Les liens qui unissent le chef Olivier Bellin à son Auberge des Glazicks dépassent largement le simple cadre professionnel. Ce lieu, vissé à son corps, à son cœur, c’est avant tout celui de son enfance, de ses premiers souvenirs culinaires, de ces merveilleuses fragrances venues des cuisines où sa grand-mère et sa maman préparaient avec passion, pour les ouvriers de ce petit village de 2000 habitants qu’est Plomodiern, des plats qui sentaient bon la Bretagne. Ce restaurant, où le beau produit a toujours été roi, le chef l’a transformé en un haut-lieu de la gastronomie hexagonale dont les deux étoiles illuminent fièrement cette pointe Finistère. Laissez-vous guider pour un voyage entre terre et mer…
« Aujourd’hui, aller au restaurant est devenu presque un acte citoyen ! »
Après une première fermeture de deux mois en mars, le président de la République a annoncé un deuxième confinement qui vient encore toucher de plein fouet les restaurants qui doivent à nouveau, pour un minimum de quinze jours, fermer leurs portes. Comment avez-vous réagi à ces nouvelles annonces et comment voyez-vous l’avenir ?
Encore un coup dur pour notre profession ! Après, si on reprend un peu l’historique, ayant vu cet été une population circuler massivement en France, on se doutait qu’à la rentrée les contaminations allaient repartir à la hausse. Je ne sais pas pour combien de temps nous allons devoir vivre ce nouveau confinement, mais il faut comprendre que tout le monde n’a pas forcément les reins assez solides et la trésorerie nécessaire pour se relever. Déjà, beaucoup de restaurateurs ont souffert de la fermeture du mois de mars et, pour certains, ont dû se résoudre à fermer définitivement leurs portes. Avec cette deuxième lame de fond, d’autres vont forcément rester sur le carreau. Nous, on va devoir trouver des solutions, être flexi-réactif comme je le dis mais, quoi qu’il en soit, cela va être compliqué.
On pense, à tort, que les restaurants étoilés sont un peu à l’abri d’éventuels problèmes économiques alors que cette excellence est souvent également synonyme d’une fragilité financière et d’un flux tendu du fait de vos charges comme de vos coûts de fonctionnement très élevés ?!
Ce qui me met en colère, c’est que la semaine qui a précédé ce nouveau confinement synonyme de fermeture, je faisais entre 45 et 50 couverts jour, soit un taux de remplissage du restaurant de près de 100%. Nous surfions sur la vague estivale où nombre de parisiens, en raison du couvre-feu instauré dans leur région, venaient en province. Hier, en fermant les portes de l’Auberge à minuit, j’étais triste car j’ai dû me résoudre à mettre en sommeil un restaurant qui était plein jusqu’au moins la fin de la semaine. On a un peu trop tendance à oublier que la province, ce n’est pas Paris et, dans ce petit village de 2300 habitants qu’est Plomodiern, il n’est pas forcément facile de faire venir les gens pour manger dans un deux étoiles. Là, nous y étions parvenus et ce challenge que l’on avait relevé, on nous le réduit à néant. Alors oui, on bénéficie de prêts garantis par l’Etat, mais des prêts qu’il faudra rembourser ! On nous avait promis d’être exonérés de charges et, de ce côté, rien n’a été fait. Le chômage partiel, c’est très bien, mais il va falloir l’avancer. Certains peuvent trouver des solutions à court terme pour palier au mieux cette fermeture, mais me concernant, dans le petit village où se situe mon restaurant, le clic and collect ou la vente à emporter ne servent absolument à rien. Les gens n’ayant plus le droit de se déplacer, ils ne vont pas faire 30 bornes pour venir de Quimper juste pour prendre un plat à emporter. Au-delà de cette problématique, je pense que les plats d’un restaurant étoilé se prêtent peu à de la vente à emporter car chez nous, un plat, c’est la perfection de la cuisson qui fait que dès qu’une assiette est dressée elle est servie au client. Cette excellence n’est pas compatible avec la vente à emporter. Si cette nouvelle fermeture dure un mois, et franchement je crains que cela ne soit plus long que ça du fait que les gens qui vont travailler vont continuer à circuler donc à transmettre le virus, cela risque d’être vraiment compliqué de s’en relever sans se retrouver KO. Au moment où l’on se parle, je suis au restaurant pour finir de tout nettoyer et je n’ai aucune idée sur ce que sera l’avenir. J’ai la tête dans le brouillard et je vais donc laisser passer la journée afin de ne pas réagir à chaud et ainsi pouvoir réfléchir aux solutions à apporter. La chose qui est certaine, c’est que le premier trimestre de l’année 2021 risque d’être une catastrophe avec un nombre très important de fermetures définitives.
