Redonner vie à des partitions injustement oubliées, sortir un compositeur de l’étiquette restrictive dont on l’a affublé… Le « Liszt Macabre » de Nathanaël Gouin avait permis de prouver, à ceux qui en doutaient, que réduire le magicien hongrois au seul rôle de virtuose serait faire fi de toute la dimension poétique comme du registre introspectif de son œuvre. Après l’univers de la grande faucheuse, c’est sur les chemins des « Années de pèlerinage » que le jeune pianiste se proposait de nous transporter pour un récital parisien, salle Gaveau, plein de belles promesses. Pour une raison sanitaire dont on se serait volontiers passée, nous devrons donc patienter avant d’embarquer en sa compagnie pour ce merveilleux voyage musical tout autant que spirituel.
« Il faut savoir qu’on ne joue que 2% de toute la musique qui a été écrite. »
Un papa chanteur d’opéra, un piano à la maison… ça aide pour débuter la musique classique dans laquelle vous avez été immergé dès votre plus jeune âge ?!
Effectivement la musique ne m’est pas tombée dessus par hasard. J’ai écouté mon père chanter alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère. Ensuite, j’ai fait du piano et du violon à partir de l’âge trois ans et ce jusqu’à treize ans. Le mystère est donc plutôt de savoir ce qui m’a poussé à choisir un instrument plutôt que l’autre ! Je pense que c’est surtout l’instinct qui décide car je me suis orienté vers le piano sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que ma maman, qui en jouait en amateur, m’a guidé vers cet instrument. Je me rends compte aujourd’hui que je suis passionné par l’harmonie, toutes ces combinaisons qui consistent à associer verticalement des sons et, au violon, cela m’aurait certainement manqué.
Vous avez étudié et joué auprès de l’immense pianiste qu’est Maria Joao Pires. Au-delà de l’apprentissage purement pédagogique, que gardez-vous de l’apport humain de cette rencontre ?
Maria Joao Pires est une personne assez rare humainement, tournée foncièrement vers le social et qui cherche à rendre à la société ce que cette dernière a pu lui apporter pendant toutes ces années. On a monté une chorale d’enfants dans un orphelinat. On organisait des concerts dans les prisons, les hôpitaux… Dans ce projet Parituta, notre groupe était composé d’une dizaine de musiciens de différentes générations. Maria Joao Pires est radicalement contre le commerce dans la musique avec le rêve, certainement utopique, de créer un système alternatif qui permettrait de ne pas vendre la musique comme un produit, tel un gel douche ! C’est un dilemme dans le sens où elle est elle-même ce « produit » marketing contre lequel elle lutte et qui vend grâce à son talent bien sûr, mais aussi sur son nom. Il y avait un questionnement constant de sa part qu’elle nous véhiculait sur l’humain, le partage de la musique, de la scène, la transmission… Toutes ces choses essentielles. La question même des concours dans la musique était assez proscrite car nous partagions tous la même scène sans barrières de niveau, d’âge… C’était cela avant tout son message pendant les trois années passées à ses côtés. Même s’il y a eu quelques désaccords, car forcément on n’aborde pas la musique à vingt ans comme on l’aborde lorsqu’on a une renommée mondiale et plus de quarante ans de carrière, c’est une expérience dont indubitablement je suis sorti grandi.
Votre album « Liszt Macabre » est, dès son titre, un appel à la réflexion. Comment a germé l’idée d’aborder Franz Liszt sous cet angle particulier avec, entre autres, au programme, une transcription de sa Faust Symphonie ou encore le merveilleux et si poétique Gretchen ?
Une œuvre de Liszt que j’interprète dans l’album se nomme « Csàrdàs macabre » et ce mot macabre m’a, je l’avoue, interpellé, surtout dans l’esthétique qui pouvait être celle des musiciens au 19e siècle qui aimaient faire danser les squelettes où l’on se moquait de la mort, cette grande faucheuse, comme pour la défier. De ce que j’ai perçu de Liszt en lisant sa musique tout autant que ses écrits, c’est que c’était un homme qui maniait merveilleusement le second degré, qui faisait preuve de beaucoup d’humour et, en même temps, une quête de la profondeur immense. On ne peut ni l’enfermer dans la case du prêtre qui cherchait le sens de l’âme, ni dans celle du virtuose échevelé et séducteur. Liszt est un personnage aussi complexe que ses multiples facettes. Ce titre de l’album me paraît déjà correspondre à une forme de multiplicité qui ressemble à Liszt et qui, en plus, fait écho à ce que j’aime en musique. Être profond tout en ayant de l’humour, mélanger le masculin et un Gretchen beaucoup plus profond et féminin…
Liszt n’est pas que le virtuose des récitals, c’est aussi le dépouillement dont ce Gretchen est le meilleur exemple ?!
