Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France se lance dans un vaste programme de (re)construction afin de pallier, dans l’urgence, le déficit de logements. C’est la naissance des grands ensembles qui, en périphérie de Paris, sortent de terre les uns après les autres. Aujourd’hui, ces « cités » sont pour beaucoup devenus des zones de non-droit où le chômage et le total manque d’accompagnement social laissent une population à l’abandon. Malgré les milliards investis pour la réhabilitation, rien ne change et on se demande la raison pour laquelle l’Etat ne prend pas à bras- le-corps un problème qui, un jour ou l’autre, finira par lui exploser au visage. Historien, membre du Conseil scientifique du ministère de l’Écologie, du développement et de l’aménagement durable (MEDAD) et auteur, entre autres, de « Le temps des HLM 1945-1975 : La saga urbaine », Thibault Tellier nous explique les raisons de ce marasme sociétal.
« Le programme ANRU est de 40 milliards d’euros et, en même temps, des gens doivent monter leurs courses par un treuil car les ascenseurs ne fonctionnent plus. C’est cela qui doit interpeller ! »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’heure est à la reconstruction. A-t-on trop construit et trop vite ?
Nous n’avons construit ni trop, ni trop vite. Il faut comprendre qu’à l’époque, l’impératif était l’urgence. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France cumulait trois déficits. Tout d’abord un déficit du bâti, car le pays n’avait pas assez construit pendant le siècle précédent. Le second déficit était dû à la destruction massive des habitations, conséquence des bombardements de la guerre. Enfin, troisième point, nous connaissions un déficit résultant des débuts du baby-boom qui a nécessité la construction de plus de logements. En 1948, on estimait que les besoins en logements nécessaires étaient de l’ordre de cinq millions. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France avait fait le choix de la reconstruction industrielle avant celle du logement, qui n’a débuté que vers 1948.
Comment est née, dans l’esprit des architectes de l’époque, l’idée de grands ensembles ou barres d’immeubles ?
Au départ, ce n’est pas vraiment ce que l’on aurait souhaité faire. On ne voulait pas de collectif, même si des réflexions avaient été menées dans ce sens par un architecte comme Le Corbusier. Le grand ensemble est né d’une contrainte économique. Construire rapidement et à peu de frais ! L’idée s’est imposée car on a opté pour la préfabrication. Le grand ensemble, c’est le taylorisme et le fordisme dans la dimension de l’habitation.
Y a-t-il, dès le départ, une certaine volonté « ségrégationnisme » en faisant sortir de terre des barres d’immeuble en périphérie des villes comme le pensait Engels dans son ouvrage « La question du logement » en 1872 ?
C’est une lecture que l’on retrouve dans la sociologie marxiste. Je pense qu’il ne faut pas mélanger les causes et les conséquences dans la construction de ces grands ensembles. Il n’y a pas de projet ségrégationniste en fonction des couches sociales, mais une question de disponibilité au niveau du foncier. À hauteur de ville, il est rare de trouver la place pour construire des grands ensembles. A contrario, Sarcelles est un endroit de marécages, le terrain n’est donc pas cher. On rachète à bas prix et on construit. En revanche, cette situation, d’un point de vue social, créé de la ségrégation, mais c’est une conséquence. Après, s’installe une ségrégation due à l’accessibilité des grands ensembles. Très vite, les habitants de ces quartiers ont eu le sentiment d’être relégués. Les gens qui viennent habiter dans ces immeubles sont des déracinés qui ont l’impression d’avoir été mis de côté. On a des récits d’habitants qui racontent qu’ils arrivent avec des bottes car le ciment n’est pas encore sec. Ces femmes, ces hommes sont loin de tout commerce et des moyens de transport nécessaires pour se rendre sur leurs lieux de travail. De cette situation naît effectivement un sentiment de ségrégation.
Ces barres d’immeuble étaient-elles le symbole, au départ, de l’accessibilité à la propriété pour la classe ouvrière ?