Nous sommes aujourd’hui dans un climat très anxiogène avec des libertés restreintes pour des raisons sanitaires. Pensez-vous qu’économiquement, le pays tout entier va avoir le plus grand mal à se relever ?
Même si chaque business model est différent, au-delà du monde de la restauration et du cuisinier en lui-même, ce sont les dommages collatéraux de cette crise pandémique qui vont faire très mal. C’est l’aspect sociétal qui fait surtout peur quant à savoir si les gens auront l’envie de revenir au travail, de s’imposer une rigueur, de s’investir dans des maisons comme les nôtres qui visent l’excellence au quotidien. Avec cette ambiance anxiogène actuelle et la tension que cela fait naître, j’ai parfois constaté au restaurant des situations, qui de prime abord pouvaient sembler banales, partir en vrille car le client tout autant que le personnel était à fleur de peau. Ce climat crée de fait des comportements démesurés. Moi, ça fait vingt ans que je bâtis cette maison qu’est l’Auberge des Glazicks pierre par pierre et je pense donc être assez solide, avec des clients qui nous sont fidèles, pour pouvoir affronter ce nouveau coup dur. Mais pour ceux qui viennent de se lancer ou qui étaient déjà avant le mois de mars dans des situations financières précaires, ce deuxième coup de massue va forcément sonner le glas. Aujourd’hui, aller au restaurant est devenu presque un acte citoyen !
Pour revenir à des considérations plus culinaires, vos premiers souvenirs en cuisine, sont-ce des odeurs, des goûts, tout autant que des bruits, une ambiance, celle du restaurant où des ouvriers se retrouvaient pour déguster les plats préparés par votre mère et votre grand-mère ?
J’ai toujours été bien nourri parce que ma mère et ma grand-mère faisaient à manger effectivement. La culture du bon produit est quelque chose qui est ancré en moi depuis mon plus jeune âge. Dans les années 80 ou 90, on parlait souvent de mauvais beurre. Moi, le mauvais beurre, je ne sais pas ce que c’est ! J’ai toujours été élevé avec cette culture du produit, du goût, du bon et d’une nourriture généreuse. Pendant l’été, ma maman qui était donc cuisinière s’occupait des mariages et n’avait pas vraiment de temps à me consacrer. Notre maison était située à 300 mètres du restaurant et, comme dans les années 80 il n’y avait pas vraiment de chambres froides, je me souviens que ma mère cuisinait dans une grande casserole d’environ 100 litres dans laquelle elle cuisait ses langoustines en grande quantité pour les banquets de mariages. Une fois cuites, elle mettait les langoustines dans des caisses en bois avec du papier journal au fond et les alignaient dehors afin qu’elles refroidissent. Je savais que vers 10 heures, ma mère commençait à mettre les premières caisses à l’extérieur. J’arrivais alors de la maison sans faire de bruit, je prenais une langoustine dont je cassais la queue pour en manger la chaire. Souvent, ma mère m’entendait et criait : « Olivier, arrête de manger les langoustines ! » Ce souvenir en plein été, celui de chaparder une langoustine prévue pour le mariage de l’après-midi reste imprégné en moi. Je garde en bouche le goût de ce produit très iodé, venant de la mer, avec sa chair fondante, ces succulentes langoustines du Guilvinec. Il y avait aussi les blanquettes avec ses oignons grelots que ma mère préparait pour les ouvriers, ses ragouts ou sa fameuse omelette plate sur laquelle elle versait, juste avant de la servir, un beurre noisette mousseux… Un vrai régal ! C’était une cuisine simple mais qui reposait sur des produits d’exception. La Bretagne est à mon sens aujourd’hui encore l’une des plus belles régions culinaires de France au niveau de ses produits.
Reprendre Les Glazicks, cet ancien restaurant familial dans le village de 2000 habitants qu’est Plomodiern pour en faire un restaurant doublement étoilé, c’était quand même un sacré pari !
Ça l’était, ça l’est et ça le sera encore demain, tout simplement parce que l’on est confronté à des choses auxquelles on ne s’attendait pas. Aujourd’hui c’est la Covid, mais hier lorsque j’ai décidé de transformer le restaurant d’ouvriers qu’était l’Auberge pour en faire un restaurant gastronomique, personne n’y croyait. Au départ, je peux vous dire que pas grand monde s’est pointé au resto et que des services à zéro couvert, j’en ai connus quelques-uns ! Les trois premières années ont été très compliquées et, plus d’une fois, la question du dépôt de bilan s’est posée. Ce sont peut-être aussi toutes ces épreuves passées qui, aujourd’hui, me permettent d’être dans une certaine forme de résilience et d’accepter la situation que l’on traverse.
