Icône de la guitare jazz, Mike Stern est un survivant, un jusqu’au-boutiste dont, au-delà du talent, l’abnégation force le respect. Après la drogue et l’alcool dont il s’est extrait à coup de cures de désintoxication, « Fat Time » a bien failli voir sa carrière stoppée nette en 2016 après une mauvaise chute dont sa main droite porte encore aujourd’hui les stigmates. Au courage et après de multiples opérations, le Monsieur s’est remis au travail d’arrache-pied pour recouvrer sa légendaire virtuosité et reprendre le chemin de la scène, la « drogue » naturelle dont il se nourrit depuis cinq décennies. De ses années passées aux côtés de Miles Davis avec lequel il enregistra trois albums, les excès en compagnie de son ami Jaco Pastorius, immense bassiste disparu prématurément, Mike Stern nous ouvre son merveilleux album de souvenirs pour parcourir en notre compagnie tout un pan de l’histoire du jazz.
« Un jour Miles m’appelle et me propose de me payer une cure de désintox. J’ai refusé car, à ce moment-là, je n’étais pas encore prêt ! »
Tout d’abord, quelles sont les nouvelles vous concernant en cette période unique et dramatique que nous connaissons ?
Ce n’est pas facile, vraiment ! Bien sûr je ne vais pas m’apitoyer sur mon sort car plusieurs personnes que je connais dont mon ami et merveilleux musicien, le trompettiste Wallace Roney, sont morts en raison de ce virus. Mais pour moi qui aime tant la scène, le partage de la musique, me retrouver ainsi cloitré à la maison est une sensation, je l’avoue, assez désagréable. Heureusement, je continue à enseigner en ligne ce qui me permet de garder un lien, même virtuel, avec l’extérieur. J’ai également la chance d’avoir une femme qui est une très bonne guitariste ce qui fait que l’on joue pas mal ensemble.
Pas d’enregistrement à la maison ?
Non, je vais attendre que la situation soit, disons, un peu revenue à la normale avant d’enregistrer un nouvel album. Mon dernier disque, sorti l’année dernière, avec Jeff Lorber que je connaissais peu, était quelque chose d’assez inhabituel. C’est le bassiste Jimmy Haslip avec qui j’avais joué dans le groupe « The Yellow Jackets » qui a monté ce projet que nous avions eu la chance d’ailleurs de venir interpréter sur scène en France, au New Morning, l’année dernière accompagnés de Dennis Chambers à la batterie.
J’ai récemment interviewé John Scofield avec qui vous avez partagé la scène dans le groupe de Miles Davis. Deux guitaristes, cela ne créé pas une sorte d’esprit de compétition ?
Nous nous connaissions John et moi pour avoir joué ensemble au début des années 80 dans le groupe du bassiste Peter Warren. Lorsque j’étudiais à Berklee, j’avais également eu la chance de l’entendre à plusieurs reprises. J’aimais vraiment son style guitaristique et je crois que, sur scène, en compagnie de Miles, nous nous complétions plutôt bien. Il n’y a jamais eu entre nous cet esprit de compétition, c’était beaucoup plus une sorte d’émulation, se motivant l’un l’autre à aller toujours plus loin.
Bill Evans, le saxophoniste que vous connaissiez très bien, vous a dit un jour que Miles allait venir à l’un de vos concerts car il cherchait un nouveau guitariste. Une audition pour Miles Davis dans les conditions du live cela doit mettre une sacrée pression ?
Bill m’avait annoncé que Miles serait avec lui car il souhaitait m’écouter jouer. À l’époque, Miles avait dans son groupe un guitariste incroyable du nom de Barry Finnerty avec lequel hélas le courant ne passait pas. Il cherchait quelqu’un pour le remplacer et comme j’avais déjà joué avec Bill Evans dans un club de New-York aujourd’hui malheureusement fermé, le Bottom Line, il a tout de suite pensé à moi pour remplacer Barry. J’ai tenté de jouer comme je le faisais d’habitude sans trop me focaliser sur le fait qu’effectivement la légende du jazz, Miles Davis, me regardait pour juger si oui ou non j’étais à la hauteur pour rejoindre son groupe. Bon, visiblement, il a aimé ma performance du soir ! (rires).
