Musique

Peter Erskine, groove machine

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Peter Erskine a beau être crédité sur plus de 600 sessions d’enregistrements, son nom demeure à jamais lié à celui du Weather Report, véritable « All star band » fondé par Joe Zawinul et Wayne Shorter. Avec son acolyte et légendaire bassiste Jaco Pastorius, le binôme a formé l’une des plus belles sections rythmiques de l’histoire du jazz fusion et, plus largement, de la musique. La machine à groove Peter Erskine nous livre ses souvenirs d’une vie menée à la baguette


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Vous avez grandi dans le New-Jersey et votre père jouait de la basse pour payer ses études de psychiatre. Votre environnement familial a-t-il été propice à votre désir de vous mettre à la batterie dès l’âge de quatre ans ?

De toute évidence, la musique qui était très présente dans ma famille a joué un rôle primordial dans mon souhait de devenir batteur. C’était le début de la stéréo et mon père possédait pas mal de vinyles avec beaucoup de percussions qui permettaient de mettre en évidence justement tout le champ sonore couvert par la stéréo. Le son se baladait d’une enceinte à l’autre et je trouvais cela fascinant. Cela m’a rapidement inspiré et c’est donc tout naturellement que je me suis tourné vers la batterie.

À 18 ans, vous prenez la route dans l’orchestre de Stan Kenton. Être si jeune en tournée a dû être une sacrée expérience ?

En fait, je m’étais préparé à cette vie. C’était vraiment, dès le départ, ce que j’avais en tête. Enfant, je participais aux camps jazz d’été organisés par Stan Kenton. Le premier auquel j’ai assisté, c’était en 1961, j’avais sept ans. Parmi les autres élèves, il y avait Keith Jarrett, Gary Burton, Don Grolnick, Randy Brecker, David Sanborn… Cela grouillait donc de jeunes talents qui allaient tous mener des carrières fabuleuses. Nous vivions musique 24h/24. Je savais donc très jeune que ma vie se déroulerait en grande partie sur la route. J’ai quitté le foyer familial à 14 ans pour aller étudier dans une école de musique située dans le Michigan. Et puis, tout s’est enchaîné rapidement et je me suis effectivement retrouvé en tournée en compagnie de Stan Kenton. Je ne vais pas dire que c’était mon destin, mais il y avait là pour moi quelque chose de tout à fait logique, de naturel. À partir de ce moment, je passais 300 jours par an en tournée, focalisé sur le fait de ne cesser de m’améliorer musicalement tout en poursuivant une éducation scolaire afin de m’ouvrir au monde, à la connaissance.

Désormais, la musique est essentiellement digitale avec des centaines de milliers de morceaux disponibles en ligne. Lorsque vous avez débuté votre carrière, le rapport à un vinyle que l’on achetait et que l’on écoutait en boucle était tout autre. Je crois d’ailleurs que l’album de Miles Davis et Gil Evans, « Miles Ahead », a été l’un des piliers de votre découverte du jazz ?!

« Miles Ahead » a été essentiel pour moi ! Tout d’abord pour le génie créatif de Miles Davis et Gil Evans. Mais cet album est, à plusieurs titres, un réel monument de la musique. Il y a tout d’abord la composition de Dave Brubeck « The Duke » qui est l’un de mes morceaux préférés de tous les temps. Dans cet album avec orchestre, le batteur, Art Taylor, joue une rythmique à l’opposé de celle que l’on retrouve normalement dans un big band. J’ai dû écouter et réécouter le disque pour comprendre à quel point ses figures rythmiques étaient totalement novatrices. De toutes les collaborations de Miles Davis, cet album revêt véritablement un caractère tout à fait particulier qui en fait une pièce essentielle de l’histoire du jazz et, plus généralement, de l’art de l’orchestration.

Entretien

Quand on évoque le nom de Peter Erskine, la plupart des gens pensent invariablement à Weather Report. Pouvez-vous nous parler du début de cette merveilleuse aventure ?

Je jouais à l’époque dans l’orchestre de Maynard Ferguson. Le trompettiste, Ron Tooley, était un ami de Jaco Pastorius. Un soir, alors que nous jouions à Miami, Ron a appelé Jaco juste histoire de discuter un peu. Etonnement, il était chez lui et a répondu. Ron a proposé à Jaco de venir nous voir jouer le soir même. Il a tout d’abord refusé, prétextant qu’il était déjà venu lors du précédent passage du groupe à Miami. Ron a insisté en lui expliquant qu’ils venaient de dénicher un nouveau batteur et que cela valait le coup de se déplacer. Finalement, Jaco s’est pointé au concert. À l’époque, Alex Acuna, qui était le batteur de Weather Report, avait l’intention de quitter le groupe donc Joe, Wayne et Jaco étaient à la recherche d’un remplaçant. Ils prévoyaient d’enregistrer un nouvel album avant de repartir en tournée. Quelques temps après le concert à Miami, Jaco m’a appelé pour me proposer une audition pour Weather Report. J’ai décliné l’invitation car je ne me voyais pas quitter Maynard Ferguson du jour au lendemain. Pour info, je ne me sentais pas prêt à relever le défi ! Je crois que le fait que je refuse une telle proposition a beaucoup impressionné les membres de Weather Report. Plus tard, ils sont revenus vers moi et là, je n’ai pas pu refuser. Au départ ce devait n’être que pour une tournée au Japon et, finalement, cela s’est transformé en quatre années d’une superbe collaboration.

