Forcément, si je vous dis black metal, vous allez, au mieux, y voir d’évidentes références au satanisme et, au pire, à des actes sordides ayant conduit, en Norvège, à l’incendie de plusieurs églises, à des suicides ou des meurtres. Cette mouvance extrême du metal qui s’est, au début des années 90, distinguée dans la rubrique « faits-divers », n’en demeure pas moins musicalement un genre où l’extrême violence sonore en devient hypnotique, prenant l’allure d’une véritable quête initiatique au plus profond de l’âme perdue. Bien loin des clichés et du culte luciférien, « Regarde les Hommes Tomber », quintet nantais, propose avec son troisième album, « Ascension », un voyage sombrement jouissif, parfaite allégorie musicale d’un monde en proie au chaos. Tony, guitariste et compositeur du groupe, nous livre son œuvre au noir !
« Contrairement au death, au trash, bref au metal extrême, il y a toujours eu une sorte de manifeste dans le black metal. »
« Regarde les hommes tomber », un nom qui fait figure de parfaite allégorie à la situation que notre monde vit depuis des mois maintenant !
On traverse effectivement une période très difficile, complexe, frustrante pour les musiciens en général et pour nous en particulier qui avons sorti notre nouvel album juste avant ce confinement. Le premier concert pour la promotion du disque a été annulé alors que nous nous trouvions déjà sur place. Au-delà du fait que je sois heureux de ne plus habiter à Paris, ce qui m’a évité un confinement dans un lieu clos, j’ai la désagréable impression que l’on réduit nos libertés individuelles de jour en jour. Cette crise n’a fait que renforcer la défiance que j’avais déjà à l’égard des journalistes comme des politiques. Je pense que c’est le cas pour beaucoup de français. J’écoutais justement la radio avant notre entretien et j’avoue que certains propos me font bondir. La culture passe, comme d’habitude, au dernier plan et, même si hélas cela n’a rien d’étonnant, je trouve ça particulièrement triste.
Le pire, c’est qu’on ne voit pas vraiment la lumière au bout du tunnel, incapable de savoir par exemple si les gros festivals prévus en 2021 pourront ou non avoir lieu !
Avec cette sortie d’album, beaucoup de dates étaient calées et, après le confinement, nous avions espoir que les concerts reportés puissent se tenir à la rentrée, en septembre, et puis là, nouvelle désillusion. Nous sommes quand même parvenus à nous produire devant un public assis ce qui enlève 50% de la frustration. Je dois néanmoins avouer vivre assez mal le fait de jouer dans de telles conditions, vaste débat que nous avions autour de ce sujet avec les membres du groupe cet après-midi. Nous sommes d’ailleurs très partagés sur la question. Sur scène, jouer devant des gens assis et qui te regardent sans pouvoir bouger, c’est pour le moins étrange, voir pourri !
Tu expliquais dans une interview : « Je vais toucher le fond pour revenir avec quelque chose de beaucoup plus époustouflant. » Penses-tu que ce schéma pourra s’adapter à notre société ?
J’ai tendance à être assez positif en général. Il suffit de regarder toutes les crises politiques ou encore les épidémies que l’on a connues par le passé pour se dire qu’il faut garder espoir. Après, cette situation révèle des failles et je trouve flippant que l’on ait suivi les mesures de confinement instaurées par les chinois pour tenter d’endiguer la propagation du virus en Europe. J’ai la désagréable impression que l’on navigue à vue sans aucune réflexion.
Pour revenir à des considérations plus musicales, si tu devais, pour tous les novices, définir en mots ce qu’est le black metal ?
