Entretiens Musique

Trio Karénine, la nuit leur appartient !

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Pousser le registre émotionnel à son paroxysme, donner au sentiment un caractère extrême, qu’il s’agisse d’amour ou de souffrance, voilà bien la clé de voute d’une âme slave qui ne connaît pas la demi-mesure. C’est de cette âme slave dont le trio Karénine et son évidente référence à l’œuvre de Tolstoï, composé de Paloma Kouider au piano, Louis Rodde au violoncelle et la nouvelle venue, Charlotte Juillard au violon s’inspire pour, dans ses choix discographiques, mettre en perspective des compositeurs, des œuvres. Pour preuve, leur dernier né, « La Nuit Transfigurée » de Schönberg, s’avère une parfaite allégorie à la noirceur d’une vie rythmée par la pandémie, une musique d’urgence absolue et une magnifique déclaration d’amour où, bien avant le dodécaphonisme, on perçoit chez Schönberg les influences de Wagner et de Brahms. La nuit je mens…

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« La différence lorsque l’on travaille une œuvre contemporaine, c’est que l’on a le O6 du compositeur ! »

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Votre trio tire son nom du roman de Tolstoï publié en 1877, « Anna Karénine ». L’âme Russe, qu’elle soit littéraire ou musicale, c’est le côté extrême des émotions dans l’amour comme dans la souffrance. Dualité que l’on retrouve d’ailleurs dans ces deux couples que Tolstoï oppose dans « Anna Karénine ». La référence de votre trio, est-ce tout autant cette « âme » Russe que la dualité des choses que l’on oppose, que l’on met en perspective ?

Lorsque l’on choisit un nom, c’est généralement au tout début de l’aventure. Nous étions relativement jeunes puisque âgés de vingt ans et je crois que nous n’avions, à cette époque, pas encore cette lecture multiple, à la fois de l’âme Russe, du roman de Tolstoï ou encore de la question de dualité. En revanche, ce qui nous a incités à choisir ce nom, c’est avant tout l’idée d’une référence littéraire, étant tous les trois très épris de littérature, élément nécessaire dans nos vies comme dans notre travail d’interprète. Nous souhaitions que la perspective littéraire fasse partie intégrante de l’identité du trio dans une sorte de revendication. Le choix s’est assez rapidement tourné vers Tolstoï. Si « Anna Karénine » est certainement son roman le plus célèbre, l’idée n’était pas de s’identifier au personnage ni au répertoire Russe mais plutôt de se placer sous la férule de la pensée de Tolstoï, pensée qui se veut universelle puisque l’auteur brosse le portrait de personnages extrêmement complexes, très différents les uns des autres mais également à l’identité très marquée. Il expose en fait là une peinture de l’âme humaine, de ses passions, de ses tourments avec, au final, une forme de richesse qui s’avère une véritable source d’inspiration. Cette pensée universelle, on la retrouve dans la musique. Vous parliez de dualité et peut-être que les interprètes sont eux aussi des personnes à l’épaisseur psychologique qui fait lien avec les personnages du roman de Tolstoï. Cette dualité, on y fait énormément face dans la Musique de Chambre car, très vite, on se rend compte que les options musicales proposées par les uns ou les autres sont en fait souvent valables, tout dépend de la manière dont elles seront réalisées. Lorsque l’on tient énormément à une option musicale, il est d’ailleurs compliqué de s’avouer qu’une autre est également valable parce qu’elle ne nous est pas apparue comme évidente au premier abord. Je pense d’ailleurs que la solution à cette problématique, comme le disait notre maître et ancien altiste du quatuor Alban Berg, Hatto Beyerle, c’est d’aller voir de l’autre côté de l’arbre. Il y a tout cela dans cette référence à « Anna Karénine. »

Photo : Lyodoh Kaneko

Ravel/Fauré, Chostakovitch/Dvoràk, Schumann/Liszt/Schönberg… Votre parcours discographique semble lui aussi mettre en perspective des compositeurs. Est-ce ainsi que vous abordez vos choix musicaux où des compositeurs, des œuvres, mis en miroir, se répondent ?