John Mc Laughlin me disait que lorsqu’il arrivait en studio, Miles avait en main de petits bouts de papier sur lesquels étaient inscrits des grilles d’accord ; le reste n’étant qu’improvisation. C’était la même chose avec vous ?
En studio, le processus d’enregistrement de Miles était à peu près le même avec moi qu’il l’a été avec John McLaughlin même si, parfois, Miles arrivait avec juste des idées en tête et sans même une grille d’accords. Je me souviens que le premier morceau que nous ayons enregistré, c’était « Fat Time » qui était d’ailleurs le surnom que Miles me donnait car, à l’époque, j’étais beaucoup plus gros qu’aujourd’hui. Il nous avait dit les grandes lignes du genre : « Bon, les gars, ça commence en Do mineur puis en La. » Miles avait une idée assez vague du morceau, c’était en fait plus des choses qui trottaient dans sa tête. Ce qu’il aimait, c’était donner une ligne conductrice et voir ce que les musiciens allaient en faire avec leur propre esprit créatif respectif et leur sens de l’improvisation. C’est Marcus Miller qui se chargeait d’organiser tout ça, de mettre en forme la construction pour que les idées de Miles prennent vie.
C’était un processus de création qui laissait une belle part à la liberté de chacun ?!
Tout à fait et c’est d’ailleurs ce qui faisait que le morceau n’était jamais le même et ne cessait qu’évoluer même pendant la session d’enregistrement. Je pense aussi qu’à cette époque, il était plus facile de rester des semaines en studio à essayer plein de trucs différents sans pour autant les enregistrer. C’était un processus de création tout à fait différent, beaucoup plus libre, plus sur le ressenti du moment que cela peut l’être aujourd’hui. Miles avait les moyens de rester longtemps en studio car la maison de disques lui allouait un gros budget. Le fait de ne pas être pris par un impératif de temps est forcément une donnée importante pour laisser libre cours à votre inspiration. C’était une approche vraiment unique. Disons que nous étions totalement libres !
Je crois que Miles était un grand fan d’Hendrix et qu’il avait même une Gibson Flying V chez lui ?
Miles était un vrai fan d’Hendrix. Je me souviens d’une fois où j’étais venu lui rendre visite, j’avais pris cette Flying V, qui était l’une des guitares fétiches d’Hendrix, pour en jouer. Miles avait appelé Cicely avec qui il vivait et s’était exclamé (Mike prend la voix de Miles Davis) : « Regarde Fat Time, on a l’impression que ses doigts sont comme une araignée sur le manche de la guitare ! » Miles pouvait être un type vraiment marrant !
On parle même d’une potentielle jam session entre Miles et Hendrix !
Pas mal de choses ont été dites sur le fait que Miles et Hendrix auraient fait un bœuf ensemble, mais je crois que cela est plus de l’ordre du fantasme qu’autre chose. Miles m’en aurait parlé je pense et les bandes seraient sorties depuis le temps. Bien sûr, imaginer Miles et Hendrix jouant ensemble, cela aurait été magique !
Vous avez évoqué le sens de l’humour de Miles. Vous aviez dit dans une interview qu’il aurait fait un parfait comédien. On est bien loin de l’image qu’il véhiculait d’une personne distante !
Bien sûr, parfois il n’était pas de bonne humeur, même avec ses musiciens. Mais franchement, il est loin de l’image qu’il donnait d’un mec distant, presque hautain. C’était une personne très drôle, très proche de ceux avec qui il travaillait. Il avait ses jours sans, comme tout le monde je pense. Miles avait un grand cœur et je crois plutôt qu’il était très timide et que, parfois, cette timidité donnait cette impression de quelqu’un de très froid. C’était un artiste dans le sens le plus noble du terme avec son monde à lui, un monde dans lequel il fallait vous faire une place pour mieux le comprendre. Je vais vous raconter une anecdote. À l’époque où je bossais avec Miles, j’avais de gros problèmes d’addiction à la drogue. Il se faisait vraiment du souci sur mon état de santé. Un jour Miles m’appelle et me propose de me payer une cure de désintox. J’ai refusé car, à ce moment-là, je n’étais pas encore prêt ! Miles était un homme aux multiples facettes, mais avec un vrai bon fond !
