qu’il en soit de même pour un interprète dont l’interprétation s’avère, au-delà du respect presque sacré du texte, un reflet de sa sensibilité, de sa personnalité aussi ?
Absolument. L’interprétation est le miroir de l’interprète et il n’existe aucun filtre entre ce dernier et l’œuvre qu’il joue. Il y a une telle sincérité lorsque l’on monte sur scène qu’il est impossible d’être faux, de ne pas être 100% soi-même. Au-delà du choix de la pièce, des paramètres inhérents à la composition, de sa complexité, de sa dimension presque sacrée, on doit donner le meilleur de soi-même, être vrai afin de pouvoir justement transmettre au mieux cette émotion qui transpire dans le texte. Sur scène, on note d’ailleurs que le public oublie l’œuvre et le compositeur pour ne plus voir que l’interprète, ce passeur qui donne vie à la partition sous ses doigts. Personnellement, je m’approprie l’œuvre à partir du moment où je l’interprète ; elle devient un prolongement de moi-même et m’appartient finalement beaucoup plus qu’à son auteur.
Dès l’adolescence, vous vous êtes passionnée pour l’art contemporain, est-ce ce qui vous a conduit à vous plonger également dans la musique contemporaine afin de bâtir une sorte de pont entre les arts ?
Je suis en effet passionnée par l’art contemporain qu’il soit architectural avec Le Corbusier, qu’il ait attrait au design, à la peinture… Lorsque les musées étaient encore ouverts, il est vrai que j’y passais une grande partie du temps que je m’accorde en dehors de la pratique du piano, ne manquant presqu’aucune exposition. Cette passion m’a forcément conduite à me pencher sur mon domaine de prédilection, la musique. Travailler avec des compositeurs avec qui l’on peut échanger est un exercice passionnant et que j’ai d’ailleurs découvert aux côtés de Stockhausen. Il naît de cet échange un sentiment de liberté bien plus grand que face à une pièce du répertoire classique où, forcément, on n’aura que le texte et les indications laissées par le compositeur pour guider notre interprétation. Dans presque tous mes programmes de concert, j’intègre une pièce contemporaine. J’ai ainsi remarqué que c’est souvent par manque de connaissance que le public s’avérait réfractaire à ces œuvres. On a peur de ce que l’on ne connaît pas ! C’est donc à nous, interprètes, de faire découvrir ces pièces, de les jouer pour les faire vivre et inviter le public à s’y intéresser. Je note avec joie que même si, au départ, le public peut sembler réticent, il est presque toujours agréablement surpris par ces pièces qui sortent un peu de ce répertoire figé qu’ils entendent en permanence, à longueur d’année et dans toutes les salles. À la fin du concert, je me plais à échanger avec ces personnes qui viennent me voir et me parlent principalement de cette pièce contemporaine que j’ai jouée et qu’ils viennent de découvrir. Je crois le public dans sa large majorité beaucoup plus ouvert que ce que les organisateurs veulent bien le penser. Contrairement aux idées reçues, il n’est pas nécessaire d’être mélomane aguerri pour être curieux et avide de découvrir de nouvelles choses. Mais pour cela, il faut que les interprètes osent sortir des sentiers battus et fassent le choix, eux aussi, de se pencher sur ce magnifique répertoire contemporain.
Vous avez consacré un disque à Claude Debussy, précurseur lui aussi dans le domaine sonore et dont le legs s’est avéré une grande source d’influence pour un large pan de la musique du XX è siècle. Est-ce ce côté avant-gardiste qui vous a attirée vers la musique de Debussy ?
Je voue un véritable amour à la musique de Claude Debussy, à sa dimension sonore et poétique qui me parle tant. Très jeune déjà, je me suis plongée dans ses compositions qui ont fait naître en moi une grande émotion. Debussy est, comme vous le disiez, un véritable précurseur avec une plasticité du son, utilisant des harmoniques très recherchées et des dissonances qui vont influencer tant de compositeurs qui, tel Webern par exemple, suivront ses traces. Je tiens à préciser que prochainement un nouveau disque consacré à la musique de Claude Debussy verra le jour pour, en quelque sorte, officialiser ma passion, mon amour pour ce compositeur qui est, avec Franz Liszt, l’un des plus importants de mon répertoire.
« Light » « (R)evolution », tous vos disques sont un merveilleux voyage qui mettent en miroir des œuvres, des compositeurs, des époques. Comment est né « Casta Diva » votre dernier disque et comment s’est opéré le choix des pièces de cet hommage à vos racines italiennes par le biais de sublimes transcriptions pour piano de grands airs d’opéra ?
