Mystérieuse, presque ensorcelante par son aspect visuel tout autant que par le registre émotionnel quasiment infini qu’elle est capable de couvrir, la harpe fascine et déconcerte. Comment se repérer dans cette myriade de cordes et de pédales ? Telle est la question qui, indubitablement, nous traverse l’esprit en découvrant l’instrument. Jeune virtuose dont le premier album « Matriochka » sur les rives de l’âme Russe est une douce et divine invitation au voyage, Alexandra Luiceanu nous fait partager sa passion pour un instrument auquel elle voue une véritable fascination depuis sa plus tendre enfance. Suivez la guide…
« Pourquoi la sensibilité et la douceur que la harpe évoque seraient purement féminines.
Sensibilité et masculinité sont-elles des notions contradictoires ? »
Le confinement, c’est forcément, pour un artiste, un rapport différent à la musique avec, de par la situation, un retour sur soi. Comment vivez-vous cette période toute particulière ?
On vit quelque chose d’inédit et donc d’assez déroutant. Pour beaucoup de musiciens, ça ne rime pas pour autant avec un retour sur soi car, de par notre métier, nous sommes, la plupart du temps, centrés sur nous-même. Je dirais plus que ce confinement est paradoxalement plus un retour vers les autres, nos proches, notre famille… Le domicile est souvent pour le musicien un espace de travail à part entière et pas uniquement dédié à la vie familiale. Une semaine sans concert, c’est une semaine que l’on passe chez soi. Le confinement est, dans ce sens, certainement moins brutal pour nous que pour celles et ceux habitués à se rendre au bureau tous les matins. Depuis nos études au conservatoire, on apprend à gérer notre temps en fonction de la pratique de l’instrument. Il arrive également souvent, lors de la préparation d’un concours, d’un examen ou d’un concert, que l’on soit dans un mode de vie que l’on peut rapprocher d’une certaine forme d’ascétisme. À la manière d’un sportif de haut niveau, pendant ces périodes, on doit être centré sur soi, sur les exercices, une immersion totale dans l’instrument qui ressemble à un confinement choisi. La différence avec ce que l’on vit actuellement, c’est qu’en ce moment le climat est particulièrement anxiogène, avec une totale incertitude sur ce que sera cette sortie de crise.
On voit de nombreux musiciens et même des orchestres qui, de chez eux, par écrans interposés, jouent en direct pour la population confinée. Que vous inspire ce genre d’initiatives et est-ce un registre dans lequel, vous aussi, vous vous êtes lancée ?
Chacun a sa propre manière de gérer cette crise. Pour moi, ça ne passe pas par le fait de réaliser des vidéos, faire la cuisine ou encore de la couture… Personnellement, je suis focalisée sur l’après confinement avec une recherche permanente de nouvelles idées de programmes, déchiffrer des œuvres, réfléchir à des projets en gestation. Plus que le travail, je suis tournée vers de nouveaux objectifs, de nouvelles échéances. Avoir des idées permet de créer un mouvement, de l’espoir, une pulsion de vie. Bien sûr, je salue les diverses initiatives des musiciens qui profitent de leur temps libre pour délivrer des vidéos pleines d’inventivité. Certains orchestres ont également fait passer par les interprétations via écrans interposés un vrai message de créativité, de positivité. Je trouve ce bouillonnement créatif magnifique dans une période un peu sombre. Je souhaite que ces initiatives qui permettent aux gens de découvrir une musique à laquelle ils n’étaient pas forcément habitués leur donnent l’envie d’aller aux concerts lorsque le confinement prendra fin. Rien ne remplace la présence du public dans une salle, l’acoustique d’un lieu qui sublime le son de l’instrument… Si toutes ces sessions de « je joue à la maison » peuvent donner envie de découvrir une œuvre, un artiste et de stimuler l’envie d’aller les découvrir en live, on ne peut que saluer ce mouvement que l’on constate actuellement. Je trouve que tout cela est assez révélateur du lien qui unit le public à l’artiste. Bien sûr le musicien a besoin d’une audience pour exister, un public avec lequel il entretient un lien presque viscéral mais on note que la population, en cette période noire, a besoin de la musique pour adoucir son quotidien. On m’a d’ailleurs proposé un concert en live et je vais donc goûter avec une certaine hâte à cet exercice dans les prochaines semaines.
Dans la musique, même classique, les harpistes sont bien moins nombreuses que les violonistes, pianistes ou même violoncellistes. Qu’est-ce qui vous a attiré vers cet instrument ?
C’est une fausse idée de penser qu’il y a peu de harpistes. On a tendance à confondre l’orchestre où, effectivement, il n’y a qu’une ou deux harpistes pour quinze violonistes et les conservatoires où des classes entières de harpistes existent. Le monde de la harpe est très vivant contrairement à une idée reçue. Je viens d’un milieu de mélomanes, très ouverts sur les différents styles de musique. Parmi tous les instruments que je connaissais, la harpe m’éblouissait totalement et, dans mon esprit, c’était ça ou rien ! Que l’on soit musicien ou non, la harpe est un instrument qui fascine, cette colonne parfois sculptée, ces formes arrondies, toutes ces cordes… Il y a un aspect hors du temps, presque étrange. C’est un instrument qui impressionne et qui échappe un peu au réel avec un pouvoir d’évocation très fort et très poétique.