Je crois qu’il a été très fier de vous lorsqu’enfin vous êtes devenu sobre et vous a invité pour l’occasion à dîner dans sa villa de Malibu ?!
Oui, ça a été une soirée mémorable. Miles m’avait invité à dîner et préparé un super repas. Après le dessert, il m’a demandé de tout mettre dans le lave-vaisselle. Je ne sais pas ce que j’ai fait mais bon, le lave-vaisselle s’est mis à faire de la mousse qui a commencé à envahir toute la cuisine. En voyant le désastre, j’ai appelé Miles à l’aide. J’ai crié : « Miles, qu’est-ce qu’on fait ? ». Il m’a regardé, éberlué et m’a répondu : « Mec, demande-moi des trucs sur les gammes, les accords mais question lave-vaisselle, je n’y connais rien ». Résultat, on a tout laissé en plan et nous sommes partis faire un tour en voiture.
Dans sa Ferrari ?
Oui, Miles possédait une superbe Ferrari noire à l’époque. On a donc pris la voiture pour aller voir ses chevaux en pleine campagne. Le nom de ses deux chevaux était Kind Of Blue et All Blue. Nous passions de Malibu a un endroit beaucoup plus rustique. C’était marrant de voir Miles arriver en faisant vrombir le moteur, un peu la rencontre de deux mondes.
Après Miles vous avez joué avec Jaco Pastorius que vous aviez vu sur scène au club « The Flying Machine ». Quelle a été votre réaction en découvrant cet incroyable bassiste ?
J’avais entendu Jaco avant même de rejoindre le groupe de Miles. J’étais en Floride à l’époque et je me suis pointé dans ce club totalement par hasard. Jaco jouait en trio avec un claviériste et un batteur. En l’écoutant, je suis tombé sur le cul. Je me suis dit : « Mais d’où sort ce mec ? » Ensuite, je l’ai revu en compagnie de Pat Metheny au Zircon qui était un club de Boston. Jaco se souvenait de moi alors qu’on avait été à peine présentés trois ans auparavant au Flying Machine. Il avait une mémoire visuelle dingue ! À partir de là, on est devenus de très bons amis et on a eu l’occasion de jouer ensemble dans le groupe Blood, Sweat & Tears. Après ça, Jaco à joué aux côtés de Pat Metheny avant de rejoindre Weather Report. Personnellement, j’avais quitté Miles car j’étais vraiment très accro à la drogue à l’époque. Je me suis mis à jouer avec Jaco, mais il faut avouer que l’on était très souvent défoncés. On passait notre temps à jammer, enfermés toute la journée. Puis, j’ai décidé de me sortir de la drogue et devenir sobre. Jaco, lui, n’a hélas pas fait ce choix. À partir du moment où j’ai fait ma cure de désintox, je ne pouvais plus jouer avec Jaco car cela aurait signifié replonger à coup sûr. Il m’a d’ailleurs proposé de repartir en tournée ensemble, mais j’ai décliné l’offre. Il l’a très mal pris. Jaco était au fil des années de plus en plus triste et renfermé sur lui-même. Moi, je devais rester focalisé sur le fait de surtout ne pas replonger et donc rester chez moi, loin de toute tentation.
Vous vous êtes revus avant sa mort tragique ?
Oui, il était passé me voir jouer au 55 Bar à New-York. Je ne touchais plus à un seul verre d’alcool et je me souviens que Jaco avait passé sa soirée au bar à enchaîner les différents alcools. Six semaines avant sa mort, Jaco m’avait posé plein de questions sur comment je parvenais à ne plus toucher ni à la drogue, ni à l’alcool depuis deux ans. Je sentais qu’il était proche de franchir le pas, de lui aussi tenter de se faire soigner pour exorciser ses démons. Malheureusement, l’histoire en a voulu autrement !
Question guitare, je sais que vous vouiez une admiration sans bornes à Jim Hall. C’était un peu votre mentor, ce vers quoi vous tendiez musicalement parlant ?