La terre, la mer qui se racontent, qui se répondent et s’inspirent l’une de l’autre, c’est ce que vous avez souhaité mettre en lumière dans vos assiettes qui sont le parfait prolongement de cet environnement qui entoure votre restaurant ?!
Vous avez tout dit ! Au départ, pour communiquer sur le restaurant, je disais que je me trouvais face à la mer. En réalité, je suis dans un village campagnard qui se situe à trois kilomètres de la mer même si on la voit depuis l’Auberge. Ici, dans les années 70/80, une grosse partie de la production des éleveurs du coin, c’était le cochon. Je me trouve sur une terre agricole qui se jette dans la mer et c’est donc tout naturellement qu’avec le temps ma cuisine est devenue une association entre des produits de la terre et de la mer. C’est d’ailleurs ce que me préparait souvent ma maman le dimanche lorsque j’étais jeune avec des pâtes et des noix de Saint-Jacques sur lesquelles elle ajoutait des tranches de saucisson. Sans vouloir être prétentieux, aujourd’hui j’essaye encore d’aller plus loin dans ma démarche en proposant du tripier marin. Le côté sanguin de l’animal associé à des produits de la mer.
Langoustine Snackée/Sang de Boudin « crémeux », pied de cochon crousti-fondant ou homard cuisiné/voile de tête cochon condiment pomme-pamplemousse, comment naissent les idées de telles associations et quelles en sont les sources d’inspiration ?
Je suis gourmand. J’aime bien manger et donc, avec le temps, je me suis créé dans ma tête une bibliothèque de goûts. Je mets tous ces goûts dans des tiroirs et parfois, je les ressors pour associer certains d’entre eux. Comme la région s’y prête, forcément allier la mer et la terre dans un même plat coule un peu de source. Parfois ça marche et à d’autres pas. Il y a aussi le fait qu’entre chefs étoilés, il nous arrive souvent de nous croiser, d’échanger et parfois, au détour d’une conversation, peut germer l’idée d’un assemblage.
Vous dites justement : « La cuisine est un moment éphémère, essayons de le rendre unique et merveilleux ! » C’est ce souhait qui vous anime encore aujourd’hui, faire passer à celles et ceux qui poussent la porte de votre restaurant un moment unique ?
J’ai du mal à me mettre à table dans mon restaurant en prenant une certaine distance vis-à-vis du plat que, forcément, je connais par cœur. Par contre, lorsque je vais manger chez les copains, je ressens des moments comme ça où la bouchée est magique et la jouissance gustative éphémère. C’est une sensation, un instant de vie qui marque, mais qui passe. Il faut savoir en profiter et tenter justement d’offrir cela aux clients qui vont venir s’asseoir à la table du restaurant. C’est un défi de tous les services.
Pouvez-vous nous raconter ce déclic qu’a été dans votre vie la découverte le livre de Joël Robuchon, « Ma cuisine pour vous » ?
À l’époque, je me trouvais dans un restaurant qui se situe à Pont-l’Abbé. J’avais seize ans et étais en apprentissage. Le chef est venu me voir à la fin du service et m’a demandé si ce que je faisais me plaisait. Cuisson à la minute, petits flans de légumes, beaux dressages… Je lui ai expliqué que si tout me ravissait, ce n’était pas toujours facile car le matin même je n’étais pas parvenu à ouvrir les huitres. Là, le chef m’a demandé si je connaissais les grands noms du moment. À l’époque, ce que je savais des étoilés se limitait à Monsieur Bocuse, aux frères Trois Gros et à la Tour d’Argent. Le chef m’a fixé et est allé chercher sur une petite étagère le livre de Joël Robuchon, « Ma cuisine pour vous » que je ne connaissais pas du tout. Il m’a dit : « Lui, ce n’est peut-être pas le plus médiatique, mais c’est le plus grand ! » J’ai ouvert le livre et je suis tombé sur l’assiette belle de mer qui est du homard décortiqué, tranché, avec une petite touche de cerfeuil sur chaque médaillon. C’était si magnifique que tout naturellement je me suis exclamé : « Un jour j’irai chez Monsieur Robuchon ! » Forcément, le chef a rigolé car je ne savais même pas ouvrir une huitre. J’ai emprunté le livre et le soir même, dans la caravane dans laquelle je dormais, moi qui ne lisais jamais, je me suis plongé dans ces plats merveilleux et j’ai dévoré le livre en une heure et demie. Ça a été une vraie révélation !
Alors, forcément, travailler aux côtés de Joël Robuchon, ça été la concrétisation d’un rêve ?!
La nouvelle génération a changé mais moi, à l’époque, comme une groupie d’acteur ou de chanteur de rock, j’avais des photos de Monsieur Robuchon dans ma chambre. Je collectionnais tous les articles le concernant, ses interviews… Travailler chez lui était donc mon but ultime. À l’époque, je me souviens que le chef avait une chronique dans VSD que je découpais et collais dans un classeur pour tout savoir le concernant.
