« Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Cette citation, extraite de l’ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, a certainement servi de leitmotiv à Edmond Kaiser pour fonder, en 1959, son association éponyme. Droits des enfants, lutte contre leur exploitation ou alphabétisation dans les pays pauvres, Terre des hommes se bat pour défendre les droits sociaux, économiques et culturels. Didier Prince-Agbodjan, président de la branche française de l’association, nous parle du combat quotidien de cette ONG, au cœur d’une société mondiale où les disparités sont hélas de plus en plus flagrantes.
« Exigeons les droits fondamentaux pour construire un État social convivial ou abdiquons au profit de sociétés inégalitaires savamment entretenues… »
Pourquoi avoir choisi le titre d’un ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry pour nommer votre association ?
Le fondateur franco-suisse du mouvement Terre des Hommes, Edmond Kaiser (1914-2000), perpétuel indigné par l’inhumanité des gens, particulièrement au regard de la détresse des enfants, voulait mobiliser toute personne et groupe de personnes pour constituer un réseau d’engagement dans le sens merveilleusement perçu par Antoine de Saint-Exupéry, notamment à travers son œuvre Terre des Hommes. Pour mieux comprendre l’option de Kaiser, il est important de rappeler que ce dernier portait un regard assez critique sur les organisations humanitaires en voie de professionnalisation presque industrielle, les assimilant à des « machins », empruntant le vocable au président De Gaulle qui nommait ainsi l’ONU. Aussi, Kaiser, dans une alternative au modèle organisationnel naissant de l’humanitaire, avait-il préféré un mouvement, une aventure d’action au nom des sens et valeurs humains, en privilégiant une approche centrée tant sur les enfants-personnes que sur les personnes engagées à leur égard en responsabilité individuelle. Kaiser avait voulu donner un corps social large à l’humanisme engagé au service des enfants, dont Saint-Exupéry avait donné le ton le plus abouti, surtout en évoquant avant l’heure une expression heureuse de l’aventure mondialiste, aventure de responsabilité et solidarité au-delà des diverses frontières et barrières imaginaires dont celles naturelles. Kaiser n’avait donc pas hésité à demander à la veuve d’Antoine de Saint-Exupéry le droit de constituer autour de cette idée de la Terre des Hommes, une aventure mondiale d’engagements libres et responsables dans la relation directe aux enfants en détresse. Terre des Hommes devint ainsi une aventure d’engagements divers, ici ou là, faisant éprouver dans la responsabilité à l’enfant en détresse, les ressorts universels de nos responsabilités sociales.
« Quiconque lutte dans l’unique espoir de biens matériels, ne récolte rien qui vaille de vivre. » Cette citation extraite de l’ouvrage Terre des Hommes paru en 1939 est encore de mise aujourd’hui, où le consumérisme semble la référence de tout homme ! Quel est votre point de vue sur notre société des inégalités ?
Notre message essentiel, c’est le droit égal et universel à vivre dignes, ceci par la réalisation des droits sociaux fondamentaux, véritables droits et non simples objectifs sociaux ou programmes d’urgence humanitaire. De notre point de vue, la réalisation des droits sociaux fondamentaux ou l’égal accès aux biens communs fondamentaux est la condition indispensable pour une société de bien commun et de bien- être partagé, valorisant des biens immatériels, de solidarité et de responsabilité sociale ou sociétale.
En 1963, Terre des Hommes France voit le jour à Marseille, par le biais d’un groupe local lié à Edmond Kaiser, fondateur de l’association et ancien résistant. L’association s’oriente vers le soin et le soutien aux enfants algériens, un an après la fin de la guerre d’Algérie. Comment Terre des Hommes a-t-elle élargi son champ d’action au fil des années ?
Terre des Hommes France a rejoint le mouvement de secours aux enfants en détresse sociale, surtout dans les États où les responsabilités sociales peinaient à être mises en œuvre et valorisées. Dans ce mouvement d’engagement aux formes dynamiques, l’association s’est résolument investie dans une démarche de solidarité, privilégiant l’approche par les droits sociaux fondamentaux de tous, tels que définis dans les conventions internationales. Nous engageons de plus en plus nos responsabilités solidaires de façon presque « post-humanitaire », pour relever les défis posés par nos sociétés inégalitaires du point de vue des droits fondamentaux. Notre modèle d’engagement solidaire s’inscrit, en effet, dans la perspective de promotion universelle du droit de tous à vivre dignes. C’est pour cela que notre modeste intervention vise surtout à constituer une toile d’actions citoyennes pour l’avènement de droits fondamentaux universels indivisibles, indissociables, irréductibles et interdépendants. Nos interventions soutiennent trois niveaux d’actions. D’abord, nous construisons un cadre de partenariat et d’accompagnement des projets mis en œuvre dans les domaines économique et social par les associations locales. Ensuite, nous soutenons les modalités de mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels à partir de situations particulières de lutte contre la détresse sociale, situations permettant d’établir un diagnostic des responsabilités étatiques et sociétales. Enfin, nous inscrivons l’action conjointe avec nos partenaires dans une dynamique de réseau citoyen, national et international, dépassant les distributions d’aides directes pour engager un plaidoyer sociopolitique en faveur de régimes de droits sociaux.