En 1948, Eugène Claudius-Petit, qui est proche de la Résistance, est en charge de ce dossier. L’idée est que, parmi les gens les plus modestes, certains doivent avoir accès à la propriété. Il ne faut néanmoins pas penser que les grands ensembles sont conçus comme une réponse à la propriété. C’est quelque chose de transitoire car cela ne répond pas à l’aspiration des Français qui, dans l’absolu, souhaitent devenir propriétaire d’un pavillon individuel. Il fallait en passer par le grand ensemble pour que les gens épargnent et aillent ensuite vers le pavillon. On va d’ailleurs suggérer aux habitants de ces grands ensembles d’en sortir à moyen terme pour laisser la place à d’autres.
En 1959, lorsqu’est voté le plan de rénovation de Paris avec, au départ, un objectif social, est-ce également pour les pouvoirs publics le désir de « développer la production de logement bourgeois au centre et celle de logements populaires à la périphérie » ?
Cela renvoie à la littérature de l’extrême gauche selon laquelle les pouvoirs publics souhaitaient garder les plus aisés dans Paris et se débarrasser des plus démunis en banlieue. Si les gens les moins aisés partent effectivement de Paris intra muros, c’est d’abord (déjà à l’époque !) une question de cherté du loyer. Effectivement, la rénovation urbaine a pour effet collatéral de chasser les plus modestes des centres-villes. C’est encore souvent le cas aujourd’hui. En quoi l’arrêté d’octobre 1968 qui contraint les organismes HLM à faire entrer un contingent important de « mal-logés » (30 %) dans leur parc immobilier va-t-il exacerber les tensions ? En 1965, l’état observe un virage assez fort qui consiste à dire que ceux qui sont dans les HLM ne sont pas ceux qui devraient s’y trouver. On a logé en 1948 des Français qui ont pu épargner dans le but d’accéder à la propriété, il n’est donc pas normal qu’ils se trouvent encore dans ces grands ensembles alors que certains sont mal logés et en situation de transit. Il s’opère alors un transfert des mal logés vers les HLM Cette situation a quelque peu exacerbé les tensions car on a réduit les crédits d’accompagnement social à partir des années 1970. On voit alors apparaître des gens avec des difficultés sociales au sein de ces grands ensembles, logements qui connaissent déjà des problèmes de dégradation au niveau des bâtis. Les pouvoirs publics sont bien évidemment au courant des problèmes de ségrégation qui vont encore s’accélérer en 1974 avec l’arrivée des immigrés dans les HLM. Ces derniers qui sortent des bidonvilles ne bénéficient que de très peu de mesures d’accompagnement social et sont laissés le plus souvent à leur propre sort. Peu à peu, un climat délétère s’installe en région parisienne tandis qu’une montée du racisme s’installe en France.
Pour quelles raisons ces zones d’habitation sont-elles, au fil du temps, devenues des « ghettos » à l’abandon ?
La crise qui touche la France en 1974 avec le premier choc pétrolier est minimisée. On pense que la situation économique va rapidement retrouver son cours normal, ce qui est faux ! Cette crise économique ne fait qu’accroître les tensions déjà existantes dans des cités où, parfois, le taux de chômage commence à atteindre des records. Même si l’on ne peut pas reprocher aux pouvoirs publics de mettre les gens des bidonvilles dans les HLM pour une condition quand même meilleure, on peut par contre déplorer le manque de social mis en œuvre dans ces quartiers. Si l’Allocation Pour le Logement est une chose positive sur le papier, le revers de la médaille est que ce système a fixé définitivement des gens dans le locatif, y compris dans le locatif dégradé. Il faut savoir que les premiers programmes de réhabilitation des grands ensembles commencent en 1975. Depuis, nous connaissons des programmes successifs d’aide à la réhabilitation. Je ne pense pas, comme on le laisse entendre trop souvent, que l’on ait décidé peu ou prou d’abandonner ces grands ensembles. Là où l’on doit s’interroger, c’est plutôt sur les programmes d’entretiens de ces copropriétés qu’on a laissé se dégrader au fil du temps. Le programme ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) est de 40 milliards d’euros et en même temps, à Clichy-Sous-Bois par exemple des gens doivent monter leurs courses par un treuil car les ascenseurs ne fonctionnent plus. C’est cela qui doit interpeller !
