Si se sentir pousser des ailes en prison n’est pas chose commune, c’est pourtant le sentiment éprouvé par Aude Siméon qui, depuis quinze ans, enseigne la littérature aux détenus de la maison centrale de Poissy. Étudier les Lettres persanes ou Le Cid en compagnie, entre autre, du terroriste Carlos peut certes sembler, de prime abord, assez déroutant, pourtant l’agrégée de Lettres modernes offre une fenêtre sur cours à ces hommes condamnés à de lourdes peines. Évitant soigneusement le Pathos, Aude Siméon retrace ces moments d’échange, de partage en milieu carcéral dans un ouvrage, Prof chez les taulards, qui met en lumière les dysfonctionnements d’un système pénitentiaire en décalage avec la réalité des problématiques soulevées par la prison et ses zones d’ombres. Immersion !
« Il faut réhabiliter aux yeux du détenu la valeur du travail, non seulement économique mais aussi sociale et personnelle. »
Comment un professeur agrégé en Lettres modernes et enseignant la littérature dans un prestigieux lycée de Saint-Germain-En-Laye se réveille-t-elle un matin en se disant : « J’aimerais enseigner en prison. » ?
Par hasard et nécessité. Actuellement, le salaire unique d’un professeur ne suffit pas à faire vivre une famille… Nous étions quatre sur le mien et je cherchais des heures sup’ convoitées par mes collègues du lycée. Quand une amie m’a suggéré de proposer mes services à la prison, j’ai tout de suite dit « oui » ! Par curiosité, désir de découvrir une autre « altérité » que celle d’un lycée international, un autre univers. Là où je travaillais, nous enseignions à des élèves de toutes nationalités. C’était très « riche » culturellement, souvent aussi socialement. À la prison, j’allais rencontrer non plus tant l’Europe, l’Amérique ou l’Asie que l’Afrique. Non plus tant des jeunes issus de « bons milieux » que des adultes venant souvent de milieux défavorisés. C’était une super ouverture !
Concernant les détenus, vous dites : « Il faut qu’ils paient, mais intelligemment. La majorité végète dans leur cellule devant des films porno ou des jeux vidéo. Ils y mangent seuls. Il faut les responsabiliser, les faire travailler…
Comment voulez-vous qu’une personne nourrie, blanchie pendant vingt-cinq ans s’en sorte dehors ? » Pensez-vous qu’il faille responsabiliser les détenus afin de leur offrir une chance à la sortie et éviter la récidive ? Oui, l’oisiveté n’est bonne à aucun point de vue. Ces personnes « assistées » n’ont plus, s’ils les ont déjà eus un jour, le sens de la contrainte, l’intérêt d’un travail, la fierté de l’autonomie. On les infantilise. C’est aussi choquant pour eux qu’on ne respecte pas comme des adultes responsables, que pour la société qui paie à fonds perdus cet entretien. Le travail proposé à la prison est trop rare, trop ingrat et trop mal rémunéré : il ne peut donner l’envie de s’investir à la sortie. Il faut réhabiliter aux yeux du détenu la valeur du travail, non seulement économique mais aussi sociale et personnelle. Il faut que le détenu se sente utile et voie que malgré tout on peut apprécier ses compétences. Les crimes commis n’effacent pas toute valeur personnelle. Si à la sortie l’ancien détenu ne veut ou ne peut travailler, comment s’en sortira-t-il sinon en retombant dans « l’argent facile ».
La réinsertion d’un détenu passe-t-elle par l’éducation ?
Je le pense. Je suis frappée par le manque de maturité des étudiants. Ils suivent les mots d’ordre, sont très manipulables et estiment « la loi du plus fort ou du plus malin ». Il faut engager une vraie réflexion avec eux sur notre monde, son fonctionnement, ses fausses et ses vraies valeurs, et notre liberté à choisir tel ou tel comportement au milieu de cette « jungle ». Cela sans objectif « moralisateur ». L’éducateur ne juge pas, il est juste un « passeur »…
La littérature ou les cours de manière plus globale sont-ils à vos yeux une échappatoire permettant de réduire la violence en milieu carcéral ?