Vaste question ! Je dirais que même si la première vague de black metal a débuté dans les années 80, ce qui a popularisé le genre, c’est la seconde vague norvégienne. Contrairement au death, au trash, bref au metal extrême, il y a toujours eu une sorte de manifeste dans le black metal. Des codes ont été posés dès le départ avec des règles à respecter. On a d’ailleurs pu voir ce qu’il s’est passé en Norvège avec des actions quasi terroristes. Le black metal, c’est aussi et d’abord une ambiance particulière, sombre, sataniste ou pas, même si cela fait un peu cliché de dire ça ! Dans le metal extrême, c’est vraiment pour moi le style qui véhicule le plus d’émotions. Cela va bien au-delà de la simple démonstration technique musicale et fait appel, qu’on le veuille ou non, au divin.
Il y a un aspect très sombre, extrême, très fin du monde dans le black metal mais également une ambiance fortement hypnotique, atmosphérique…
Le black repose sur des accords particuliers propices à ce côté hypnotique. C’est également dû au fait de répéter un riff de manière lancinante, sur une longue durée. Le black est pour moi un style qui appelle à la transcendance. Il y a un aspect personnel, très sombre et très émotionnel que tu mets dans ta musique.
Pour beaucoup, black metal = satanisme et des actions extrêmes comme des incendies d’églises auxquelles tu faisais référence par exemple. Que réponds-tu à ceux qui ne voient pas plus loin que ça ?
Par nature, il est sûr que le black metal est un style provocateur. Je trouve ça bien, dans une période où l’on essaye de tout lisser, que le black garde justement ce côté extrême. La saveur du danger fait partie intégrante de cette musique mais il ne faut pas non plus résumer le black qu’à ça ! Certains groupes ne parlent que de la nature par exemple. Le black, c’est un côté traditionnel et, même si le genre est né dans les années 80, 90, l’écoute des albums te fait plonger dans un temps lointain, passé. Personnellement lorsqu’adolescent j’écoutais des albums de black, j’avais l’impression d’aller me promener seul, la nuit, dans la forêt. C’est un réel cheminement.
C’est ce côté voyage, périple musical qui, tout autant que son aspect extrême, t’a attiré vers le black metal ?
Totalement et je ne pense pas que je sois le seul dans ce cas. Auparavant, le black metal était énormément basé sur la haine, sur une revanche vis-à-vis de la société, une partie très sombre de l’humain que l’on transcrivait musicalement. Moi, même si cela fait un peu hippie de dire ça, j’y suis arrivé, par le côté voyage, atmosphérique, une sorte de quête initiatique. Ado, j’écoutais du death, du metal extrême et, à travers le groupe ukrainien Drudkh, j’ai été fortement attiré par ce voyage atmosphérique qui m’a fait plonger les deux pieds joints dans ce style musical.
Le black metal, c’est aussi un côté visuel très marqué avec des pochettes pleines de significations. Concernant le artwork « d’Ascension », est-ce le feu des enfers avec l’arrivée de Lucifer ou chacun doit-il se faire sa propre interprétation ?
À chacun d’en faire sa propre interprétation. On peut effectivement y voir l’arrivée de Lucifer aux enfers mais également la symbolique du feu, ce feu intérieur de la volonté. C’est un élément très important avec, là encore, une fonction initiatique puisque dans l’ancien temps, c’était souvent autour du feu que le chef du clan parlait, que les gens se retrouvaient pour y puiser ce côté justement hypnotisant des flammes dans la nuit. On trouvait que cette pochette était une bonne évolution par rapport aux deux précédentes. Après, comme ce n’est pas nous qui dessinons, il est parfois un peu complexe de réellement projeter nos intentions par mail avec les graphistes.
Comment se déroule justement le travail avec le binôme Fortifem qui s’est chargé des deux dernières pochettes de vos albums ?
On leur envoie des idées et, ensuite, ce sont des allers-retours pour faire évoluer la chose. Pour « Ascension », Fortifem avait déjà une idée préconçue à laquelle on a adhéré. Le seul hic, c’est qu’on a dû travailler cette pochette très rapidement. Elle a été réalisée en quelques jours et cela nous laisse forcément un goût d’inachevé car nous aurions aimé pouvoir aller plus loin dans la symbolique.