C’est un rapport au disque qui nous plait beaucoup dans le sens où, entre le choix du programme d’un concert et d’un disque cela diffère énormément. Avec le disque, s’offre à nous la possibilité de choisir son propre parcours d’écoute, pouvant décider de passer des mouvements, d’aller d’une plage à l’autre bref de voyager un peu comme on le souhaite. Au concert, on débute par une certaine œuvre avant de passer au cœur du programme puis à cette fin, avec cette question quant à savoir avec quelle œuvre on souhaite que le public quitte la salle ou encore quel thème on désire qu’il garde en tête lorsqu’il sera de retour chez lui… Pour le disque, après un premier enregistrement consacré aux deux premiers trios de Schumann, nous nous sommes assez rapidement dirigés vers cette idée de miroir. Le dialogue entre les œuvres est en effet souvent source de richesse, notamment en raison du fait, comme vous le disiez, que les œuvres se répondent ; parfois parce qu’elles sont nées à la même époque mais également parfois tout simplement parce qu’elles se font écho. Il y a également ce pont que nous souhaitons instaurer entre les œuvres disons connues du répertoire et celles un peu plus dans l’ombre que l’on se plait à inviter dans la lumière comme ce fût le cas pour notre disque Fauré/Ravel/Tailleferre. Ce trio de Tailleferre n’était pas beaucoup enregistré et nous avions à cœur de le faire découvrir. Avec Weinberg, sur notre autre disque où figurent donc Chostakovitch et Dvorak, même si cette pièce a été jouée ces dernières années, elle a beaucoup moins été enregistrée que Chostakovitch. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Weinberg et Chostakovitch étaient très proches, se faisant relire mutuellement leurs œuvres et s’en dédiant même certaines. C’est tout ce dialogue entre les compositeurs qui nous semble important de faire passer au disque.

Liszt le virtuose souvent incompris, Schumann et sa musique perpétuellement sur le fil et qui, parfois, nous plonge dans un vertige ou Schönberg et sa divine « Nuit Transfigurée », comment s’est opéré le choix des œuvres de ce nouveau voyage discographique que vous nous proposez ?

Nous avions très envie d’enregistrer la « Nuit Transfigurée » dans sa transcription d’Eduard Steuermann. C’était vraiment le point de départ de ce projet discographique. Il s’agit d’une œuvre ensorcelante qui nous accompagne depuis de nombreuses années et qui s’avère un véritable défi déjà dans sa version originale en sextuor, mais peut-être encore davantage en formation trio. Ensuite, forcément, s’est posée la question de l’accompagner d’autres œuvres et nous nous sommes donc dirigés vers un programme entier consacré à la transcription avec, là encore, une fibre littéraire très forte. Que ce soit d’abord chez Schönberg évidemment où la « Nuit Transfigurée » est une forme de mise en musique du magnifique poème de Richard Dehmel. Ensuite Liszt dont « Tristia » est la transcription de la « Vallée d’Obermann » pour piano et une référence affirmée à l’œuvre d’Etienne Pivert de Senancour, « Obermann », cette espèce d’antihéros romantique dont le mal-être ne se calme qu’à la contemplation des montagnes Suisses. Et puis ce Schumann que nous aimons beaucoup avec ses « Etudes » en forme de canon transcrites par Theodor Kirchner et qui sont parcourues par cette fibre littéraire propre à Schumann qui a longuement hésité entre une vocation de poète et de compositeur. Tout cet arrière-plan littéraire s’entend dans ce programme ce qui lui donne une forme de narration qui prend naissance dans Liszt et se clôt avec Schumann.

Photo : Lyodoh Kaneko

Liszt, Schumann, Schoenberg… Vous avez donc choisi trois transcriptions pour trio qui sont le fil rouge de ce disque. La transcription, c’est un moyen de revisiter l’œuvre, de lui donner une nouvelle perspective ?