Jim était une icône. Je suis un fan absolu. J’aurais tant aimé jouer plus souvent en sa compagnie. C’était un musicien et un homme fabuleux, unique. Juste après avoir quitté Miles, je me souviens qu’il m’avait proposé de le rejoindre sur scène pour un concert au Blue Note. Je dois avouer que j’ai eu la trouille. Partager la scène avec une telle légende de la guitare jazz me semblait quelque chose de trop lourd à assumer. Bien sûr, aujourd’hui, je le regrette amèrement4
En 2016, vous avez eu un tragique accident et subit de nombreuses opérations chirurgicales à la main droite. Vous avez imaginé la vie sans guitare ?
J’étais décidé à me battre jusqu’au bout car la vie sans guitare était simplement quelque chose d’inimaginable. J’ai subi trois opérations qui m’ont permis de pouvoir retrouver une certaine agilité de la main droite. Bien sûr, je n’ai plus la même force qu’auparavant et suis, par exemple, obligé d’utiliser de la colle pour être capable de garder le médiator entre les doigts. J’ai dû réapprendre à jouer après les multiples opérations. La plupart des gens ne font pas la différence dans mon jeu depuis l’accident, mais je sais que je n’ai plus la même dextérité. C’est un peu comme lorsque j’ai arrêté la drogue et que je suis devenu sobre. Il a fallu tout remettre à plat et aborder la guitare sous un angle nouveau. J’ai dû accepter les choses et laisser le temps au temps pour adapter mon jeu à ces nouveaux paramètres
La musique a toujours été votre bouée de sauvetage !
Oui, c’est ma vie ! Je ressens le besoin physique de jouer. C’est vraiment comme une drogue dont je suis incapable de me passer. C’est pourquoi en cette période où les concerts sont impossibles, je me sens totalement frustré, comme un lion en cage !
Votre son de guitare qui utilise un chorus et deux delays distincts est reconnaissable entre tous. Est-ce intentionnellement que vous avez généré ce son très planant ?
C’est venu progressivement, avec le temps. Nils Lofgren qui joue avec Bruce Springsteen m’a donné une pédale d’effet qui faisait sonner la guitare un peu comme une cabine Leslie avec un truc très chantant. Cela me permet de limiter l’attaque du médiator sur les cordes pour que cela ne soit pas trop perceptible quel que soit le tempo. Ainsi, je garde cet aspect très fluide des notes, bien distinctes avec une sonorité parfois proche de la trompette. Il faut toujours faire attention avec les effets afin que ces derniers ne viennent pas trop couvrir le côté naturel de la guitare. Le son est un peu la marque de fabrique du guitariste. Peu importe les cordes, le médiator, l’ampli ou encore les effets que tu utilises, l’important est que cela t’apporte une couleur, quelque chose qui colle à ton jeu, le mettant en relief sans jamais le noyer.
Vous avez publié pas loin de vingt albums. Vous reste-t-il des rêves musicaux à accomplir comme un album avec Jeff Beck ou Jimmy Page ?
C’est sûr qu’un album avec Page ou Jeff Beck, ça serait un projet que j’adorerais pouvoir organiser. J’ai eu la chance de jouer avec Herbie Hancock sur un album de Michael Brecker et j’adorerais faire quelque chose avec cet incroyable pianiste, cette légende. Il y a temps de choses que j’aimerais pouvoir encore réaliser. J’avais eu l’occasion de partager la scène pour un concert hommage à Miles au Blue Note avec Chick Corea. C’était très peu de temps après mes multiples opérations à la main et, hélas, je n’avais pas une dextérité totalement retrouvée. C’était un groupe de fous avec le regretté trompettiste Wallace Roney, Marcus Miller… Je suis assez frustré d’avoir fait ces concerts alors que je n’étais pas au sommet de ma forme.
Plein de projets en tête donc…
Oui. Je devais d’ailleurs venir en Europe au mois de Juillet pour un hommage à Hendrix en compagnie du violoniste Nigel Kennedy, mais hélas avec ce virus tout est annulé.