La détérioration de l’urbanisme des HLM de banlieues est-il le symbole de la détérioration des conditions d’existence de la classe ouvrière ?
Tout à fait ! Les deux sont corrélés et c’est la raison pour laquelle je suis perplexe. Il ne faut pas dissocier l’urbain et le social. Un encadrement humain est à mon sens primordial. Dans le programme ANRU, on a dissocié le bâti urbain de l’accompagnement des populations. On a pris une partie de l’argent de la cohésion sociale pour la rénovation urbaine. Si tous les habitants d’une cité restent sur place faute d’emploi et de moyens, on peut reconstruire dix fois l’immeuble, il se dégradera toujours aussi vite. La plupart des grands ensembles avaient des gardiens, cela a été enlevé dans les années 1970 car on ne pouvait plus les payer. C’est la même chose pour l’entretien des ascenseurs. Il y aussi un véritable manque d’imagination en terme urbain. La question que l’État doit notamment se poser aujourd’hui, c’est : Est-on prêt à confier la gestion urbaine de proximité à des associations de résidents ? Est-on prêt à ce que le développement communautaire soit un principe d’action publique ? Aux USA et en Grande-Bretagne, ils pratiquent le développement communautaire et cela fonctionne. À Lille, où je travaille, nous avons un quartier assez dur, Lille Sud. Martine Aubry et la municipalité lilloise ont souhaité y implanter un grand centre social au milieu du quartier. Sur le principe, c’était très bien sauf qu’aujourd’hui, ce centre social n’est utilisé que partiellement faute de crédits suffisants en provenance des services de l’état ! La rénovation urbaine ne peut donc tout résoudre. C’est certes plus spectaculaire d’inaugurer une tour d’immeuble rénovée que de mettre des crédits qui ne se voient pas dans l’amélioration des relations humaines au quotidien. Trop souvent, le non visible, l’ordinaire passe à la trappe. Il est particulièrement choquant par exemple d’entendre l’association des professionnels de santé de Stains et de Pierrefite en Seine Saint Denis affirmer que dans ce type de territoires nous sommes au bord de la crise sanitaire. Nous sommes en 2012 !
Aujourd’hui, on pense la cité comme un espace « en marge de la République », constitué de « zones de non-droit ». La politique et plus précisément les présidents successifs depuis les années 1980 ont- ils laissé ces lieux à l’abandon et pourquoi ?
Depuis 1974, on met en place sans discontinuité des programmes de réhabilitation. En revanche, a-t-on mesuré l’ampleur de la question, je pense que non ! En 1988, lorsque l’on repositionne la politique de la ville avec Michel Rocard, on tente de relancer la machine. Il n’y a donc pas abandon des cités, mais une politique publique qui n’a pas fonctionné. Parfois, on est à la 5e réhabilitation du même immeuble. C’est pour vous dire le coût ! Le but d’une politique publique est d’améliorer les choses à long terme et cela n’a pas été fait ! L’ANRU n’y a rien changé malgré les milliards dépensés. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’une effusion générale aujourd’hui dans les cités, tout simplement car nous n’avons pas suffisamment appréhendés, je pense, la portée de révolte sociale que contient le message délivré par certains habitants. Il faut donc en revenir à une approche globale en prenant davantage en compte par exemple les questions d’éducation. À mon sens l’éducation nationale ne joue pas assez son rôle dans la transformation de ces quartiers. On met toujours par exemple les professeurs les plus jeunes dans les zones les plus sensibles ou encore des personnes qui n’ont jamais enseigné. Tant que l’on ne prendra pas davantage en compte les préoccupations sociales de ces cités, rénover le bâti ne servira à rien ! Dans le contexte actuel il est urgent que les candidats à la Présidentielle se saisissent réellement de cette question. Les banlieues disposent pourtant d’un potentiel encore peu exploité comme par exemple une population jeune supérieure à la moyenne nationale.