Vous vous souvenez de cette première audition avec Weather Report et de ce moment où Joe Zawinul vous a annoncé que vous étiez pris pour la tournée au Japon ?!

On avait une répétition et, en tant que batteur de big band, j’avais l’habitude de suivre l’orchestre, de jouer disons de manière assez conventionnelle en appliquant les règles, ce qui était quand même assez loin de l’approche musicale de Weather Report pour qui il n’y avait justement aucune règle. Si la répétition s’était déroulée comme prévu, je pense qu’il aurait été plus compliqué pour moi de m’imposer. L’histoire veut que, ce jour-là, les membres du groupe sont arrivés tellement en retard au studio que j’étais vraiment énervé. Alors, au lieu que l’on me demande de jouer quoi que ce soit, c’est moi qui, dès le départ, ait pris la main et commencé à donner le tempo. En gros le message c’était : « Hey les gars, voilà ce que je sais faire. Et vous ? ». Ils ont aimé cet état d’esprit. Le mode de pensée de Weather Report était énormément calqué sur celui en vigueur chez Miles Davis. Il fallait s’approprier la musique, faire preuve d’une immense confiance en soi. Je crois que l’étude des membres du Weather Report par un anthropologiste serait à ce titre intéressant pour définir l’espèce humaine (rires). Joe et Jaco étaient un peu les primates du groupe, toujours désireux de prouver aux autres leur supériorité.

Et Wayne Shorter ?

Wayne Shorter était un peu le yin du yang de Joe Zawinul. Dans le groupe il était une sorte de sphinx, calme, posé, mystérieux. Je ne suis pas une personne religieuse mais je crois que Wayne Shorter était destiné à quelque chose qui dépassait sa simple personne. C’est un peu comme si son destin, l’empreinte qu’il devait laisser sur la musique, étaient écrits. Joe et Jaco étaient quant à eux si enfermés dans la compétition à laquelle ils se livraient l’un l’autre que cela nuisait quelque peu à une certaine émancipation musicale. Wayne avait une vue plus abstraite du monde qui l’environnait.

Entretien

La section rythmique Peter Erskine/Jaco Pastorius était une véritable machine à groove. Il y avait une réelle connexion entre vous ?!

Je crois que tout le crédit de cette section rythmique revient à Jaco ! Il était un monument de la basse. Nous avions tous les deux grandis avec les mêmes influences musicales et notre placement rythmique était donc très en phase. Au-delà de la musique, nous étions vraiment très proches. Nous sommes immédiatement devenus amis et jouer ensemble était quelque chose de si naturel que forcément cela créait une véritable osmose dans notre jeu. Ensemble, on parvenait à tirer le meilleur de nous-même comme de l’autre. Nous fusionnions littéralement. Un jour, je me souviens que j’étais au studio et que je me suis mis au piano. Je ne suis pas un bon pianiste mais je connaissais une suite de Bach que je me suis mis à interpréter. Les membres du groupe se sont pointés et, en m’entendant, ils sont restés bouche bée. Cela m’a donné à leurs yeux, je crois, une certaine crédibilité musicale. Je devais être le premier batteur qu’ils entendaient jouer du Bach ! Je dois avouer que cette version du Weather Report avec moi à la batterie n’est pas celle que je préfère. J’aime beaucoup celle avec Omar Hakim !

Vous n’écoutez pas de temps à autres d’anciens live du Weather Report ?

Avec moi à la batterie, pas trop pour tout vous dire. Je suis actuellement en train de puiser dans des bandes inédites pour une donation à l’université de Stanford en Californie. C’est une multitude de cassettes, d’enregistrements digitaux réalisés directement sur la table de mixage, de concerts captés sur des caméras vidéo… Il doit y avoir environ 1000 morceaux. Alors je suis obligé de replonger dans tous ces enregistrements de l’époque dont ceux où je figure au line-up. C’est là que je me rends compte que Weather Report était vraiment un groupe de live. Sur scène, les musiciens rayonnaient et laissaient parler leur sens inné de l’improvisation. Il y a quelques concerts dont certains donnés à Paris que j’écoute encore avec un certain plaisir. Nous adorions venir à Paris du reste. D’ailleurs, parlons un peu de la France, ça vous dit ?

Avec plaisir !

