L’improvisation est un art que Baptiste Trotignon maîtrise sur le bout des doigts. Seul, assis au piano, porté par l’inspiration du moment, il donne vie à une large palette de sentiments, où le registre lexical laisse place aux notes. Tristesse, joie, amour, colère ou bien encore mélancolie, l’artiste transforme les mots en une exacte illustration de la pensée kantienne selon laquelle la musique serait la langue des émotions. Phrasé jazzistique ou harmonies aux inspirations classiques, Baptiste bouscule les genres et virevolte sur les deux faces d’une même pièce, celle d’un champ musical en mouvement perpétuel. Artiste majeur de la scène jazz, compositeur, entre-autre, d’un concerto pour piano qu’il a livré en offrande au virtuose Nicholas Angelich, Baptiste Trotignon n’a de cesse de défricher de nouveaux territoires. Pour preuve son dernier album, fruit d’une longue maturation où le piano acoustique se veut tantôt solitaire, tantôt agrémenté de délicieuses rencontres ou les instruments tout autant que les voix se croisent. Entretien en toute intimité…
« Mozart était très Rock ‘n’ roll dans son approche, une sorte de Mick Jagger avant l’heure »
Plus qu’un changement, ce nouvel opus semble avoir été une sorte d’antidote (nom que Baptiste voulait, au départ, donner à cet album). La musique guérit donc de tout ?
De tout non, mais dans la pratique d’un instrument je trouve qu’il y a quelque chose qui se rapproche un peu du yoga. Cela fait appel aux sens, au corps et, bien évidemment, à l’esprit. Lorsque l’on joue d’un instrument on est dans une sorte de dialogue permanent avec son corps et cela peut s’avérer de l’ordre de la thérapie. Cette fusion avec l’instrument est intime. On ne peut pas se mentir car il faut en permanence être en contact avec le plus profond de soi.
Au-delà de la pratique de l’instrument et de ce rapport particulier entretenu avec celui-ci, la musique peut-elle également être un exutoire capable d’exprimer des sentiments autrement qu’avec les mots ?
Il y a effectivement une forme d’exutoire. Il est néanmoins difficile de mettre un mot sur l’émotion qui est transcrit par l’instrument. Ce que je peux dire, c’est qu’après un concert qui s’est bien déroulé, je me sens plein de belles énergies. C’est donc que, forcément, j’ai libéré des toxines mentales. Lorsque j’étais enfant, j’ai abordé la musique comme une sorte d’îlot de sauvetage pour sortir d’un contexte familial assez oppressant. Me rendre à mes cours de piano, c’était une bouffée d’oxygène, une bulle qui me permettait de m’extraire du monde et me faisait me sentir bien. En situation de concert, j’essaye toujours de recréer cette bulle. Et, paradoxalement, plus je parviens à générer cette bulle d’intimité et plus il y a une véritable interaction avec le public. La musique représente un panel très large d’émotions et le terme exutoire revêt peut-être un côté un peu trop péjoratif.
L’Antidote, cela fait quand même référence à une sorte de douleur…
Je précise que c’est plus de l’ordre du clin d’œil que de la signification littérale. Cet album a été enregistré sur une période inhabituellement longue car il a été compliqué de mettre en place certains duos pour des questions de plannings respectifs mais également parce que j’ai traversé des choses personnelles compliquées qui m’ont obligé à reporter certaines séances d’enregistrement. Bizarrement, lorsque l’album a été achevé, j’ai été agréablement surpris du fait qu’il était plutôt structuré et homogène. Ce n’était pas forcément évident au départ car il n’était pas du tout conceptualisé hormis le fait que je souhaitais que le piano acoustique soit au cœur de la musique.
Pour revenir à cette bulle que vous créez lorsque vous êtes au piano, vos concerts sont de véritables performances où le physique et le mental semblent jouer un rôle prépondérant. Comment qualifieriez-vous l’état qui est le vôtre lors de ces récitals ?
Encore plus pour le piano solo que lors de prestations en trio ou quartet où, disons, les charges sont réparties, cela me demande une assez longue mise en condition. Un savant dosage entre la confiance en soi et le lâcher prise. Il faut avoir travaillé les morceaux, mais pas trop afin de laisser une part à l’improvisation qui, pour le coup, sera en fonction de l’état du moment. Cet état demande que les choses soient préparées mais pas planifiées. J’essaye d’être le plus « moi » possible, m’extrayant du monde extérieur. Pour donner le meilleur, il faut entrer dans une sorte d’introspection. S’écouter soi-même, ce n’est pas du tout de la masturbation sonore, c’est écouter le son qui sort du piano et se laisser un peu enivrer par cette sonorité. Il faut être contemplatif de son Moi afin que cela génère des idées. L’important est de trouver un point d’équilibre entre l’harmonie, le rythme, le corps, cette rigueur et un lâcher-prise nécessaire à la magie de l’instant.
Justement, en concert, vous avez la grille harmonique, rythmique du morceau, une structure pour aller d’un point A à un point B. Mais comment là-dedans se structure l’improvisation ?