Je dirais même que quelque part, c’est faire naître une nouvelle œuvre. Il est important, en tant qu’interprète, de ne pas trop s’accrocher à la version originale. L’exemple le plus fort est sans doute celui de « La Nuit Transfigurée ». On peut être dans une forme de souffrance en écoutant le sextuor et cette fugacité impalpable qui nait avec les instruments à cordes, cette homogénéité des timbres avec deux violons, deux altos et deux violoncelles qui offrent une matière sonore incroyable. Avec l’arrivée du piano, on fait face à une toute autre problématique et, si l’on essaye de reproduire à tous prix la sonorité de l’œuvre originale, on s’y perd car c’est tout simplement impossible. Il faut donc accepter cette donnée, s’en inspirer et trouver d’autres couleurs qui apportent autre chose à l’œuvre, au poème et s’en satisfaire. 

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Cette nuit transfigurée que nous vivons depuis un an avec ces confinements successifs, ces restrictions, ce monde de la culture à l’arrêt… donne une résonnance encore plus forte au choix de l’œuvre de ce disque. Cela a-t-il influé sur l’enregistrement qui portait un réel message en adéquation avec la réalité de notre monde ?

Je pense que dans cette période extrêmement critique, qui peut être perçue comme moribonde pour entre autres la culture, nous nous retrouvons un peu dans un tunnel. On s’est battus pour que cet enregistrement puisse avoir lieu au mois d’août, à Mons. L’idée d’avoir ce projet, de le mettre sur pied, au départ un peu péniblement, nous a permis d’être suspendus à quelque chose. On sait de surcroît combien l’enregistrement d’un disque demande le meilleur de nous-mêmes et c’était donc là également une manière de maintenir notre niveau instrumental, question qui se pose forcément avec tous ces mois de silence et cette absence de concerts. Il y a eu ce bonheur de l’enregistrement puisque quand les choses sont rares, elles sont d’autant plus précieuses. L’autre élément qui a rendu cet enregistrement très fort, très marquant, c’est qu’il symbolisait également notre dernier projet avec la violoniste Fanny Robilliard qui a choisi, après cinq très belles années passées ensemble, de se lancer dans d’autres aventures musicales.   

Comment abordez-vous l’enregistrement ? Est-ce un passage vers le concert ou une quête d’une interprétation comme d’un son qui tend vers cette recherche de perfection ?

L’enregistrement, c’est vraiment une occasion. On dit que c’est une manière de fixer un moment précis, une certaine conception des œuvres qui peut évoluer avec le temps. Je pense que c’est un ferment actif de la pensée que l’on peut avoir sur les œuvres et de notre travail, tel un d’aboutissement. Je vois cela comme un maillon extrêmement important auquel on se prépare différemment que pour un concert. C’est également l’occasion, grâce aux conditions qui sont présentes lors d’un enregistrement, de composer avec divers paramètres. Le temps, le lieu, les personnes qui nous entourent… Tout cela pour tendre vers un son idéal.

Le trio, c’est l’osmose de trois individualités. Lorsque l’on change l’un des musiciens qui forme ce trio, comme ce fût le cas dernièrement avec, comme vous l’évoquiez, l’arrivée de la violoniste Charlotte Juillard, comment parvient-on à recréer cette unité nécessaire ?

Ça dépend premièrement de la personne qui arrive dans le groupe ; en l’occurrence Charlotte est une collègue de longue date puisque nous avons fait nos classes de Musique de Chambre ensemble. Lorsqu’elle était premier violon du Quatuor Zaïde, nous avons rencontré, au sein de la European Chamber Music Academy, Hatto Beyerle dont je parlais tout à l’heure, et avons donc reçu la même culture esthétique, une certaine approche de la Musique de Chambre avec des techniques, un pragmatisme nécessaire par moment afin que le groupe évolue dans le bon sens. La personne qui arrive comme cela au sein d’un trio renouvèle forcément le groupe et apporte une fraîcheur dont il est important de se nourrir.   