J’ai en horreur cette image fabriquée de Liszt qui ne l’enfermerait que dans cette case de virtuose, oubliant la profondeur de ses compositions et ce questionnement sur la mort qui traverse toute son œuvre. À vingt ans, c’est l’insouciance forcément qui prédomine avec la « Totentanz » par exemple et sa fraicheur incroyable. Quand il perd sa fille avec « La pensée des morts », cela devient beaucoup plus sombre et interrogatif. Puis, à la fin de sa vie, on découvre un côté plus mystique, la foi avec l’espoir qu’il y ait quelque chose après la mort. Le mythe de Faust a toujours été très présent dans la musique de Liszt, avec ce personnage de Margueritte dans toute sa fragilité prise entre Faust et Méphisto. Ce Gretchen est typiquement la composition que l’on mettrait dans un blind test et sur lequel je défie quiconque de trouver que c’est du Liszt tant cela est dépouillé. Au départ, je vous avoue que j’avais référencé chez Liszt toutes les œuvres qui parlent de la mort et j’avais de quoi réaliser trois albums. À la fin, je n’avais plus aucun doute sur les six compositions qui me semblaient vraiment évidentes, une sorte de kaléidoscope fait de contrastes.
Dans cet album vous jouez la Mephisto Waltz N°2 qui est peut-être un peu moins connue. Vous aimez aller chercher ainsi des œuvres, quelque que soit le répertoire ou le compositeur, qui sortent disons des sentiers battus ?
Je trouve ça particulièrement ennuyeux de se limiter à un répertoire toujours identique. Si vous allez écouter un concours de piano, international ou pas, vous constaterez que, malheureusement, seul un tout petit répertoire tourne en boucle. Tant qu’à interpréter du Liszt, autant tenter d’aller vers des compositions peut-être moins connues ! J’ai choisi la N°2 de la « Mephisto Waltz » car elle commence par un intervalle si/fa qui est l’intervalle du diable, appelé le triton, proscrit pendant tout le 19e siècle et une partie du 20e. Il faut savoir qu’on ne joue que 2% de toute la musique qui a été écrite. Il y a une telle profusion de compositions que si l’on se borne à interpréter des œuvres, le moins que l’on puisse faire c’est aller dans les bibliothèques, nous renseigner sur ce qui a été composé et qui sort un peu de ce que l’on connaît déjà. Ce comme cela que je conçois mon rôle, que le mot curiosité soit prégnant dans mon univers musical.
Au-delà du l’idée de faire découvrir des œuvres un peu oubliées du répertoire classique, partir en quête de compositions, de trésors cachés, arpentant les bibliothèques doit être merveilleusement nourrissant pour tout musicien ?!
Parfaitement. Pour mon second album, je me suis attaqué aux « variations chromatiques de Bizet » qui était un véritable « tube » dans les années soixante et que Glenn Gould, par exemple, a enregistré trois fois. La mode est passée et, aujourd’hui, on sait à peine que Bizet a été un très grand compositeur pour piano. Être influencé par les modes et ce que font les autres est un principe que je regrette un peu. Parfois des partitions gisent au fond de placards alors que ce sont de véritables merveilles. Avec Guillaume Chilemme avec qui j’avais fait mon premier album, nous avions enregistré les deux « sonates de Ravel » et, au milieu de cela, nous avons enregistré une « sonate pour violon et piano de Marguerite Canal » qui n’était même plus éditée. C’est une pièce que nous avions jouée en concert et qui est juste incroyable. Après cet enregistrement, beaucoup de musiciens ont repris cette œuvre et, dernièrement, Renaud Capuçon et Nicholas Angelich ont également interprété cette composition à la radio. Au moins, pour le coup, on se dit qu’on aura été utile à refaire vivre une œuvre injustement oubliée.
On a l’impression que Liszt est un personnage à multiples facettes comme le fut sa vie et qu’on peut l’aborder sous de nombreux d’angles différents, du virtuose absolu, à l’homme d’église contemplatif ?!
Même si cela ne doit pas être une règle, c’est mon sentiment effectivement. Tout compositeur auquel on s’attaque mérite que l’on trouve du sens à sa musique, à sa vie. Après, l’existence de Liszt est si riche, certainement l’une des plus riches pour un compositeur du 19e siècle. Il a parcouru toute l’Europe, présenté comme un animal de foire devant des foules en extase, la première vraie Rock Star finalement. Un prodige, un grand pédagogue, un homme de lettres incroyable… Cela donne forcément envie de se plonger dans sa vie, une vie digne d’un roman.
La vie de Liszt est-elle un roman dont les partitions sont les chapitres ?!
Je ne sais pas car il n’y a aucune de ses œuvres dans laquelle on a l’impression qu’il se raconte à la première personne. Dans son œuvre, on voit l’évolution d’un créateur qui se nourrit et confronte ses créations à des textes, à des peintures, à des voyages… Mais sans que le « je » ne soit trop présent. Ses compositions sont certes chargées de sens tout en gardant une forme de mystère, c’est très romanesque en ce sens.