C’est un projet qui me tenait à cœur car, au-delà de ce retour à mes racines italiennes, l’opéra est un merveilleux miroir de la société avec une dimension historique très prégnante. Par les sujets de la vie quotidienne dont il traite comme par les émotions qu’il véhicule, l’opéra parle à tout le monde. Contrairement à l’opéra allemand, les personnages principaux dépeints dans l’opéra italien ne sont pas des mythes et s’inscrivent donc dans une réalité dans laquelle tout le monde peut se projeter. Prenez Rigoletto ou le Barbier de Séville, ce sont des personnages auxquels le public peut facilement s’identifier ! Quant aux thèmes traités, ce sont ceux de tous les jours, peu importent les époques. Amour, passion, douleur, trahison, tristesse, violence… Il y a tout dans l’opéra. À l’époque, puisqu’il était impossible de monter un opéra en province, la transcription était un moyen de rendre cet art accessible justement aux provinciaux qui pouvaient entendre ces airs célèbres dans une salle de concert. Pour les pianistes, cet art de la transcription est également devenu une merveilleuse carte de visite, un moyen, pour Liszt par exemple, d’impressionner par des prouesses techniques et un piano qui prenait là une dimension très orchestrale. En cette année de pandémie où hélas beaucoup d’opéras qui devaient se monter n’ont pu voir le jour en raison de la fermeture des salles, je pensais que mettre en lumière à nouveau ces grands airs par le biais de transcriptions tombait à point nommé. L’opéra a d’ailleurs toujours fasciné les compositeurs du piano de l’époque romantique. Liszt et Chopin qui sont à l’honneur dans ce disque « Casta Diva » en ayant été les deux principaux artisans.
Entre « Rigoletto », « Norma » ou « Guillaume Tell », on retrouve dans ce disque beaucoup de transcriptions de Franz Liszt que vous évoquiez et qui était passé maître dans cet art. Plus que la transcription, peut-on dire que ces œuvres « revisitées » par les virtuoses romantiques que sont Liszt, Chopin ou Thalberg se transforment en œuvres à part entière ?
Tout à fait. Dans cet album il y a la transcription pure chant/piano mais également des pièces qui dépassent, comme avec Liszt et ses Réminiscences de « Norma » ou sa Paraphrase sur « Rigoletto », plus largement le simple cadre de la transcription pour devenir, comme vous le dites, des œuvres à part entière. Là, même si l’on s’inspire du thème que l’on retrouve dans l’opéra d’origine, on sort clairement de l’œuvre initiale pour se trouver face à quelque chose de nouveau dont le style n’est plus celui du compositeur d’origine mais celui que Liszt s’est approprié pour en donner une nouvelle couleur, une autre dimension. Dans l’approche harmonique, on est d’ailleurs, sur le thème de « Norma », plus proche de Wagner que de Bellini. Dans cette pièce, c’est toute la magie de Liszt et sa splendeur qui transparaissent.
Outre votre carrière de pianiste et une discographie déjà conséquente, vous êtes également cheffe d’orchestre. Était-ce la volonté de pouvoir élargir votre répertoire à la musique symphonique tout autant que le souhait de retrouver cette sensation lorsqu’enfant vous mimiez la direction des symphonies de Beethoven à la maison ?
Je me suis en effet intéressée très tôt à la direction d’orchestre afin de pouvoir approcher des œuvres du répertoire symphonique qui me fascinent, me passionnent et que mon piano seul ne me permettait pas d’aborder. Ce travail a été également l’occasion de pouvoir apprendre en profondeur une œuvre sans me limiter à la seule partition du piano. La direction d’orchestre m’a ouverte aux compositions de Mahler, Bruckner ou même Rossini. Forcément cette dimension symphonique est venue se greffer à mon jeu de piano, le faisant évoluer pour élargir mon champ des possibles musical. Diriger des musiciens lorsque l’on est habituée à se retrouver seule face à son piano est, là encore, un processus totalement différent qui vient s’inscrire dans une forme de globalité de tout ce qu’est la musique. Contrairement au piano, dans la direction d’orchestre, on communique beaucoup avec notre corps mais également avec notre cerveau. Il faut donc que tout soit parfaitement clair dans notre esprit afin de faire passer aux musiciens un message qui se doit d’être le plus structuré possible sans être figé dans la partition. L’instrument, quel qu’il soit, tout comme la direction d’orchestre ne sont qu’un moyen de faire passer sa propre vision d’une œuvre jusqu’à l’auditeur. C’est en cela que réside le véritable aspect créatif. Donner un sens à notre interprétation en étant convaincu de sa justesse.
On ne peut que déplorer un cruel manque de parité dans la direction d’orchestre avec trop peu de cheffes. Stéphanie-Marie Degand, violoniste et cheffe d’orchestre me précisait que selon elle que la parité devait être basée sur le talent et non sur une « obligation » de se dire « il faut absolument une femme cheffe d’orchestre ». Comment ouvrir la direction d’orchestre aux femmes sans sombrer justement dans une forme d’obligation et ainsi ouvrir la porte à une modification des choses en profondeur ?
Je pense qu’il y a des chefs d’orchestre médiocres tout autant chez les hommes que chez les femmes. L’aptitude à diriger n’est pas une question de genre ! Tout le monde n’est pas un génie dans son domaine et la parité devrait donc être respectée dans la direction d’orchestre comme ailleurs. Il est important de donner aux femmes la possibilité d’exister et de se développer comme cheffe. Cela passe effectivement par un changement des mentalités même si, heureusement, les choses ont tendance à un peu évoluer avec le temps. Laisser aux femmes la possibilité d’accéder aux directions d’orchestre sera l’occasion pour elles de rattraper ce temps perdu mais surtout de grandir dans un monde encore trop masculin. On a cette fâcheuse tendance à être beaucoup plus exigent avec les femmes pourtant, dans ce registre là également, il serait bon que la parité soit respectée.