Photo : Lyodoh Kaneko

Vous vous êtes également intéressés au répertoire contemporain. Est-ce là le souhait d’une interaction avec le compositeur dans un échange qui permet de réellement comprendre l’œuvre là où généralement, dans le répertoire de la musique classique, on a bien souvent que le texte, aussi détaillé puisse-t-il être ?!

La différence lorsque l’on travaille une œuvre contemporaine, c’est que l’on a le O6 du compositeur ! Sincèrement, cela arrive souvent que l’on ait des questions sur la notation du texte. Généralement, on prend connaissance de l’œuvre et je sais que j’ai rapidement envie d’appeler la compositrice ou le compositeur afin de vraiment comprendre ce qu’est son idée musicale, entrer dans son univers. Je relisais le discours musical de Nikolaus Harnoncourt. Dans sa préface, et on devrait se le répéter bien plus souvent, il rappelle combien l’interprétation de la musique de notre temps est essentielle et à quel point, dans les siècles passés, les musiciens s’occupaient davantage de la musique de leur époque bien plus censée répondre à leur propre évolution et à leur langage que la musique des siècles passés. Je trouve que c’est hélas une priorité que l’on a perdue et qui, pourtant, me semble capitale. 

Au-delà de votre attirance pour le répertoire contemporain, pensez-vous qu’il soit presque de l’ordre de la mission pour tout musicien de faire rayonner nos compositeurs actuels et sortir d’un répertoire qui, malgré son étendue, tourne généralement presque toujours autour des mêmes œuvres ?

On peut appeler cela une mission même si je pense que cette curiosité pour la musique de notre temps devrait être naturelle. C’est un moyen de voir le rapport avec notre instrument comme avec la pensée des compositeurs évoluer, ce qui était très prégnant à l’époque de Beethoven par exemple qui a grandement participé à faire évoluer la conception du piano. Il y a cette interaction entre les idées des compositeurs, l’instrument, l’interprète dans une forme de triptyque essentiel.

Photo : Lyodoh Kaneko

Vous êtes l’une des fondatrices de l’association Esperanz’arts qui organise des concerts dans les écoles, les hôpitaux, les prisons, les centres d’accueil pour sans-abris… Même si les concerts sont actuellement en suspens, pouvez-vous nous parler de ce merveilleux projet où ce langage universel de la musique s’invite dans des lieux loin du cliché qui, chez certains persiste, des salles de concerts guindées et d’un monde qui ne serait pas pour eux ?

C’est un magnifique projet que j’ai rejoint à sa création en 2012 et qui avait été initié par la violoniste Alexandra Soumm et l’altiste Maria Mosconi. L’idée est vraiment de jouer pour les personnes démunies. Chose formidable, nous avons très vite compris que nous apportions la musique dans des endroits où elle n’a pas toujours sa place mais également que ces publics nous apportaient énormément. Ce sont des expériences très fortes qui demandent parfois de s’adapter à ces publics et d’être dans un dialogue extrêmement humble où le narcissisme n’a pas sa place. Il y a toujours un temps consacré à l’échange après nos concerts et j’ai entendu des commentaires ou des idées après par exemple des interprétations d’Impromptus de Schubert et de Chopin qui m’ont énormément émue. Ces rencontres sont une charge émotionnelle très forte qui nous permet de nous resituer dans l’essentiel comme d’avoir un autre regard sur la fonction d’interprète.

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Pensez-vous que le monde de la musique classique véhicule encore certaines images d’Épinal que, justement, il serait bon de dépoussiérer ?

Je pense qu’on ne fera jamais assez pour la démocratisation de la musique classique. Au-delà du fait qu’il y a effectivement des idées reçues, la musique classique prend une forme dont un public démuni se sent exclu. En revanche, ce que l’on remarque c’est qu’elle est universelle et accessible à tous. La mission d’Esperanz’arts est donc de diffuser cette musique au plus grand nombre et partout où il est possible de le faire. Par l’émotion qu’elle véhicule, on se rend compte que cette musique classique peut réellement participer à reconstruire des personnes en détresse.

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