Pouvez-vous nous parler de l’action menée aujourd’hui par votre association en Europe ?
Nombreuses et importantes sont les décisions prises par les Institutions de l’Union Européenne en matière de solidarité internationale. Il est donc fondamental que la société civile y fasse entendre sa voix afin d’influer sur les débats et de peser dans les choix de l’Union. Pour mener un plaidoyer efficace et pertinent vis-à-vis des eurodéputés ou de la Commission européenne, Terre des Hommes France agit en concertation avec d’autres organisations françaises et européennes. C’est ainsi que nous participons activement aux actions concertées de lobbying au sein de coalitions d’ONG, telles que la coordination nationale des ONG françaises de solidarité internationale regroupant plus de 130 organisations (Coordination SUD), la confédération européenne des ONG d’urgence et de développement rassemblant 18 réseaux d’ONG internationales et 26 associations nationales (CONCORD), ou encore l’alliance d’ONG sur la coopération entre l’Union Européenne et l’Amérique latine (GRUPO SUR). Terre des Hommes France investit, notamment et de façon significative, les modalités d’administration et de distribution du Fonds européen de Développement (FED) ainsi que les accords de libre-échange du point de vue du respect des droits humains.
Terre des Hommes étant une association internationale, vos actions sont donc mondiales. Santé pour tous au Mali, respect des migrants birmans en Thaïlande, dignité du travail en Inde… Comment menez-vous à bien de telles missions ?
Terre des Hommes France, en œuvrant pour la solidarité par les droits économiques, sociaux et culturels, engage les responsabilités étatiques et citoyennes au regard des situations de détresse sociale. L’option stratégique de solidarité fondée sur les droits révèle son importance dans un monde globalisé, puissamment animé par le mieux-disant lucratif, et mettant les états en concurrence au détriment des droits sociaux fondamentaux des personnes et au bénéfice des acteurs et firmes économiques transnationaux, en course effrénée pour le maximum de gains et parfois à tout prix. En effet, dans cet environnement, le marché en tant qu’institution n’est que le résultat des rapports sociaux entre d’une part, les Etats, représentant relativement les droits citoyens et intérêts communs et, d’autre part, les acteurs économiques, surtout les plus grands et les plus puissants à qui profitent les inégalités de citoyenneté dont celles touchant particulièrement à la citoyenneté économique et/ou sociale. Nos diverses actions en Afrique, Amérique latine, Asie, etc., privilégient donc les acteurs et ressources locaux, en promouvant le droit à la citoyenneté de tous, y compris des femmes, des personnes vulnérables, des peuples minoritaires ou autochtones. Prenant acte du fait que les luttes sociales pour la démocratie par l’alternance politique ne prennent presque pas en compte les doléances économiques et sociales, nous participons à créer des fronts d’engagement de la société civile pour l’exigence des droits sociaux. Nous participons à la constitution de ces fronts, tant à travers la mise en œuvre d’interventions sociales particulières qu’à travers des réseaux de plaidoyer politique tendant à engager les responsabilités étatiques en matière économique et sociale. Nous soutenons et accompagnons les processus engageant les États à prendre des mesures de politiques publiques mettant en œuvre les protections économiques et sociales de base des citoyens, notamment ceux vulnérables et facilement « convertis » par les forces économiques en main-d’œuvre de moindre coût ou en « inutiles » sociaux.
Comme vous le dites : « Avoir un logement, pouvoir se soigner, vivre dans un environnement sain ne sont pas des faveurs mais des obligations de l’Etat. » Pourtant, de nombreux Etats ne remplissent pas ces obligations vis-à-vis de leurs concitoyens. L’imposer n’est-il pas utopique ?
