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Philosophe, poète, biologiste, écrivain, Jean Baudet est l’auteur de nombreux ouvrages qui nous plongent successivement au cœur des mathématiques (Nouvel abrégé des mathématiques), de la physique (Expliquer l’Univers : une histoire de la physique depuis 1900) ou encore de la pensée (Curieuses histoires de la pensée). Sur son blog, le philosophe, de sa plume acerbe, cinglante et ô combien juste, brosse un portrait au vitriol d’une société dont, à ses yeux, l’avenir semble empreint d’un pessimisme sombre. La raison ? Réponse de l’intéressé !
“Nous sommes gouvernés, soit par des voleurs, soit par des naïfs”
Pouvez-vous nous donner les lignes directrices de l’éditologie, cette analyse sociolinguistique de la science ?
L’éditologie est une approche épistémologique. Pour apporter une contribution au problème épistémologique, qui est le problème de la connaissance, il faut considérer les différents “systèmes de vérité”, et notamment la science. La science est un ensemble de vérités proposées, et ma préoccupation première était de distinguer le scientifique du non-scientifique, c’est ce que l’on nomme le problème de la démarcation. Il faut définir la science, chercher en quoi un texte “scientifique” est distinct d’un texte “non- scientifique” (religieux, idéologique, etc.). Il m’est apparu que les sciences dans leur textualité n’ont pas de critères de scientificité, mais que c’est dans le processus d’édition qu’il y a cette spécificité. D’où “éditologie”. C’est à ce niveau précis qu’il convient d’étudier la différence entre science et non-science. Il s’agit donc d’opérer une critique de la science en définissant celle-ci comme formée d’un ensemble de textes édités. Qu’est-ce qui distingue l’édition, la publication d’un texte scientifique d’un texte autre (religieux, juridique, littéraire…) ? L’intuition qui va fonder la spécificité de ma recherche correspond à la découverte simultanée de l’importance de la technique (malgré une certaine forclusion de l’économique, pour des raisons socioculturelles liées à l’ambiance intellectuelle des années 1960) et de l’historicité de la science – la découverte du triangle radical technique-histoire-science. C’est ce que j’appellerai éditologie dans les années 1980, quand la cristallisation de mes pensées commence, quand je perçois le rapport eidétique du linguistique et de l’historique, c’est-à-dire la nature à la fois verbale et temporelle de l’Être.
Philosophie et science sont-elles à ce point liées ?
Il ne faut pas oublier que du temps de Thalès de Milet, en Grèce, les termes « science » et « philosophie » désignaient la même chose ! Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la séparation s’opère, sous l’impulsion d’Emmanuel Kant. Avec Kant, on se rend compte que certaines questions peuvent être abordées par la raison humaine avec succès, alors que d’autres questions résistent à tous les efforts de la raison. Kant appelait “phénoménal” le domaine où la raison peut apporter des réponses adéquates, et “nouménal” le domaine où la raison reste impuissante. On peut dire, aujourd’hui, que la science se borne à explorer le phénoménal, alors que la philosophie – qui a l’ambition de “tout” comprendre – tente d’explorer le nouménal.
Vous dites : « La mission du philosophe est de désarticuler les traditions, de déconstruire les certitudes, les slogans, les préjugés, les idées toutes faites, les pensées sanctionnées par les organisations religieuses, politiques ou culturelles. » Un vrai philosophe doit donc être haï par les religieux, les politiques et les soi-disant garants de la culture ?
Il est bien connu que, dans l’histoire, le philosophe ne s’est pas fait que des amis ! Il suffit pour cela de se souvenir de Socrate, l’un des pères de la philosophie, condamné à boire la ciguë par la démocratie athénienne. Les pouvoirs en place, basés sur des systèmes d’idées, n’aiment pas celui qui vient mettre du désordre dans ces idées. Et c’est précisément là qu’intervient le philosophe.
Être philosophe signifie-t-il avoir un avis sur tout et le crier haut et fort, comme Bernard Henri Levy ?
C’est un homme qui dit ce qu’il pense ou qui pense dire ce qu’il pense. Le fait d’avoir un avis sur tout est la caractéristique du philosophe. Contrairement à la science, la philosophie est l’étude de toute chose, là où la science se limite à ce qui est accessible par les sens. Les valeurs telles que le bien, le mal, le beau, le vrai… ne sont précisément pas accessibles par les sens et sont donc du domaine de la philosophie. Il est normal qu’un philosophe s’intéresse à tout. Quant à avoir un avis sur tout, c’est autre chose ! Poser une question est plus facile que d’y répondre.
La science est-elle parfaitement compatible avec une vision religieuse du monde ?