Savez-vous que les musiciens que je considère comme les meilleurs au monde sont français ! J’adore le batteur Daniel Humair que je considère français même s’il est né en Suisse. J’ai eu l’occasion de le voir jouer à plusieurs reprises et je dois dire que son jeu est tout simplement époustouflant. J’aime aussi énormément Martial Solal et les regrettés Michel Legrand et Michel Colombier.

Entretien

Vous me parliez des archives de Weather Report sur lesquelles vous travaillez actuellement. À l’époque, il n’y avait pas de smartphones mais je crois que vous aviez une caméra et que votre père avait capté plusieurs concerts sur bandes ce qui a donné « The legendary Live tapes » enregistrées entre 1978 et 1981 ?

Notre ingénieur du son se battait en permanence avec certains membres de l’équipe technique où nous jouions et qui siphonnaient nos concerts comme on siphonne de l’essence ! Tous les mecs cherchaient à avoir des pirates de nos live. Mon père a effectivement enregistré quatre ou cinq de nos prestations avant que Joe ne lui demande d’arrêter. Plus tard, il a regretté sa décision car il existe en fait peu de captations filmées de nos concerts qui soient de bonne qualité hormis celles faites par mon père. Je m’étais, avant même ce travail d’archives pour l’université de Stanford, effectivement plongé dans les bandes que j’avais en ma possession, ce qui a donné, en 2015, la sortie de « The Legendary Live tapes » qui provenait de ce que j’avais pu enregistrer à l’époque. Je sais qu’un des fils de Joe Zawinul possède de nombreux enregistrements inédits du groupe. Après, reste à savoir s’il souhaitera les publier un jour ! Sur mon site, j’aime mettre à disposition des choses inédites comme cette prise alternative d’un morceau de « Motion Poet » avec un incroyable solo de Michael Brecker. Cela permet aux gens de découvrir des choses qui, jusqu’à présent, étaient restées dans les placards.

C’est une des bonnes facettes de ce que nous permet aujourd’hui la technologie. Cette possibilité de partager en ligne des choses qui étaient jusqu’alors dans le domaine du confidentiel ?!

Oui. Vous parliez de mon attachement à « Miles Ahead », l’album de Miles Davis. À cette époque, on économisait pour s’offrir un disque vinyle que l’on écoutait en boucle pendant des semaines, en feuilletant les notes de la pochette pour tenter d’en apprendre le maximum. C’était très différent de la manière dont on consomme la musique aujourd’hui. Il suffit d’allumer son ordinateur pour avoir à sa disposition des milliers de morceaux.

Et si je souhaite écouter les quelque 600 morceaux sur lesquels vous figurez, de Joni Mitchell à Al Di Meola, Steely Dan ou Queen Latifah, sans parler de Weather Report ou vos propres albums, il va me falloir un peu de temps ! Quand vous regardez en arrière, peut-on dire que vous avez exhaussé tous vos rêves musicaux ou vous en reste-t-il encore à assouvir ?

Je continue à me lever chaque matin avec cette envie de jouer, chercher une manière de mieux faire sonner une cymbale, apprendre sur l’harmonie ou le contrepoint… Je suis très heureux et reconnaissant au destin de m’avoir permis de vivre une telle carrière musicale et de suivre le chemin que j’avais choisi dès ma plus tendre enfance. Juste avant que l’épidémie de covid ne touche le monde, j’étais à Vienne avec ma femme pour y donner un concert pour batterie et orchestre. Une semaine plus tard, tout était à l’arrêt, le monde paralysé. Il faut toujours vivre en pensant que, du jour au lendemain, les choses peuvent s’arrêter. Je crains que les salles de concert restent fermées pendant longtemps encore et donc, ça ne sera pas demain que je vais renouer avec la scène. Mais pour être honnête, ça ne m’inquiète pas plus que cela. Vivre ainsi en autarcie me convient et, franchement, à 65 ans, prendre l’avion tous les jours pour parcourir le monde et dormir chaque soir dans un hôtel différent ne me tente plus trop. J’ai fait cela depuis mes 18 ans alors comprenez qu’être chez moi et prendre le temps enfin de vivre auprès des miens me comble. Avant même le confinement, je me demandais la nouvelle direction que je souhaitais donner à ma vie. Donner plus de cours, faire des photos, qui est mon autre passion, reprendre la route pour jouer en concert… De fait, cette épidémie a répondu pour moi à cette question existentielle qui était la mienne.

Entretien

Donc, si j’ai bien compris, si je souhaite vous rencontrer, il faudra que je fasse le déplacement jusqu’en Californie ?!

Non. J’aimerais vraiment revenir à Paris, mais pour le tourisme plus que pour y jouer. On pourra d’ailleurs aller déjeuner au « Petit Canard » qui est un super restaurant vers Pigalle. En plus, il se trouve tout proche des magasins de batterie.

On prend rendez-vous alors ?!

Avec plaisir !


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