Par le dialogue entre les États, les sociétés civiles et les acteurs économiques, un cercle vertueux institutionnel s’instaure, produisant du lien social en renforçant les capacités de citoyens, auteurs et acteurs, ainsi que l’accessibilité aux ressources juridiques et juridictionnelles ou, en général, la mise en œuvre de modalités authentiques de régulation sociale. Le droit international connaît certes des limites, la plus grande résidant dans la paradoxale concurrence entre normes fondamentales universelles et souveraineté des États. Reconnaître la souveraineté des États, c’est conditionner le respect de leurs obligations en droit international social à leur liberté et volontarisme. Or, certaines normes relèvent des attributs essentiels de dignité des personnes et des peuples qui leur confère toute souveraineté légitime. Cependant, dans certaines procédures internationales, les États doivent rendre des comptes devant la communauté internationale sur la situation des droits fondamentaux. Des condamnations et recommandations en résultent, fussent-elles peu contraignantes, ce qui ne manque pas d’impact politique fort ou au moins, d’intérêt politique symbolique pour les acteurs partisans, militants ou simplement pour les citoyens, à condition qu’ils occupent les espaces publics nationaux et locaux en relais. Nous travaillons à Terre des Hommes à faire entendre que les droits fondamentaux sont les bases d’exigibilité et d’exigence sociopolitique de mesures protégeant la pleine citoyenneté. À ce titre, les responsabilités sont aussi à partager entre l’Etat, structure représentative et les citoyens pouvant participer au contrat social et définir le cadre du mandat étatique. Exigeons les droits fondamentaux pour construire un Etat social convivial ou abdiquons au profit de sociétés inégalitaires savamment entretenues, qui institueraient un Etat distributeur de prébendes au gré des niveaux de détresse sociale, en jonglant avec les seuils de paix sociale !
Comment faites-vous entendre votre voix auprès d’un gouvernement ou encore d’un Parlement en vue d’y plaider une cause ?
Porter les revendications de la société civile auprès des décideurs (autorités locales, gouvernement, parlement, institutions européennes…) est devenu, aujourd’hui, une des missions les plus indispensables pour les associations de solidarité internationale. En effet, celles-ci doivent pouvoir informer et sensibiliser les citoyens, faire entendre leur voix et participer activement au débat public. C’est ce que, modestement hélas, nous tentons de faire à Terre des Hommes France à travers nos actions de plaidoyer. D’une part, nous dénonçons les politiques publiques contraires aux droits sociaux fondamentaux et d’autre part, nous soutenons l’émergence de réseaux de négociation en vue de nouvelles politiques sociales ou de solutions alternatives. Lorsqu’à Terre des Hommes France, nous plaidons la cause des droits sociaux auprès du gouvernement, nous avons à cœur, non seulement de remettre en cause les décisions politiques qui nous semblent préjudiciables aux droits humains, mais aussi et surtout d’être force de propositions. Dans le cadre de nos actions de plaidoyer, nous présentons des documents de positionnement et de propositions, nous sollicitons des rendez-vous avec les décideurs pour convaincre, souvent en position coalisée associative. Nos actions de plaidoyer institutionnel nourrissent un plaidoyer global, alliant les actions de terrain aux actions politiques dans un programme de sensibilisation et formation du grand public, notamment par des pétitions, des colloques, des expositions, etc.
Comme vous l’écrivez sur votre site : « Pour Terre des Hommes, vivre digne passe par le respect des droits économiques, sociaux et culturels, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. » Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui, cette déclaration est bafouée dans les pays du Tiers-monde comme dans les pays dits « riches » ?