La virtuosité ne doit jamais être au détriment de la composition, être gratuite, abordée comme une sorte de finalité ?!
La virtuosité, c’est un peu comme les effets spéciaux au cinéma. Si l’on se retrouve avec un long-métrage qui est juste un étalage d’effets spéciaux avec une intrigue qui tient en deux lignes, forcément, c’est vide de sens. Liszt, c’est tout le contraire, c’est la virtuosité au service du sens. À un moment de sa vie, il s’est enfermé car il a rencontré Paganini qui était un peu son équivalent au violon. Il s’est dit que Paganini avait dû pactiser avec le diable pour avoir une telle maîtrise du violon, une manière de jouer transcendantale et qui semblait sans limites. À partir de là, Liszt s’est dit que s’il voulait augmenter sa force d’expression, cela passerait par de nouvelles techniques de jeu, être capable de jouer un orchestre entier avec dix doigts, de faire des octaves, des tierces dans tous les sens… Mais toujours au service d’une expression, d’un sens, d’une narration. Si l’on ne voit en Liszt que le virtuose, il y a tout un pan de la dimension de sa musique qui meurt hélas instantanément. Il est important de ne pas l’aborder que sur ce versant de la technicité et je pense que tout interprète à une responsabilité par rapport à cela.
« Les Années de pèlerinage » auxquelles vous vous êtes attaqué dernièrement sont-elles la quintessence artistique qui, à vos yeux, représentent le mieux Liszt ?
« Au bord d’une source », la « vallée d’Obermann » et la toute dernière pièce, « Sursum corda », cette montée progressive de l’âme, m’ont bouleversé. En me plongeant dans les œuvres moins connues du cycle entier des trois années, je me suis dit qu’il était intéressant de ne pas isoler une pièce comme il est courant de le faire, mais de voir l’œuvre dans la continuité et dans la chronologie telle que Liszt l’a écrite. On voyage comme un pèlerin qui sillonne la Suisse puis l’Italie à travers des textes, des peintures. C’est une véritable immersion pour le musicien comme pour le public d’avoir ainsi trois heures pendant lesquelles on embarque comme ça, jusqu’à une forme d’aboutissement, au bout du voyage. Entre la première et la dernière note, on vit quelque chose à mon sens d’assez rare. À un moment, on crée en tant qu’interprète un lien spécial avec une œuvre, une émotion que l’on souhaite figer dans le temps, que ce soit le temps d’un concert ou d’un enregistrement. Je pense que l’on a tous un rythme intérieur avec lequel il convient d’être en phase.
Interpréter en concert les trois heures que sont « les années de pèlerinage », cela demande forcément une préparation particulière ?!
Je ne sais pas si je m’y suis préparé différemment, mais ce qui est sûr c’est que lorsque je l’ai joué, je l’ai vécu différemment.
Outre votre carrière de soliste, vous êtes également très tourné vers la musique de chambre. C’est là une autre forme d’émancipation artistique ?
Dans cette forme qu’est la musique de chambre, on partage et comme je ne suis pas un solitaire de nature, c’est quelque chose qui me correspond parfaitement. Entre mes 18 et mes 23 ans, j’étais persuadé que ma place ne serait QUE dans la musique de chambre. Des rencontres avec des grands pianistes, des compositeurs comme Liszt m’ont fait voir le récital d’une autre façon, moi qui le percevais au départ un peu comme une prison. Avec le temps, le fond comme la forme changent.
Si vous deviez tenter de convertir un néophyte à la musique classique, quelles seraient les œuvres que vous lui conseilleriez ?
Je pense que dans toute la musique classique, selon la sensibilité et l’énergie de chacun, il y a une porte d’entrée qui va irrémédiablement vous toucher. Il faut écouter, écouter encore pour trouver cette porte. Personnellement, ma première vraie émotion d’adolescent, a été « Turandot » de Puccini. Après, je dirais les concertos de Rachmaninov. Je me souviens encore des frissons que j’ai eu en écoutant au casque pour la première fois dans une médiathèque le deuxième concerto ! Cela m’a vraiment marqué.
Quelles sont les compositions pour piano qui selon-vous devraient entrer au patrimoine mondial de la musique classique ?
Je pense que dans le « Clavier bien tempéré », il y a tout. Personne avant Bach n’avait composé une œuvre d’une telle densité et qui, sous un aspect tout simple de monter de demi ton en demi ton, a réalisé une pièce aussi incroyable dans laquelle tous les sentiments humains sont exprimés un par un, sans un mot. Il n’y a pas une seule articulation sur cette partition, pas même une indication de tempo, c’est totalement épuré et pourtant tout est là.