Il y a une phrase de mon « vieux frère » Aldo Romano que j’aime bien citer et qui explique pas mal de choses sur ce point. « L’improvisation, ça ne s’improvise pas ! » C’est très juste. Il ne faut pas croire que l’improvisation c’est quelqu’un qui a un peu plus de feeling que les autres, n’a pas peur et se lance dans des trucs que d’autres musiciens n’osent pas faire. L’improvisation, c’est plus subtil que ça ! Pour ne parler que de l’improvisation jazzistique, elle revêt tout un tas de règles qu’on met des milliers d’heures à apprendre, à étudier avec beaucoup de rigueur, de tradition, d’amour, pour arriver vers l’acquisition lente d’un savoir-faire. Il faut comprendre comment fonctionne le rythme dans le jazz, ce que fait le batteur, le langage de l’harmonie, l’art de la mélodie, ce que l’on a le droit de faire, de ne pas faire et que, pourtant, on ose au fil des années… Il faut se familiariser avec les règles afin d’être capable de les transcender.
Là encore l’improvisation est différente que l’on soit seul au piano ou en groupe où l’on doit écouter les autres plus que son Moi profond ?!
Disons que de manière générale, que l’on soit en groupe ou en solo, on suit des structures, des canevas qui correspondent à un nombre de mesures, à un débit de notes. Toute l’acquisition du savoir-faire, c’est comment se débrouiller pour, à l’intérieur de ce canevas, avoir une marge de liberté. Personnellement, j’ai voulu faire de la musique lorsque j’étais gamin pour répondre à cette envie de liberté. Tout le paradoxe, pourtant, comme le disait Sviatoslav Richter : « C’est en m’enfermant que j’ai trouvé la liberté. »
« J’improvise donc je suis »… la phase d’improvisation serait-elle une digression de la pensée de Descartes ?
Pas forcément car de grands interprètes, comme Richter par exemple, dans la musique classique n’ont jamais improvisé une seule note et font pourtant preuve d’une conscience musicale et d’une imagination poétique rare. Après, que l’improvisation soit une forme de composition, oui très clairement. L’improvisation n’est rien d’autre qu’une composition en direct. Il y a également plusieurs formes d’improvisation. Dans celle jazzistique, il est indispensable de comprendre ce que fait le batteur sinon il est impossible de jouer. En solo, c’est différent et plus aisé de sortir de la structure donc d’improviser encore plus librement. Je dois avouer que les concerts dont je suis le plus satisfait sont ceux où j’ai essayé des choses nouvelles qui m’ont amené ailleurs, sortant de ma zone de confort. Dans d’autres formes d’improvisations comme la musique indienne traditionnelle, les règles sont différentes et c’est une toute autre complexité. Mettez un grand improvisateur de jazz et un grand improvisateur de musique indienne et il y a très peu de chances malgré leurs talents réciproques que cela fonctionne.
On évoquait Richter. Avec ce nouvel album vous faites une fois encore une incursion dans la musique classique avec cette Sarabande extraite d’une partita en Do mineur de Bach. Bach, c’est un registre émotionnel très particulier qui collait bien avec celui qui était le vôtre lors de la composition de cet album ?
Pour cette sarabande que je déforme et sur laquelle j’improvise, j’avais les partitas de Bach pour m’échauffer le matin en arrivant au studio. En discutant avec l’ingénieur du son, on s’est dit que cela serait marrant qu’il y ait un peu de musique classique comme c’est le cas lors de mes concerts. Dans mon travail personnel, disons que certaines partitions de Bach et Chopin sont un peu des madeleines de Proust. J’avais eu l’occasion il y a deux ans environ pour une demande en Espagne de créer un répertoire autour de Bach. C’était un gros travail en amont pour lequel j’avais pris des extraits du Clavier bien tempéré ainsi qu’une aria de la Passion selon Saint-Mathieu. Parfois, sur Bach, improviser s’y prête bien. C’est très quantifié, avec un accord par mesure, donc très facile à jazzifier. Plus une pièce de musique se rapproche d’un schéma jazzistique, c’est-à-dire une mélodie et une grille harmonique très clairement dessinées, plus il est relativement simple de la sortir de son canevas de départ. L’exemple typique c’est « Après un rêve » de Fauré qui a été repris de nombreuses fois. Il y a là une mélodie très vocale et une partie piano qui est très proche d’une grille de jazz. Paradoxalement, alors que le langage harmonique de Ravel est assez proche de celui du jazz, essayer de prendre « Le Tombeau de Couperin » et d’en faire du jazz… c’est juste impossible !
Lorsque vous aviez composé le concerto pour piano interprété par Nicholas Angelich, c’était, comme vous l’expliquiez, un fantasme. Vous reste t-il de nombreux fantasmes musicaux à réaliser ?