Oui et non ! À première vue, la science et la religion s’opposent fondamentalement. Mais justement par cette idée développée par Kant d’une séparation entre connaissable (ce que la raison humaine peut comprendre) et inconnaissable (ce que la raison humaine ne peut pas comprendre), on rend possible la compatibilité entre religion et science, qui évoluent dans des régions différentes. Le scientifique s’interdit alors d’entrer dans le domaine non-accessible par les sens, le domaine “nouménal”, où se développent les religions. On peut être un excellent physicien ou biologiste au laboratoire, en semaine, et aller à la messe le dimanche ! J’ajouterais toutefois que les progrès de la science sont tels que les prétentions religieuses sont, sinon totalement et absolument anéanties par ce progrès, du moins fortement ébranlées. Il faut se souvenir du procès de Galilée. À cette époque, croire que la Terre était immobile dans l’espace faisait partie de la croyance des catholiques… C’est pourquoi il me semble que cette compatibilité est de plus en plus faible. La démarche scientifique est en tout cas exactement l’inverse de l’affirmation de vérités définitives.
Pensez-vous que les religions soient des perversions de la croyance ?
Je dirais surtout que la croyance est une perversion de la réflexion ! L’idée même de croyance revêt un aspect pervers dans la mesure où l’esprit humain est ainsi fait qu’il peut accéder à certaines connaissances, alors que d’autres lui sont interdites. Résultat, lorsque l’on ne sait pas, on peut être tenté d’inventer des réponses à ce qui n’en a pas, et on entre alors dans le domaine de la croyance. Si les gens croient, c’est aussi et surtout parce que la société induit ou soutient ces croyances. Le phénomène religieux est ainsi à la fois psychologique et social. Il y a donc l’homme face à sa propre existence, ses peurs, ses questionnements, comme celles qu’il se pose sur la mort, la souffrance… Il invente alors des solutions pour se rassurer. C’est une démarche purement individuelle et psychologique, mais qui est récupérée par la société et les instances sociales qui vont en faire un ciment social.
La physique quantique et le concept de « réel voilé » mis en avant par Bernard d’Espagnat n’est- elle pas la frontière la plus proche de la philosophie ?
On pourrait dire, jusqu’à un certain point, qu’avec l’apparition de la relativité et de la physique quantique, la philosophie et la science se rencontrent à nouveau. La complexité de la physique quantique emmène aux frontières de la connaissance, et on entre là dans le domaine de ce qui n’est plus accessible par les sens et la raison. On est alors tenté d’évoquer l’irrationnel. C’est ce que je qualifierais de platonisme scientifique ! Il est hautement intéressant de noter que l’apparition des quantas (1900) et celle de la relativité (1905) coïncident très exactement avec l’invention de la phénoménologie par Edmond Husserl, c’est-à-dire que ce moment de l’histoire de l’Humanité correspond à une rencontre de la science et de la philosophie, alors que ces deux recherches s’étaient séparées depuis Kant. Husserl a voulu fonder “scientifiquement” la philosophie, et quelques physiciens veulent dépasser “philosophiquement” la science. Je songe par exemple à Trinh Xuan Thuan. Mais je songe aussi à Wittgenstein, qui disait : « Quand on ne sait pas, il faut se taire. »
Albert Einstien et Niels Bohr (le père fondateur de la physique quantique, ndlr) ont eu un vif débat et un désaccord devenu célèbre concernant cette physique dont l’être humain fait partie intégrante. Quel est votre point de vue concernant cette physique de l’infiniment petit ?
Je considère ce genre de discussion comme du vide. Ou l’on fait de la physique techniquement et l’on démontre quelque chose qui fonctionne ou ne fonctionne pas, ou l’on en revient à des interprétations et l’on tente de savoir ce que cela signifie pour l’individu. Mais là, on sort de la science pour aller vers la philosophie.
On met aujourd’hui en doute la théorie d’Einstein sur la relativité, des chercheurs ayant mis en évidence que certaines particules pouvaient se déplacer plus vite que la lumière. La science est donc un domaine qui, même démontré, reste inexact ?
On n’a jamais cessé, depuis que la science existe, de remettre en cause ce qui a été acquis. C’est même ce qui caractérise la démarche scientifique : commencer par remettre en cause tout ce qui précède. Kepler s’est opposé à Copernic, Newton s’est opposé à Kepler, et Einstein s’est opposé à Newton. La théorie de la relativité développée par Albert Einstein a également, et c’est normal, subi de nombreux assauts. Mais il faut bien comprendre que passer d’une théorie à la suivante signifie non pas que la première soit fausse, mais qu’elle est incomplète ou insuffisante, ce qui n’est pas la même chose. Quand Kepler étudie finement la trajectoire de la planète Mars, il découvre que celle-ci est une ellipse, et non un cercle comme le prétendait Copernic. Cela ne signifie pas que la théorie de Copernic était fausse. Simplement, le chemin de Mars (autour du Soleil) est une trajectoire fermée. On a d’abord pensé à un cercle, puis l’on s’est rendu compte qu’il s’agit plus précisément d’une ellipse (qui est un cercle « déformé »). La science est un processus cumulatif, mais aussi évolutif. Ce qui est vrai aujourd’hui sera encore vrai demain, mais va évoluer vers une vérité « plus fine ». Newton est arrivé à un certain niveau de vérité, qui a fait une nouvelle avancée avec la découverte d’Einstein. Il ne faut pourtant pas oublier que la théorie de Newton reste valable lorsque les mobiles que l’on considère ont une vitesse faible. Les ingénieurs de l’aérospatiale continuent d’utiliser les formules de Newton pour calculer les positions des satellites artificiels et des sondes spatiales ! Même si elle est amenée à évoluer, la théorie de la relativité restera donc valable. La vitesse des photons est bien limitée. Peut-être que celle des neutrinos possède une autre limite. Une théorie l’expliquera peut-être. Elle ne remplacera pas la théorie de la relativité, elle la complétera.
