Plus qu’un spécialiste, Odon Vallet est LA référence culturelle, véritable bible de l’histoire des religions. Auteur de nombreux ouvrages sur la question, l’ancien maître de conférence à Sciences-Po est, au-delà de son savoir aux allures de Pic de la Mirandole, un philanthrope qui a su mettre à profit l’héritage financier paternel pour créer sa propre fondation, une fondation éponyme qui, chaque année, remet des bourses aux élèves les plus méritants de Paris mais aussi du Vietnam et du Bénin, pays dans lequel le mécène a ouvert de nombreuses bibliothèques. Alors que le monde, en pleine crise sanitaire, sociale et spirituelle se referme chaque jour un peu plus sur lui-même, Odon Vallet nous livre les clés pour que tolérance et ouverture à la différence soit à nouveau au cœur de notre système de pensée sociétal.
« La science contredit une religion fixiste, mais elle ne contredit pas une religion que je qualifierais d’évolutive. »
« Une heure de lecture est le souverain remède contre les dégoûts de la vie » écrivait Montesquieu. Vous qui vivez entouré de livres pensez-vous que notre société, plus tournée vers l’image que les écrits, a trop laissé de côté la littérature alors que, pourtant, on sait que ceux qui vont régulièrement à la bibliothèque multiplient par 2,5 leurs chances de réussite au bac ?!
Il est primordial d’allier l’image et l’écrit. Il ne faut pas négliger les textes même si effectivement on vit aujourd’hui dans une société de l’image. Nous avons, à la fondation Vallet, le premier réseau de bibliothèques de la francophonie avec plus de 1,5 millions de lecteurs, un chiffre qui ne cesse d’ailleurs d’augmenter de 15 à 20% chaque année alors que dans tous les autres réseaux de bibliothèques du monde, cela baisse. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous essayons de satisfaire TOUS les publics depuis celles et ceux qui sont âgés de 4 ou 5 ans et qui débutent la lecture par les bandes dessinées jusqu’aux lecteurs les plus aguerris. La BD est un passage presque obligé et essentiel pour intéresser les plus petits à l’univers de l’écrit. On passe ensuite aux livres de classe pour progressivement nous diriger vers ce qui conduit au doctorat puisqu’au Bénin, où nous sommes très présents, on ne peut pas passer un doctorat de droit ou de médecine sans venir puiser le savoir des livres dans nos bibliothèques. Certains me répondront à cela qu’Internet regorge aujourd’hui de données et de cours en ligne qui permettraient de se passer des livres ; Ce n’est pas vrai ! Tout simplement parce qu’à travers le monde, tous les foyers ne possèdent pas le matériel adapté par exemple à l’enseignement à distance. Il faut donc lire et débuter cet apprentissage des livres dès l’âge de cinq ans afin que la lecture soit un plaisir et non une contrainte. Nous avons effectivement prouvé, dans une étude réalisée au Bénin, que les chances étaient, comme vous le spécifiez, multipliées par 2,5 dans la réussite aux examens pour celles et ceux qui lisaient depuis leur plus jeune âge. Le meilleur collège du pays est d’ailleurs celui catholique de Lokossa qui se trouve à 200 mètres de notre bibliothèque dans laquelle les élèves ont l’habitude de se rendre régulièrement. Grâce à leurs lectures, ils font donc partie des meilleurs élèves du pays. Oui, les grands lecteurs ont de meilleures notes ! Je dirais d’ailleurs surtout les grandes lectrices puisque les filles lisent plus que les garçons, ce qui explique peut-être aussi que les résultats scolaires des filles soient légèrement meilleurs. Il faut donc lire, lire et encore lire !
Vous avez, comme vous le disiez, par le biais de votre fondation, ouvert de nombreuses bibliothèques. Comment selon-vous pourrions-nous intéresser à nouveau les élèves de notre hexagone à la lecture lorsque les ouvrages dits de référence de notre littérature ne sont plus lus et les grands auteurs peu à peu oubliés ?