Votre cuisine brille par son inventivité, une prise de risques même, une technique rare… La troisième étoile, ça serait, au-delà du Graal qu’elle représente, une merveilleuse aventure, celle d’avoir fait d’un restaurant d’ouvrier qui a gardé son âme un fleuron de la gastronomie française ?
Ma quête va au-delà de cette troisième étoile. Mon but était d’amener un restaurant familial au sommet. Toucher l’exceptionnel par le biais d’un aboutissement personnel de travail. Quand j’ai pris le restaurant il y a vingt ans, j’ai dit à ma mère que mon souhait était de faire de l’Auberge des Glazicks l’une des plus grandes tables qui soit. Je me suis engagé à amener le restaurant familial sur le toit du monde. Ayant acquis du savoir auprès de Monsieur Robuchon par exemple, je voulais mettre à profit mon travail, ma connaissance, pour aller toujours plus haut et vivre des choses uniques. Aujourd’hui, à presque 50 ans, je pense être arrivé à une vraie maturité et, forcément, la troisième étoile demeure un objectif. Il y a quelques années, les médias avaient parlé du restaurant pour aller plus haut que la deuxième étoile, mais je pense sincèrement que nous n’étions pas prêts. Même si je ne suis pas le Guide Michelin, je crois aujourd’hui que ma cuisine est arrivée, depuis un an environ, à une sorte d’aboutissement personnel, une cuisine qui se raconte. Si je ne parviens jamais à obtenir cette troisième étoile, et bien le jour où je poserai mon tablier pour prendre ma retraite, je le plierai en quatre comme je le fais depuis toujours et il sera alors temps de faire le bilan de ce que j’ai fait à l’Auberge comme ailleurs. En attendant le coup de sifflet final, il faut continuer à tenter de rendre celles et ceux qui viennent manger heureux.
Vous disiez avoir formé plusieurs générations de cuisiniers. Voyez-vous une différence notable entre cette génération très médiatisée et celle dont vous êtes issu ?
Dans le mot cuisinier, il y a cuisine, cuisson. Aujourd’hui, on est sur une cuisine du cru, du vivant, de la couleur, une cuisine d’assemblage, beaucoup plus facile à faire et moins chronophage. Vous coupez une langoustine en deux, vous l’arrosez d’une vinaigrette, vous l’associez à un morceau de viande crue et ça vous fait un plat ! Je ne dis pas que c’est bon ou pas, mais est-ce encore de la cuisine ? Je n’en suis pas sûr ! Avec mes viandes, j’ai toujours un jus adapté à chaque animal. Chez Monsieur Robuchon, j’ai par exemple appris à faire du jus d’agneau, avec la carcasse de l’animal, une carotte et un oignon. Ça, c’est un vrai savoir-faire et un savoir-faire qui prend du temps.
Et vous pensez que ce savoir-faire se perd ?
Ça ne se perdra pas tant que ma génération sera encore là. Les réseaux sociaux sont à mon avis responsables du fait qu’aujourd’hui beaucoup d’assiettes se ressemblent et que l’on se dirige vers une certaine uniformisation de la cuisine. J’ai mis cinq ans pour obtenir ma première étoile Michelin là où aujourd’hui, en seulement un an, vous pouvez être étoilé. Tout va beaucoup plus vite et les chefs sont parfois deux en cuisine donc, forcément, ils se tournent vers le plus simple. Le point positif c’est qu’aujourd’hui, les chefs connaissent mieux les produits et respectent la saisonnalité tout en faisant rayonner leur terroir.
Ces bons produits, ce sont des éleveurs, des pêcheurs, des maraîchers… On oublie que cette fermeture des restaurants va également les impacter de plein fouet !
Le restaurant, ce n’est pas que le cuisinier mais tout ce qui en découle et gravite autour. Avec cet arrêt brutal, le producteur de légumes, le pêcheur, celui qui me livre les Saint-Jacques ou le beurre vont forcément en pâtir et cela va les fragiliser eux-aussi. Même si je n’achète pas en très grande quantité, je passe commande toute l’année et dans une relation qui, avec le producteur, l’éleveur, s’établit sur le long terme.
Si je vous invite à dîner, je vous prépare quoi pour vous faire plaisir ?
Je suis un grand mangeur de pâtes donc des pâtes au beurre ça sera parfait. Après, si vous voulez vraiment me toucher, faites-moi une crêpe au blé noir. Le but, c’est le partage. Ce n’est pas forcément le fait de préparer à manger qui va me faire plaisir mais l’occasion de passer du temps avec des gens car du temps, dans notre métier, on n’en manque cruellement. Accompagnez ça d’un bon verre de vin !