En quoi les mathématiques ont-elles en grande partie structuré la pensée occidentale ?
La pensée hellénique fortement basée sur les mathématiques a structuré la pensée romaine. Platon, Thalès de Milet et Pythagore étaient des mathématiciens avant d’être des philosophes. Il ne faut pas perdre de vue que c’est la découverte que l’on peut démontrer des propositions arithmétiques ou géométriques qui a amené les penseurs grecs à accorder leur confiance à la raison humaine, et donc à fonder la philosophie. Puis, après les Grecs et après Rome, la naissance de la science à la Renaissance a été un phénomène purement occidental, basée sur la mathématisation de l’étude de la nature. Donc, comprendre notre monde et son fonctionnement passe indubitablement par une compréhension de ce sur quoi il s’est construit : les mathématiques. Il n’y a d’ailleurs pas d’équivalent dans les autres cultures. Parler de mathématiques babyloniennes ou égyptiennes (au temps des Pharaons) est un abus de langage. Certes, les Égyptiens et les Babyloniens savaient compter, calculer et dessiner des figures géométriques (mais des enfants aussi savent le faire). Ce ne sont pas là des mathématiques. Ils n’avaient aucune idée de la démonstration et de l’axiomatique, qui sont les fondements de la mathématique stricto sensu.
Manipulations génétiques, pollutions diverses, pouvoirs et limites de la chimiothérapie, produits pharmaceutiques… En quoi la chimie a-t-elle profondément modifié notre monde ?
La chimie est, disons, le second aspect de la science. Thalès a une pensée que je qualifierais de substantialiste alors que pour Pythagore, le monde est formé de réalités ultimes d’ordre mathématique. C’est donc une pensée structuraliste. À partir de là, deux positions se forment. Soit l’on considère le monde comme une substance ou un ensemble de substances, ou alors on le considère comme formé de structures. La physique est une science structuraliste alors que la chimie, elle, est substantialiste. Et donc, notre monde, étant scientifique, l’est en somme deux fois, une fois du fait de la physique, une autre fois du fait de la chimie. Même s’il faut admettre aujourd’hui que la chimie est devenue un chapitre de la physique. Celle-ci étudie les particules élémentaires (qui sont plutôt conçues comme des objets mathématiques que comme des substances), alors que la chimie étudie les objets (atomes, molécules) formés à partir de ces particules. Évidemment, l’on pourrait aussi parler de la chimie en tant qu’industrie, et constater à quel point la vie quotidienne est bouleversée par les innovations chimiques : engrais et agriculture, antibiotiques et médecine, matériaux nouveaux et innovations technologiques devenues possibles. Pas d’Internet ni de téléphone portable ni de télévision possibles sans la chimie… Mais cela est bien connu.
Vous dites : « La valeur de l’humanité ne se démontre pas par le génie de quelques-uns de ses représentants. » Quelle est à vos yeux la valeur de l’humanité aujourd’hui ?
J’ai tendance à dire que l’humanité connaît un problème fondamental au XXe siècle, l’explosion démographique, combinée de surcroît à une diminution de la connaissance. Pourquoi ? Tout d’abord parce que le savoir, la science validée par l’expérimentation, ne cesse d’augmenter, et il n’est donc pas possible aux êtres humains d’assimiler tout ce savoir. Peu à peu, la science se sépare hélas de la population car, pour assimiler cette science de plus en plus vaste et difficile, il faut une bonne éducation. Pour cela, il est essentiel de construire des écoles, former des professeurs, que les classes ne soient pas surchargées… Il faut donc de l’argent. Malheureusement, en raison de cette augmentation démographique, de l’argent, il n’y en a plus ! À mes yeux, la valeur de l’humanité a hélas tendance à diminuer par ce mécanisme qui me semble inexorable, et je suis assez pessimiste pour l’avenir.
« Celui qui ne rembourse pas ses dettes est un voleur. Plus indigne de gouverner qu’un amateur de chansons douces ou de fellations profondes. » Sommes-nous donc gouvernés par des voleurs ?
La réponse est malheureusement : oui ! Je dirais qu’effectivement c’est tout le problème du vol. Lorsqu’il se déroule à mains armées, le vol est évident mais, dans notre société, le vol peut parfois être plus subtil ! Le monde politique, dans de nombreux États, emprunte de plus en plus avec des espoirs de pouvoir rembourser de plus en plus improbables. Ou bien il s’agit de vol, ou bien – ce qui n’est guère mieux –, il s’agit d’insouciance. Or gouverner, c’est prévoir ! Je nuancerais donc, en disant que nous sommes gouvernés soit par des voleurs, soit par des naïfs. C’est le problème du pouvoir, même si je ne sais pas ce que je ferais à la place des décideurs politiques face à la pression de la rue.