De votre premier album éponyme à « Exile » et enfin « Ascension », on est là face à un véritable triptyque musical. Comment, au-delà de chaque album pris individuellement, avez-vous abordé l’œuvre et son côté évolutif dans son ensemble ?
Je pense que l’on se laisse volontairement pas mal de libertés dans la conception de chaque album mais que l’on revient inconsciemment vers quelque chose qui est de l’ordre d’une certaine unité quand, effectivement, tu écoutes les albums les uns après les autres. J’ai personnellement beaucoup plus composé sur « Ascension », ce qui amène forcément quelque chose de nouveau même si après, comme on bosse tous ensemble, la pâte de « Regarde les Hommes Tomber » s’imprime inéluctablement. Pour cet album, je crois simplement que, déjà, on était contents de réussir à composer de nouveaux morceaux. Depuis la création du groupe, on ne s’est en effet jamais fait de plan de carrière, avançant à l’aveugle. Avec « Ascension », on souhaitait, le batteur et moi, se tourner vers quelque chose de plus extrême, de plus rapide au niveau du tempo. J’ai composé tous les riffs en son clair à la guitare et ce n’est qu’une fois en studio que Jean-Jérôme, l’autre guitariste du groupe, a amené tous les effets et les arrangements que tu retrouves sur l’album.
Plus que d’albums, peut-on parler quand même de cycles car c’est ce qui ressort à l’écoute des trois disques à la suite ?
On n’a pas forcément le recul nécessaire pour en juger. Bien sûr, on s’est cherché en tant que groupe et, aujourd’hui, on pense avoir trouvé un style « Regarde les Hommes Tomber » qui, bien qu’évoluant au fil des trois albums, garde quand même un univers particulier, une empreinte. Avec « Exile », on avait un peu peur de se répéter et donc, pour ce troisième album, on voulait marquer quand même une certaine différence. Cela me fait plaisir que tu parles de cycles car ça signifie que l’objectif a été accompli. Ça me fait prendre conscience du fait que, d’ailleurs, je n’ai jamais écouté les trois albums d’affilée…
Tu devrais car franchement je l’ai fait et on est là dans un véritable voyage initiatique malgré les cinq années qui ont été nécessaires entre la sortie de « Exile » et « d’Ascension ». Comment d’ailleurs expliquer une si longue gestation ?
On a fait énormément de concerts avec « Exile » et passé beaucoup de temps sur les routes. À l’époque, il faut dire aussi que je vivais à Paris et qu’il était donc beaucoup plus compliqué de se voir pour répéter. Je dois aussi avouer que j’ai un peu ralenti le processus de création de ce troisième album que je souhaitais vraiment mûrir alors que les autres membres du groupe auraient aimé sortir quelque chose plus tôt. J’avais cette envie de prendre le temps, comme à la naissance de « Regarde les Hommes Tomber », de nous retrouver et de travailler les morceaux tous ensemble dans notre local. Un titre comme « Au Bord du Gouffre » qui clôture l’album a été très long à écrire, un véritable enfer, avec pas mal de discussions houleuses entre nous et, étonnement, depuis la sortie « d’Ascension », c’est la compo dont on nous parle le plus ! À un moment, on hésitait même à la jouer en concert de peur que cela nous remémore tous ces moments d’hésitation, d’embrouilles entre nous.
Tu évoquais les concerts. Il y a un véritable côté narratif dans vos morceaux. N’est-ce pas trop compliqué justement de penser une setlist avant de préparer un concert pour garder une homogénéité globale même en live ?