Diverses révolutions sociopolitiques ont inscrit nos sociétés dans la modernité à travers des expériences particulières ayant abouti à l’énonciation de droits fondamentaux au nom de la justice sociale. Ces révolutions ont institué dans certaines régions du monde des États de droit dotés de systèmes de sécurité économique et sociale. Dans d’autres États, antérieurement sous dépendance, en construction, fragilisés ou alors déstructurés, les citoyens réels ou potentiels manquent de protections économiques et sociales, sous prétexte de modestes revenus publics. Cette caricature classique montre de nos jours ses limites. La Déclaration universelle des droits de l’Homme constitue le socle fondamental de protection des droits humains au plan international et représente « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et pour toutes les nations ». S’il est facilement admis par le grand public que les citoyens des pays en voie de développement voient souvent leurs droits bafoués, les violations de droits fondamentaux paraissent moins évidentes a priori dans les pays riches. Or, en France aussi, certains droits ne sont pas respectés. Les violences policières portent souvent atteinte à l’intégrité des personnes, les discriminations à l’égard des femmes ou des étrangers sont nombreuses, l’état des sans-abris et du mal logement s’aggrave autant que les difficultés d’accès aux soins, etc. En réalité, de nombreux Etats dits riches n’ont entrepris, au prétexte du respect des droits sociaux fondamentaux, qu’une distribution économique et sociale des richesses, sans œuvrer pour les égalités économiques et sociales citoyennes, celles fondamentales au plan des droits économiques et sociaux. L’absence de sérieuse mise en œuvre des droits économiques et sociaux fondamentaux est aujourd’hui mise à nue à travers le processus « impérial » du marché dit libre, qui permet aux acteurs économiques de miser sur les lieux de vulnérabilités sociales pour prospérer. Les succès éhontés du marché ne sont que l’expression de la fragilité des fondations régulatrices dans le modèle libéral privilégiant les droits civils et politiques de l’individu, au détriment des droits économiques, sociaux et culturels, particulièrement d’ordre collectif et solidaire. Il est donc devenu indispensable de partager largement l’engagement pour les droits sociaux par les temps qui courent. En effet, la puissante tendance mondialiste du système de gouvernance libérale à vider les droits économiques, sociaux et culturels de leur substance fondamentale au profit de la distribution économique et sociale d’urgence, occasionne des dégâts importants dans toutes nos sociétés en compromettant de façon dangereuse les liens sociaux. Les contagions sociales des violences de tout type risquent d’embraser le monde si les alternatives socioéconomiques solidaires et diverses, instituées au nom de la dignité fondamentale des personnes et des peuples, ne sont pas mieux accueillies dans les gouvernementalités mondiale, nationales et locales.
Qui sont celles et ceux, salariés comme bénévoles, qui font vivre l’association ?
Ce sont des femmes et des hommes qui agissent ensemble à la réalisation d’un projet commun auquel elles/ils adhèrent. Nos bénévoles et salariés s’engagent aux côtés des partenaires dans leurs actions pour l’application des droits sociaux fondamentaux, chacun avec ses compétences et ses libres apports. En France, les bénévoles, acteurs de terrain et ambassadeurs de l’association, développent des actions de sensibilisation aux droits et des événements de collecte de fonds à travers les projets soutenus en Afrique, Amérique latine et Asie. Terre des Hommes France a gardé cette particularité d’être un mouvement d’engagement et d’actions, d’où son vivier de citoyens actifs mobilisant leurs capacités de dons et d’engagement essentiels pour faire vivre l’association. Les actions des adhérents font prendre conscience de l’appartenance de chacun à la société civile, des pouvoirs de chacun en tant que citoyen actif. Les salariés sont aussi engagés que les bénévoles. À défaut d’être en pure militance, l’expertise salariée et professionnelle est mise au service des ambitions et des objectifs fixés par Terre des Hommes France. Chacun, dans son secteur, participe au bon fonctionnement de l’association et à la réalisation de ses missions en contribuant au sérieux du partenariat, à la crédibilité de l’association vis-à-vis des institutions publiques, à l’efficacité des programmes soutenus, à la pertinence dans la communication et l’impact du plaidoyer mené en réseaux.
Comment concrètement aider votre ONG ?
La contribution aux actions de Terre des Hommes France peut se faire sous diverses formes: en s’engageant et engageant son temps en tant qu’adhérent bénévole au siège de l’association ou dans une des 24 délégations en France (Cf. liste des délégations disponible sur le site www.terredeshommes.fr)en finançant l’ensemble des projets ou certains en particulier, grâce au don à l’association (en ligne sur site Internet www.terredeshommes.fr ou par chèque). Les ressources de Terre des Hommes France proviennent essentiellement de la générosité du public, et Terre des Hommes France est habilitée à émettre des reçus fiscaux qui ouvrent droit à une réduction d’impôts de 66 % du don, dans la limite de 20 % du revenu imposable.
André Malraux disait : « Les hommes sont la vermine de la terre. » Partagez-vous ce sentiment ?
Dans un constat circonstancié de la misère humaine, il est possible d’oser cette formule qui ne suffit pas à traduire les capacités millénaires du sujet humain à projeter ses forces mythologiques et imaginantes dans des engagements révolutionnaires en créant et recréant la terre et le monde dans le meilleur et le pire. La formule ne peut non plus couvrir la complexité par laquelle la vermine dans un cycle long et écologique détermine les dynamiques contingentes et universelle(s) des êtres et des choses, tant de façon positive que négative.