En France, il faut bien avouer que dans les établissements, les CDI sont très moyens qualitativement parlant. Le premier point selon moi, outre cette problématique inhérente aux collèges et lycées, est qu’il ne faut pas limiter la dite grande littérature qu’aux ouvrages de référence français. Il serait important d’ouvrir cela à toute la francophonie car il y a par exemple de merveilleux auteurs canadiens, africains ou haïtiens. Lorsque vous regardez le prix Goncourt des Lycéens 2020 attribué à Amadou Amal pour « Les Impatientes », on ne traite pas là de français de métropole mais de France au sens large, la France polyculturelle. Notre pays ne peut pas se résumer à l’hexagone ! Il faut ouvrir ses lectures et, sur ce plan, il y a encore beaucoup de progrès à réaliser. Il est important, comme nous le faisons au Bénin, de donner accès aux bibliothèques tous les jours de la semaine et permettre à celles et ceux qui veulent emprunter des ouvrages de pouvoir le faire à toute heure du jour. La réglementation sur ce point doit à mon sens changer dans notre pays. On voit du reste que si Beaubourg a été un franc succès, c’est en grande partie parce que le centre est ouvert de 10 heures du matin à 22 heures, y compris les dimanches. Le deuxième point crucial est d’avoir des bibliothécaires proches des lecteurs et donc capables de les guider, de les conseiller, de partager avec eux leurs propres goûts. Il faut donc adapter le personnel en fonction du public, qu’il soit jeune ou senior.
Au-delà des bibliothèques, c’est aussi aux professeurs d’intéresser leurs élèves à la lecture qui doit être, comme vous le disiez, composée d’ouvrages francophones au sens large du terme !
Comment intéresser les élèves ? C’est là une vaste question ! Je trouve les programmes de français aujourd’hui un peu trop didactiques et compliqués. Finalement les bons vieux Lagarde et Michard avaient du bon. Qui aujourd’hui va lire les 1000 pages des Misérables ? La lecture demande beaucoup de temps et aujourd’hui, malheureusement, notre société n’en a plus. Il faut donc que le temps consacré à la lecture soit utilisé le mieux possible.
Vous dites que votre père, qui a gardé des chèvres, n’aurait pas pu réussir à notre époque. Est-ce ce qui a motivé votre souhait, par le biais de votre fondation, de remettre la promotion sociale au goût du jour ?
Mon père était originaire d’un petit village qui se situait du mauvais côté du Beaujolais, puisque côté forêt. Son propre père était très modeste et sa mère partie. Il avait néanmoins la chance que le curé de son petit village soit un moderniste, un progressiste. Son évêque l’avait d’ailleurs viré d’une grande paroisse pour le muter dans ce petit village quelque peu perdu. Ce prêtre a donné gratuitement des cours à mon père, cours qui lui ont permis de rattraper son retard scolaire. Il faut, de manière générale, qu’il y ait un intérêt de celles et ceux qui ont la culture pour ceux qui n’en ont pas. Faut-il appeler ça promotion sociale ? Oui ! Mais il ne faut pas penser que plus les gens sont pauvres, plus il faut s’en occuper. Je ne crois pas que le problème soit là ! Il faut donner à celles et ceux qui ont le goût des études, une appétence pour la lecture, les moyens de lire, de se former et d’étudier. Je comprends d’ailleurs très bien que certains ne le souhaitent pas. J’ai un grand ami qui s’appelle Lilian Thuram, champion du monde 1998, qui avait eu vent que certains élèves de ma fondation avaient été promus dans les classes du lycée Louis Le Grand à Paris. Il a souhaité dîner avec moi et ces élèves brillants, se plaignant que ses propres fils ne souhaitaient pas faire d’études et n’étaient polarisés que sur le ballon rond. Je lui ai dit : « Lilian, si tes fils souhaitent faire du foot, qu’il en soit ainsi ! » Le résultat aujourd’hui, c’est que Marcus est convoqué en équipe de France et joue dans un grand club allemand et son petit frère est quant à lui déjà à Nice en L1. Ils sont heureux, émancipés parce qu’ils ont fait ce qui les motivait depuis le départ et qu’ils ont l’intelligence du pied. Cela peut paraître idiot mais on ne devient pas bon footballeur si l’on n’a pas cette intelligence du pied. Je remets également des bourses dans les grandes écoles d’art comme l’école Boulle où il faut l’intelligence de la main. L’important, c’est que chacun fasse ce pour quoi il est doué sans que cela ne le dispense bien entendu de s’intéresser à la lecture.
Le Bénin est au cœur de votre fondation, un pays dont vous dites que catholiques, protestants ou adeptes du vaudou s’entendent sans animosité aucune. Comment expliquer que notre pays, lui, semble aujourd’hui si divisé sur le plan des religions ?