Nous avons dû faire une setlist de 40 minutes pour le live streaming du Hellfest cet été et l’on a donc dû se pencher sur la question du difficile choix des morceaux à sélectionner. Comme cela a très bien fonctionné, nous avons donc juste ajouté quelques titres supplémentaires pour nous retrouver avec quelque chose de très homogène pour nos concerts. Comme on risque avec cette situation de la Covid de devoir proposer des lives devant des personnes assises, on aimerait pouvoir jouer dans des lieux spéciaux, atypiques, comme un couvent par exemple. Nous souhaiterions aborder les choses de manière un peu plus théâtrale avec un fil rouge, une véritable expérience scénique à proposer au public. On va tenter de renforcer un peu plus encore cette unité, cette homogénéité tout en nous accordant quelques pas de côté.
Toutes vos paroles sont écrites par Enok. Mythologie biblique, création du monde… Comment sont choisis les thèmes abordés et comment se passe le processus d’écriture avec Enok ?
Sur le premier album éponyme, on était partis sur une réinterprétation de textes bibliques. Enok est un ami et je savais qu’il écrivait des paroles en anglais. Nous lui avons donc proposé un axe global inspirant et, à partir de là, il s’est lancé dans l’écriture. Sur « Ascension », il a vraiment écrit des paroles spécifiques en se basant sur les musiques uniquement et les messages qui avaient été véhiculés sur les albums précédents. Dans sa conception des choses, il voulait une globalité du projet, une unité et, pour cela, il avait besoin de tous les titres qui allaient composer cet album. Ça a été un peu compliqué pour Thomas notre chanteur puisque Enok a terminé l’écriture complète des textes un mois seulement avant l’enregistrement en studio de l’album. Ce que l’on a toujours aimé avec « Regarde les Hommes Tomber », c’est que les gens puissent se projeter au travers de notre musique et il est génial qu’au sein même du processus créatif, on ait quelqu’un qui ne soit pas dans la musique, qui ne participe pas aux répétitions et, pourtant, qui s’approprie tout notre univers pour faire naître les paroles des morceaux. Enok est le sixième membre du groupe, le membre caché. Sur cet album, on a pour la première fois un texte en français et Thomas, notre chanteur, s’est senti beaucoup plus à l’aise sur ce titre. Il se peut donc que dans l’avenir, on ait plus de morceaux en français.
Au départ, le groupe répétait dans des lieux assez sombres et il se trouve que vous avez gardé cet aspect dans vos lives principalement éclairés à la bougie. C’est là un moyen de mettre le public dans l’atmosphère la plus en phase avec ce que dégagent vos morceaux ?
C’est exactement ça. On restera toujours sur quelque chose d’assez brut même si l’on essaye d’affiner la mise en scène. On souhaite faire ressentir au public cet univers qui était le nôtre au début du groupe lorsque nous répétitions avec des bougies. Il est aujourd’hui nécessaire pour nous de jouer dans ces conditions, c’est une porte d’entrée vers notre musique. Ce qui est compliqué, c’est que, pour des raisons de sécurité, certaines salles n’acceptent pas que tu joues avec du feu sur scène. C’est toujours d’âpres négociations ! D’autres groupes ont également opté pour cette ambiance donc nous aimerions pousser la chose encore un peu plus loin afin de vraiment avoir notre propre univers.
Dernière question, pour celles et ceux qui voudraient découvrir un peu plus en profondeur ce qu’est le black metal, quels sont les trois albums, véritables pierres angulaires du genre, que tu conseillerais en dehors du triptyque de « Regarde les Hommes Tomber » ?
Je vais te citer les albums qui m’ont marqué pendant mon adolescence. Donc, forcément, Emperor avec « In the Nightside Eclipse », leur premier album. « De Mysteris Dom Sathanas » de Mayhem qui résume bien la scène norvégienne de cette époque et son côté très extrême. Pour finir Drudkh, groupe de black metal ukrainien donc, qui chante des paroles d’un poète ukrainien du 19e siècle. On y retrouve des mélodies très différentes, des gammes slaves. L’album « Blood in Our Wells » est un chef-d’œuvre absolu.
À très bientôt dans un couvent alors !
On l’espère…