Forcément moins qu’il y a 25 ans, mais il faut toujours garder une forme d’émerveillement afin de continuer à avancer. Après, c’est toujours un peu plus compliqué lorsque l’on est dans le « système » de garder ce sens naturel de la contemplation qui est la nôtre quand on est ado. Il y a une dizaine d’années, j’ai eu en effet cette démarche d’écrire de la musique pour des interprètes classiques. Cela m’a permis de sortir de l’idiome jazzistique dans lequel j’évoluais jusque-là. Ce concerto était la première grosse pierre d’un nouvel édifice. Aujourd’hui, dans l’investissement temps, la composition « classique » représente au moins 50% de mon travail. Depuis le concerto pour piano, j’ai écrit plusieurs pièces de musique de chambre, j’ai composé deux ou trois pièces d’orchestre, de la musique pour chœurs, c’est devenu une activité à part entière. Comme cette activité-là est plus récente, disons que les fantasmes y sont plus nombreux. Ecrire un concerto pour violon, une symphonie… Voilà les choses que j’aimerais faire.
Pour ce premier concerto pour piano joué par Nicholas Angelich, a t-il été facile d’abandonner son œuvre aux mains d’un autre ?
Ça a été très compliqué. J’ai mis un an à composer ce concerto et je me souviens très bien du premier jour où la pièce a été jouée à l’opéra de Bordeaux. Le trac était censé être plus sur les épaules du soliste Nicholas Angelich ou même de l’orchestre puisque moi j’étais juste assis à ma place à regarder tout cela de loin. J’ai pourtant rarement eu autant d’appréhension, bien plus que lorsque je suis sur scène.
Se nourrir d’autres genres musicaux, sortir de sa zone, disons, de confort, c’est élargir son spectre émotionnel ?
J’essaye de donner des formes différentes à un fond émotionnel qui reste le même. Quand je vais écrire pour chœurs et violoncelle puis que je vais jouer à l’orgue Hammond qui donnera quelque chose de plus amplifié, où me frotter au jazz cubain et sa sophistication rythmique, mon souhait est simplement de proposer des formes différentes. Je crois que même si l’on évolue en fonction de l’âge, des périodes de la vie, que notre savoir-faire augmente avec les années, le fond et la forme, eux, restent perpétuellement en communication permanente. L’un nourrit l’autre !
Cet album est justement nourri de nombreuses rencontres et, dans votre carrière, de Melody Gardot à Miossec ou de Natalie Dessay à Ibrahim Maalouf, vous avez là encore fait se côtoyer divers genres. Le jazz c’est aussi cette aptitude à se fondre dans tous les univers musicaux ?
Le jazz est polyvalent dans le sens où, pour être capable de jouer cette musique, il faut avoir travaillé beaucoup d’éléments du langage musical. Que ce soit manipuler la mélodie, le rythme… c’est un large savoir-faire qu’il faut maîtriser et, précisément, ce savoir-faire permet une grande adaptabilité. Cela donne pas mal d’atouts. Le revers de la médaille, c’est de se dire que l’on peut mélanger tout avec n’importe quoi. Là, il y a une frontière qui peut-être un peu casse-gueule. Le jazz est, par essence, dans son histoire, une musique de métissage entre influence noire-américaine et harmonie occidentale. On ne va pas refaire l’histoire du jazz, mais du blues des champs de coton sur lequel on a mis des accords, au Bebop de Duke Ellington où l’on retrouve du Stravinsky et du Ravel mêlés à l’énergie du groove propre à la musique afro-américaine… Ce métissage de départ est devenu avec le temps une musique savante à part entière au même titre que la musique classique. Après, il faut savoir jusqu’où on peut aller dans ce métissage sans sombrer dans le n’importe quoi. Par exemple, j’avais accepté, il y a deux ans, d’interpréter un concerto de Mozart. En parallèle je devais également jouer un autre concerto, une œuvre de jeunesse de Mozart sur laquelle j’étais censé improviser les cadences comme lui le faisait à l’époque. Mozart était très Rock ‘n’ roll dans son approche, une sorte de Mick Jagger avant l’heure. Jouer un concerto de Mozart, c’est, malgré mon bagage, ma limite. Ça ne me viendrait par exemple jamais à l’esprit, même si on me l’a proposé, de jouer le concerto pour piano et trompette de Chostakovitch. J’avais mis le nez dans la partition et là, j’ai vu que c’était trop risqué. Il est donc important de connaître ses propres limites, de délimiter son espace et aller jusqu’aux frontières de celui-ci sans jamais les dépasser. Toutes ces histoires de métissage entre les musiques ces ponts entre différents genres, c’est exactement la même chose. Parfois c’est magique, mais d’autre fois cela s’avère totalement raté. Je compare cela avec la cuisine. Si un grand chef étoilé a plein de merveilleux ingrédients à sa portée, ce n’est pas parce qu’il va tout mélanger que cela sera forcément bon. L’essentiel, c’est de savoir doser. Curieusement, je me suis rendu compte que lorsqu’il y a des rencontres artistiques, cela fonctionne mieux entre musique classique et chanson dîtes populaire, pourtant aux antipodes, mais formées par une structure immuable qu’avec le jazz où les choses sont beaucoup moins figées.
Pour conclure, si vous ne deviez garder que trois albums qui résonnent avec votre état émotionnel du moment ?
Un bon disque de Blues acoustique instrumental, « Goin Home » de Archie Shepp et Horace Parlan pour me détendre. « Harmonielehre », la grande pièce symphonique de John Adams. Les cantates de Bach par Masaaki Suzuki.