Ah la laïcité ! Moi, je n’aime pas trop la laïcité à la française car elle est l’objet de conflits incessants entre cléricaux et anticléricaux qui durent depuis plusieurs siècles. Au Bénin, la laïcité n’est pas source de conflit. Vous avez des catholiques, des protestants, des musulmans, des adeptes du vaudou et tout le monde s’entend bien. L’Etat respecte toutes les religions et accorde d’ailleurs à chacune un jour férié en fonction de ses fêtes religieuses respectives. En même temps, aucune religion n’est considérée comme supérieure à l’autre, un peu dans la même veine que le premier amendement de la constitution américaine selon lequel toutes les religions sont égales. Il est essentiel, dans notre société, d’éviter tout apriori par rapport aux religions au sens large, un apriori qui fragilise l’unité des français. La religion ne doit pas être la source de divisions.
Vous vous définissez comme un croyant œcuménique. On est là bien loin du concept des religions qui, aujourd’hui, semblent s’opposer les unes aux autres ? N’avez-vous pas la triste impression que l’on opère une sorte de dangereux retour en arrière où tolérance et religion s’opposent ?
Vous avez raison. Ma religion se rapproche du groupe des Dombes, groupe de dialogue œcuménique fondé en 1937 et qui réunissait une quarantaine de membres catholiques et protestants francophones dans une abbaye bénédictine de l’Ain. Ce groupe a mis au point tout un tas de consensus sur les grands sujets du christianisme que sont la foi, la bible, le ministère de l’unité, le pape, la communion… Je trouve cette initiative tout à fait remarquable même si ce groupe n’a hélas pas été suivi par la suite. Au sein même du christianisme, on note d’ailleurs que certains misent sur une forme de retour en arrière. Qu’est-ce qui a motivé cet œcuménisme ? C’est la guerre de 14-18 où l’on se tapait dessus quelle que soit sa religion ! On a compris que toute guerre n’était pas une guerre de religion mais que toute guerre revêtait un aspect religieux qui venait intensifier la haine de l’ennemi, perçu comme le diable. Ce mouvement œcuménique a compris que quelle que soit notre religion, on était finalement tous des fils d’Abraham. Il est important de mettre en lumière ce qui nous rassemble et non ce qui nous oppose. Qu’il y ait des différences oui, mais des divergences non !
La France multiplie les mouvements sociaux, le monde, en proie à la Covid-19, se replie sur lui-même, la radicalisation de certains conduit à la violence extrême… Peut-on se diriger à moyen terme vers une nouvelle guerre de religion ?
Que l’avenir nous mène à une guerre de religion je ne sais pas, mais vers une guerre ayant une dimension religieuse, pourquoi pas ! Il y a pourtant toujours à mon avis la possibilité de se réconcilier avec des gens en qui vous ne croyez pas et arrêter de se focaliser sur les différences. Si vous lisez le « Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry, vous verrez qu’il est écrit « Mon pire ennemi est celui qui me connaît le mieux. » D’une certaine façon, être connu par votre ennemi rend peut-être le dialogue possible. Si vous n’avez de dialogues qu’avec vos amis, avec celles et ceux qui pensent comme vous, ce n’est plus un dialogue, mais un monologue qui ne fera en rien avancer les choses.
Il y a un décalage flagrant entre la hiérarchie ecclésiastique et la répartition des catholiques dans le monde. Après un pape argentin, peut-on imaginer un pape africain ?
Tout comme beaucoup d’Africains, je ne suis pas partisan de cette solution car le seul qui pourrait être élu pape serait aujourd’hui le cardinal Sarah qui est guinéen. Bien que très intelligent, ce cardinal a des positions très conservatrices et ne cesse de dire du mal des occidentaux. Pour être pape, il faut être l’homme de l’unité et de l’universalité, deux éléments essentiels que ne peut symboliser le cardinal Sarah. Je pense qu’il faudrait pourquoi pas un nonce apostolique tel Mgr Gallagher ou bien encore le cardinal secrétaire d’Etat, Pietro Parolin qui sont beaucoup plus des hommes du consensus et qui possèdent une vision globale du monde. Aujourd’hui, l’universalité est la clé de tout.
Vous avez, entre-autre, publié un « petit lexique des idées fausses sur les religions ». Quelles sont aujourd’hui les principales idées fausses que l’on continue à véhiculer et qui éloignent la religion qui se veut amour et tolérance de son message premier et fondamental ?