Je l’espère. En tout cas, le centre scolaire est très rarement le lieu d’une violence quelconque, physique ou verbale. On y apprend qu’il existe une autre façon de s’exprimer, voire de s’imposer : celle qui se sert du langage, non comme une arme pour injurier, ni comme une armure pour se protéger, mais comme l’outil humain par excellence de la communication, qui permet de sortir de son isolement.
Je suppose que les détenus que vous côtoyez ne gardent pas forcément un très bon souvenir de l’école. Qu’est-ce qui les pousse à participer à vos cours ?
Très souvent, leur premier dérapage a été scolaire : difficulté pour eux d’être estimés et acceptés dans le cadre scolaire très normatif qu’est le nôtre. Peu soutenus par une famille peu cultivée, ils ont eu beaucoup de mal à suivre l’école et elle a été souvent le lieu de leur première marginalisation. Des motivations très variées les incitent à fréquenter les cours : besoin de se changer les idées en changeant de cadre et en quittant leur cellule ou la cour de promenade, désir de se faire un petit plaisir en dégustant un café (toléré) ou en côtoyant une femme (ma centrale est une prison d’hommes), envie de restaurer une image de soi en décrochant un diplôme, souhait de voir cette participation pencher en faveur d’une réduction de peine, curiosité, besoin d’occuper son temps car ne rien faire fatigue à la longue ! Bref, n’idéalisons pas trop ces motivations.
Comment parvient-on à intéresser un détenu condamné à une longue peine à Yourcenar ou Maupassant ?
En leur montrant que ce qui fait « un grand écrivain », c’est qu’il sait intéresser tout lecteur de toute époque et de tout lieu car il interpelle l’humain. Et si nos étudiants arrivent sans aucun bagage scolaire, encore moins de culture, ils possèdent en revanche une sacrée expérience de la vie ! Aussi sont-ils bien plus capables de comprendre en profondeur nos « classiques » qu’un adolescent en lycée. Reste la difficulté de la langue et c’est le rôle du professeur que de « traduire » cette langue, voire la faire apprécier.
Vous dites préférer ne pas savoir ce pourquoi un détenu est condamné. Pensez-vous que connaître les raisons de son incarcération biaiserait votre impartialité ?
On finit souvent par l’apprendre malgré soi. Pour ma part, je mets d’un côté le crime concernant la justice et de l’autre la personne, mystérieuse et complexe, que j’ai juste à aider à vivre sa « peine » de façon constructive. Je ne fais aucun effort particulier pour dissocier la personne de ses actes passés. Ils font partie d’elle, mais elle ne saurait se réduire à eux.
Lorsque Carlos vous offre un recueil de poèmes de José Luis Borges pour votre anniversaire, parvenez-vous à faire le distinguo entre l’homme et le terroriste ?
Oui. Il faut accepter de ne pas tomber dans le manichéisme avec d’une part les gens « bien » (dont, bien sûr, on ferait partie) et de l’autre les gens méprisables. La même personne peut révéler le meilleur et le pire de l’humain. Et chacun de nous porte en germe des instincts de destruction, une concentration sur son ego. Si nous avons su ou pu maîtriser nos penchants à la barbarie, c’est que nous avons eu la chance de bénéficier d’une éducation, d’un milieu porteur, de bonnes influences. Carlos a un parcours très cohérent quand on connaît son éducation, ses parents, son enfance… Ce qui ne justifie évidemment pas ses actes, mais ils sont très compréhensibles. J’ai la chance de recevoir le « meilleur » de Carlos, et c’est une évidence que je compatis au drame des familles de victimes.
Vous a-t-on critiquée pour une certaine forme d’empathie envers les détenus ?
Oui, car on a cru que j’oubliais les victimes et que je défendais systématiquement les bourreaux. Je répète juste que, très souvent, je puis comprendre comment tel ou tel a pu verser dans le crime mais en aucun cas, je ne défends ce crime. Il pollue non seulement la victime et sa famille mais aussi tout l’entourage du criminel. Maintenant, on ne traite pas le mal en le répétant. Et c’est une nouvelle forme de barbarie que de laisser moisir tant de personnes en prison. Il faut que leur passage en prison les fasse un peu changer, sinon ils ressortent pires, et gare à la société qui sera victime des récidives.
