« Je pense donc je suis » affirmait le philosophe René Descartes, mais suis-je si je joue ? Et si je joue, suis-je mon propre Moi, celui au cœur de l’action, ou suis-je encore un personnage virtuel, cet avatar que je me suis construit de toutes pièces, m’octroyant le droit de vie ou de mort sur tous ceux que je croise ? Au-delà du jeu vidéo proprement dit et de son évolution technologique vers un réalisme de plus en plus bluffant, Mathieu Triclot a basé ses recherches comme son expérience personnelle sur la portée philosophique des jeux vidéo. Un ouvrage qui devrait bouleverser quelques idées reçues !
« Il n’y a pas de vie sans jouer… En particulier, pour nos sociétés qui sont fondées sur l’idée que le travail est la valeur suprême. »
Le jeu vidéo faisant évoluer le joueur dans un monde virtuel sans barrière aucune peut-il révéler le Moi profond qui sommeille en chacun de nous ?
Je ne crois pas du tout que le jeu vidéo soit sans barrière. Les mondes virtuels sont littéralement codés. Ils sont du code et ils ont des codes. On ne peut pas faire n’importe quoi dans les jeux. L’expérience des jeux vidéo est sans doute plus proche de celle de la discipline pour s’ajuster aux demandes du programme que de l’expérience d’une liberté débridée. Ceci dit, il y a évidemment certains secteurs du jeu vidéo qui laissent place à l’expression de la personnalité : quand on choisit son avatar pour un jeu de rôle en ligne, quand on lui donne un nom, quand on essaye de s’en tenir à un style. Mais il s’agit peut-être moins de révéler un moi profond qui aurait toujours déjà été là que d’expérimenter une nouvelle forme du moi dans la relation à la machine.
Certains critiquent la violence intrinsèque de nombreux jeux vidéo. Pensez-vous que cela puisse inciter le joueur à prolonger cette violence du monde virtuel au monde réel ?
Je ne suis pas psychologue, donc je ne peux pas avoir une réponse de spécialiste sur cette question. Il y a un débat pour savoir si l’on pourrait constater une augmentation de l’agressivité à cours et à long terme à l’issue des jeux. Mon sentiment est que la question n’est pas toujours très bien posée, en particulier parce que la qualification d’un jeu comme violent dépend de ce que l’on voit à l’écran. Mais l’expérience du joueur n’est pas celle d’un spectateur, la manière dont on s’engage dans un jeu est quelque chose de très complexe. On peut habiller les mêmes actes ludiques, les mêmes systèmes de jeux, avec des visuels différents, alors qu’au fond il s’agit des mêmes mécaniques de jeu. Un jeu dans lequel il faudrait envoyer des bisous à des colombes serait-il moins violent qu’un jeu de tir traditionnel ? Les jeux vidéo font un accusé commode. Mais j’ai du mal à imaginer comment ils pourraient être la cause unique d’un passage à l’acte.
Le réalisme toujours plus grand des jeux vidéo ne tend-il pas à pousser le joueur, trop accaparé par son personnage, à plonger dans une sorte de schizophrénie ?
Je ne crois pas ! Le réalisme de la représentation est une affaire de spectateur. On pouvait tout aussi bien se retrouver immergé dans des jeux qui se limitaient à la manipulation de quelques gros blocs de pixels. Pong ou les premiers jeux de rôles étaient rudimentaires sur le plan de la représentation, mais ils n’étaient pas moins immersifs que les jeux actuels. La logique de l’immersion en jeu vidéo est une logique d’action : le monde n’est pas captivant parce qu’il serait fidèlement représenté, mais parce qu’il exige de nous des actions, auxquelles il répond en retour de manière cohérente. La relation à l’avatar ressemble moins à celle de l’acteur qui pourrait se confondre avec son rôle qu’à celle du marionnettiste qui tire les ficelles.
Socrate disait : « Connais-toi toi-même. » Le jeu vidéo y participe-t-il selon vous ?
Je pense que n’importe quelle activité peut-être le support d’un connais-toi toi-même, à partir du moment où nous réfléchissons sur ce qui nous y engage, sur la manière dont elle est constituée. Les jeux vidéo n’échappent pas à la règle. Ceci dit, on peut parfaitement jouer à un jeu vidéo sans réfléchir à quoi que ce soit, comme on peut aussi le faire en allant au cinéma ou en lisant un roman. Mais je crois que les jeux vidéo ont quelque chose d’important à nous apprendre sur la subjectivité contemporaine, sur le genre de moi qui se fabrique dans la relation aux dispositifs informatiques, à ces univers de données qui envahissent nos vies. Les jeux vidéo sont une forme culturelle qui permet d’interroger sur le vif notre investissement avec les ordinateurs et leurs univers de nombres.
Partagez-vous le slogan de la Playstation 1 : « Je joue donc je suis » ?
Cela me paraît une formule de bon sens. Il n’y a pas de vie sans jouer. Les animaux jouent eux aussi. C’est une dimension fondamentale de l’existence, dont on peut dire qu’elle a toujours été occultée, minorée et réprimée. En particulier, pour nos sociétés qui sont fondées sur l’idée que le travail est la valeur suprême. Les seules places légitimes que l’on accorde au jeu sont toujours dans cette perspective, qu’il s’agisse du développement de l’enfant en vue du travail à venir ou du délassement qui suit le labeur. Il est étonnant qu’une dimension aussi importante de l’existence soit aussi peu étudiée pour elle-même.
Face aux difficultés de notre société actuelle et à la dure réalité d’une crise profonde, le jeu vidéo n’apparaît-il pas comme un exutoire pour la jeune génération qui tend à se déconnecter de la réalité ?