La religion la plus récente, l’Islam a été fondée il y a 1300 ans, le judaïsme il y a plus de 2000 ans et le christianisme il y a 2000 ans et non en huit jours mais en plusieurs siècles… Aujourd’hui certains pensent qu’il ne faut surtout pas adapter des règles millénaires. C’est tout bonnement impossible car vous vous retrouvez aujourd’hui avec des tas d’éléments qui n’existaient pas il y a 2000 ans. On ne peut pas continuer à énoncer les vérités de la foi dans les mêmes termes qu’avant. Si dans une religion les grands principes demeurent, cela ne peut pas être maintenu à la lettre. La lettre tue et l’esprit vivifie comme le dit l’évangile. Il faut éviter d’être dans une sorte de fixité de la religion. Les questions de contraception n’existaient pas à l’époque du Christ et il est impossible de dire : « Jésus aurait été pour ou contre ! » Il ne faut surtout pas une religion au rabais mais une religion dont les mots, et ça le pape François le fait très bien, soient adaptés à notre époque.
Comment expliquer que la religion chrétienne soit en pleine expansion dans le monde et dans un tel déclin en Europe ?
C’est tout simple, cela tient à la démographie. Il y a environ 2,1 milliards de croyants dans le monde dont 1,3 milliards de catholiques, 600 millions de musulmans et le reste sont des orthodoxes. En même temps, quand vous voyez le taux de natalité en Afrique par rapport à celui de l’Europe, vous comprenez ce déclin européen. C’est d’ailleurs la même chose pour l’islam où les ¾ des musulmans ne sont pas des arabes. Le premier pays musulman au monde, c’est l’Indonésie, puis le Pakistan, le Bangladesh et enfin l’Inde. Même si l’on ne peut prévoir l’avenir de la démographie, ce qui est sûr, c’est qu’en Europe, depuis le siècle des lumières au XVIIIe, la pratique religieuse est en baisse tout comme les sacrements en partie parce que l’église a décidé de se cramponner au passé. Le siècle des lumières luttait contre l’obscurantisme acceptant que l’homme puisse descendre du singe sans faire croire que l’humanité n’avait que 3000 ans alors qu’elle a plusieurs millions d’années. La science contredit une religion fixiste, mais elle ne contredit pas une religion que je qualifierais d’évolutive. Il faut à ce sujet absolument relire Teilhard de Chardin et ses grands textes comme « La Messe sur le Monde » ou « L’Hymne à la Matière ».
Marx disait que la religion est l’opium du peuple. Quel est selon-vous aujourd’hui ce nouvel opium ?
Il y a plein d’addictions que ce soit aux opiacés ou au téléphone portable. Dans le sens opium du peuple Marx sous-entend que la religion console le peuple. Mais le peuple n’a-t-il pas besoin de consolation et devrait-il avoir pour ennemis les prêtres ? Je ne le crois pas.
Dans la Bible, on évoque l’apocalypse. Pensez-vous que notre monde va vers une apocalypse ou vers une résurrection dont cette crise aura été un facteur déclencheur ?
On donne à l’apocalypse une image de fin du monde, une image désastreuse. Il se trouve qu’il y a plusieurs mois, sur une antenne, j’avais dit : « Attention à la guerre civile en France ! » L’ancien chef d’état-major des armées, Pierre de Villiers, viré par le Président Macron, pense la même chose. J’espère que nous avons tort, mais je pense qu’il faut une grande réconciliation nationale pour éviter cela. Aujourd’hui, le Sacré-Cœur qui du fait de la fermeture de Notre-Dame est le monument le plus visité de Paris et où des gens des cinq continents se pressent est un parfait résumé de ce qu’il faudrait faire que l’on soit chrétien ou pas. Dans ce cœur, il y a des religieuses françaises, des enfants de chœur asiatiques ou africains… Il est intéressant de constater que tous les continents y sont représentés. Il n’y a pas d’avenir possible sans une rencontre, un dialogue entre des gens venus de tous les horizons. Par les quatre horizons qui crucifient le monde… Comme le disait le grand poète Francis Jammes dont Brassens a fait une merveilleuse chanson. Il faut sortir de sa petite planète minuscule qu’est la France et voir grand, pensez francophonie et universalité. Le monde n’est plus ce qu’il était il y a 2000 ans. Ouvrons-nous aux autres ! Je trouve d’ailleurs à ce sujet honteux que l’on ait sensiblement augmenté les frais de scolarité pour les étudiants d’origines étrangères désireux d’étudier en France. Si vous avez la peau noire ou les yeux bridés, vous allez devoir payer plus cher que si vous êtes blond aux yeux bleus. C’est simplement indigne de la France.