Comment parvient-on à établir un rapport de confiance avec les détenus ?
Quand on accepte de ne pas les juger eux. Leurs actes sont condamnables, mais eux sont complexes et conservent malgré tout une part de véritable humanité. C’est notre rôle de miser sur elle et de l’encourager.
L’écrivain Gilbert Gratiant disait : « Toute prison a sa fenêtre. » Pour ceux qui participent à vos cours, estimez-vous être cette fenêtre ?
Je le souhaite. Je pense que mon témoignage (Prof chez les Taulards, aux éd. Glyphe) peut le montrer. Je représente un peu « l’extérieur » et puis je montre comment un livre peut permettre une « évasion », un plaisir, voire devenir un ami.
Comment est née l’envie de coucher sur papier votre expérience de professeur chez les taulards ?
Spontanément, je répondais volontiers à la curiosité de ceux qui m’interrogeaient sur ce drôle d’univers. Et le hasard a voulu qu’un éditeur m’incite à écrire ce que je vivais. Aussi, mon livre est-il juste un témoignage fait d’instantanés pris sur le vif à la prison. Ce n’est ni un réquisitoire, ni un manifeste. C’est du vécu, du ressenti, des questions. Des rencontres avec mes étudiants détenus. Les chapitres sont très courts, très accessibles à tout lecteur. J’ai cherché à être honnête et simple.
Comment vos « élèves » ont-ils réagi à la publication du livre ?
Bien. Ils ont apprécié que je montre au public qu’ils n’étaient pas que des « monstres », malgré les faits divers atroces complaisamment étalés dans les médias et livrés en pâture à notre curiosité douteuse.
Une femme dans un milieu d’hommes, est-ce selon vous un avantage à la réceptivité des détenus ?
Peut-être. C’est à double tranchant. Il y a un plaisir tout naturel à côtoyer le sexe opposé, et il leur est reposant de ne plus se situer dans un rapport de forces comme ils en ont l’habitude avec leurs semblables. Ils sont donc amenés à plus de confiance, de liberté dans la parole, bref à un certain apaisement. Maintenant, il est difficile de garder la juste distance : la moindre gentillesse (et ils en sont sevrés) risque d’être mal interprétée. Un épisode de mon livre illustre ce danger.
On parle actuellement des prisons du cœur, projet de Pierre Botton. Pensez-vous qu’un tel concept puisse être une solution afin que la prison ne soit pas une parenthèse sans réelle volonté de réhabiliter le détenu à sa sortie ?
Oui, je trouve l’initiative de Pierre Botton courageuse et formidable ! Il y a énormément à faire dans notre société actuelle pour reconsidérer tous ceux que nous mettons à l’écart : les détenus, mais aussi les malades, les personnes âgées, toutes les personnes qui nous gênent car elles ne sont ni productives, ni rentables, et nous rappellent nos vulnérabilités présentes ou à venir… Il faut remettre au cœur d’un projet social non pas tant l’économique que l’humain. Pierre Botton parle d’un milieu carcéral qu’il connaît bien.
Pensez-vous que les politiques prennent des décisions trop éloignées de la réalité puisque, justement, ils ne connaissent la prison que vue de leurs bureaux ?
Oui, trop souvent, ceux qui décident ou proposent des réformes ne sont plus du tout « connectés » avec la réalité qu’ils traitent. Les visites ponctuelles des uns ou des autres en matière de prison ou d’enseignement, d’animation culturelle, ne peuvent donner une idée fidèle du terrain au quotidien. Aussi serait-ce nécessaire de faire participer les plus concernés à la réflexion : pourquoi ne pas donner la parole aux détenus pour réfléchir ensemble au meilleur moyen d’offrir une réparation aux victimes qui permette aussi aux coupables d’évoluer ? De même en matière d’éducation, pourquoi ne pas faire davantage confiance aux enseignants qui travaillent au jour le jour avec les étudiants ? Plus de bon sens, de propositions simples et vraiment utiles, émanant notamment des personnes dont on décide de la vie paraît urgent si on veut améliorer efficacement la situation actuelle. Enfin investissons en priorité dans l’humain (formation des surveillants, humanisation du monde carcéral, respect inconditionnel de la personne quelle qu’elle soit).