Les jeux vidéo ont maintenant plus de cinquante ans d’existence. La représentation des jeux vidéo comme une pratique propre aux jeunes est largement erronée et les enquêtes donnent plutôt un âge moyen des joueurs autour de la trentaine. Il y a tant de manières de jouer qu’il est difficile de porter un diagnostic qui les engloberait toutes. Tous les phénomènes de culture qui ont le moindre intérêt fonctionnent en même temps comme des échappatoires, comme des parenthèses vis-à-vis du cours ordinaire des choses réelles, et comme une mise en question de cette réalité. Il n’y a pas de critique sans ce détour. Est-ce que les jeux peuvent proposer autre chose qu’une échappatoire ? Oui, sans aucun doute. Est-ce qu’ils fonctionnent aussi comme échappatoires et que nous pouvons avoir besoin de telles échappatoires ? Certainement aussi.
Vous débutez votre ouvrage par un dialogue entre Mario et Socrate. Comment est née cette idée de grand écart facial de la dialectique ?
Je cherchais des formes d’écriture originales pour prendre de la distance vis-à-vis du style académique et aussi pour introduire du jeu dans l’écriture. Le dialogue entre Mario et Socrate est un dialogue aporétique dans la plus pure veine platonicienne : on y apprend que l’on ignorait ce que l’on croyait savoir, en l’occurrence ce qu’est un jeu vidéo. Il y a donc à la fois un élément ludique et une thèse importante qui se dévoile : que le jeu ne peut se décrire que comme une expérience et qu’il ne saurait se résumer à ses règles ou à son dispositif matériel.
Vous vous attardez sur la théorie de Roger Caillois, qui propose une célèbre classification des jeux en fonction des différents types d’engagements qu’ils génèrent. Cette classification contient quatre catégories : la compétition, le hasard, la simulation et le vertige. Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette classification ?
Cette classification a pour intérêt d’être fondée sur de grandes impulsions. Elle nous parle du jeu tel que nous le vivons, des sensations qu’il nous procure. Comme n’importe quelle classification qui porte sur un ensemble d’objets extrêmement vaste, elle est aussi nécessairement erronée ou incomplète. Mais elle éclaire cependant de manière remarquable certains pans de l’expérience de jeu. Elle permet notamment de mettre le doigt sur ce qui distingue les jeux vidéo des jeux traditionnels. Les jeux vidéo ont inventé une certaine alliance entre le principe de la simulation – le faire semblant – et les jeux à règles. Avec les jeux vidéo, on joue pour la première fois avec des univers simulés qui sont engendrés par une machine de calcul. Alors que traditionnellement, les jeux du faire semblant appartenaient plutôt au pôle des jeux déréglés, de l’improvisation, de ce que Caillois appelle la paidia. Cela signifie aussi qu’il y a tout un continent des pratiques ludiques, celui du désordre, de la chamaille, du tohu-bohu qui échappe presque nécessairement à ces jeux réglés que sont les jeux vidéo.
Du premier jeu vidéo « Spacewar » aux dernières créations actuelles, le jeu vidéo n’a cessé d’évoluer techniquement parlant au même titre que le septième art et son déluge d’effets spéciaux. Comment imaginez-vous l’avenir du jeu vidéo ?
Il y a sans doute deux avenirs possibles. Le premier, qui a toujours été envisagé, est celui de la réalité virtuelle, c’est-à-dire d’une expérience sensible qui soit aussi englobante que l’expérience que nous pouvons faire du monde ordinaire. La mode de la 3D, avec ou sans lunettes, ou des capteurs de mouvement, comme la wiimote ou le kinect, s’inscrit dans cette tendance-là. Mais je suis assez sceptique et je crois qu’on aurait tort de croire qu’un surcroît de mobilisation perceptive se traduit automatiquement par un surcroît d’immersion. Le deuxième avenir ce n’est plus la réalité virtuelle, mais la virtualisation du réel, le fait que le réel soit de plus en plus abordé avec des dispositifs numériques, qu’une surcouche de données vient se superposer sur notre perception du monde. La logique de la réalité virtuelle est une logique locale du point accès : on accède ponctuellement à un deuxième monde. La logique de la réalisation du virtuel est beaucoup plus diffuse : on n’accède plus à internet, mais c’est internet qui accède à nous, en permanence, à tous nos faits et gestes. Cette deuxième tendance est portée aujourd’hui par la généralisation des smartphones et de la connexion en continu. Les téléphones mobiles sont l’un des grands marchés en expansion des jeux vidéo. Mais on peut dire en même temps qu’ils n’ont pas encore trouvé des formes de jeux qui parviendraient vraiment à se saisir de ces nouvelles possibilités, en particulier la géolocalisation.
Avec Internet est apparu le jeu en réseau. Ce phénomène a-t-il modifié en profondeur l’approche du jeu vidéo tout en tissant une toile mondiale entre les gamers ?
Le jeu en réseau existe depuis bien avant l’internet. Il y a eu des jeux en réseaux, massivement multijoueurs comme on dit aujourd’hui, sur certains des ancêtres de l’internet, comme le système PLATO aux États-Unis dans les années 1970 où se sont inventées énormément de pratiques qui sont devenues banales, comme les forums d’échange, les chats en temps réel… Le jeu a toujours été une activité pionnière dans les sociabilités en ligne. Et il est clair que l’avènement de l’internet grand public a transformé en profondeur les jeux et a conduit à l’invention de nouvelles formes et de nouvelles pratiques ludiques. Mais on ne peut pas dire non plus que l’on aurait aujourd’hui une grande société unifiée des gamers. Un des aspects les plus fascinants des jeux vidéo est leur diversité. On ne joue pas de la même manière en Europe, aux États-Unis, au Japon, en Corée, en Chine… Il y a une multitude de cultures ludiques.