On note que les harpistes sont quasiment toutes des femmes. Le registre émotionnel de la harpe est-il plus féminin que masculin ?
La harpe a effectivement cette image d’instrument féminin qui la dessert un peu et qui, là encore, s’avère un peu erronée. Même si la proportion d’hommes harpistes est moins grande, elle est quand même bien présente avec Xavier de Maistre ou Emmanuel Ceysson qu’on ne présente plus. C’est étonnant que les femmes se soient un peu appropriées cet instrument quand on voit combien on a besoin de force pour malaxer les cordes à pleines mains. Je crois que cet imaginaire de la harpe comme instrument féminin remonte à très loin. La symbolique de la harpe capable d’émouvoir provient des écrits bibliques dans lesquels le roi David apaise la colère de Saul avec sa harpe. Si elle est devenue, au fil du temps, un instrument féminin c’est pour une raison pratique. Au 18e siècle, elle servait à montrer la grâce du geste des jeunes filles de la bonne société dans une espace défini, mettant en valeur les bras et les mains par la pratique de la harpe. Instrument polyphonique, la harpe se suffisant à elle-même, elle permettait de maintenir les jeunes filles de l’aristocratie au foyer et ainsi limiter leurs fréquentations. La vraie question à se poser c’est : « pourquoi la sensibilité et la douceur que la harpe évoque seraient purement féminines ? Sensibilité et masculinité sont-elles des notions contradictoires ? ».
Vous expliquiez avoir eu un rapport dès le départ quasi fusionnel avec la harpe. Quel a été votre parcours dans l’étude de cet instrument ?
J’ai eu un parcours classique. Conservatoires d’arrondissements, de région, puis j’ai passé des concours pour intégrer les conservatoires de Lyon et Paris où j’ai obtenu mon master de musicologie et d’interprète. En plus de cela, j’ai eu des expériences artistiques très variées de récitals solistes, de musique de chambre, théâtre musical, créations contemporaines… J’ai toujours été très curieuse de tout ! Je suis une passionnée ce qui me rend jusqu’au-boutiste dans les projets que j’entreprends.
Vous avez formé l’ensemble « Les Anges Vagabonds ». La musique de chambre est, de par sa forme comme par son répertoire, un univers qui vous inspire et vous correspond ?
Des œuvres magnifiques de musique de chambre ont été écrites pour la harpe. Je pense notamment aux danses de Debussy, à l’allegro de Ravel… Outre le bonheur de créer des programmes en les incluant dedans, j’ai formé cet ensemble pour amener du collectif dans ma pratique artistique. La collaboration entre musiciens est pour moi quelque chose de moteur, d’enrichissant. Être à plusieurs sur scène comme en répétition procure un sentiment extrêmement grisant avec, malgré les différences d’âge, de parcours, de caractères ou même d’instruments, un esprit d’équipe qui nous fait nous sentir tout autant épaulé qu’épaulant. Les émotions données et reçues sont très différentes du concert en soliste. Ces deux activités sont donc aussi complémentaires qu’essentielles.
L’art dans sa globalité, au-delà du seul registre musical, semble vous animer. Littérature, théâtre, chant, danse… le spectacle « Harpa Diva » était cette volonté de mêler plusieurs formes artistiques ?
Outre le fait que je sois très attachée et curieuse de toute forme d’art, cela me paraît un peu impensable de faire vivre des œuvres sans m’intéresser au contexte historique, au courant littéraire auxquels le compositeur est attaché… Les arts sont pour moi indissociables les uns des autres et c’est une source inépuisable de découverte comme d’enseignement ou de réflexion dont je me nourris chaque jour. Mon côté éclectique se ressent je crois tout autant dans mon parcours que dans les projets que j’ai pu mener. Pour « Harpa Diva », j’avais, à la base, envie de proposer un programme sur l’opéra que j’ai souhaité rendre ludique en y écrivant du texte avec une comédienne, ce qui nous a conduit du récital à une véritable pièce mise en scène. Ce projet est né à la fin de mes études supérieures et c’était le moyen de renouer avec mon identité artistique. L’enseignement musical supérieur est très exigeant et très tourné vers une maîtrise technique de très haut niveau de l’instrument. Cela peut s’avérer un peu étouffant d’où mon besoin de me plonger dans un projet qui allait au-delà de la pratique de la harpe et pouvait laisser libre cours à mon goût pour la littérature, mes idéaux de démocratisation de la musique, le souhait de m’adresser à un nouveau public.
Dès le premier regard la harpe a ce côté captivant que l’on ne retrouve que dans peu d’instruments. Pouvez-vous nous parler de ses spécificités techniques, harpe diatonique, chromatique ou même celtique ?
L’histoire de la harpe est passionnante. C’est tout d’abord l’instrument le plus vieux du monde que l’on a retrouvé sur tous les continents. Son nombre de cordes a augmenté avec les années, son rôle, sa fonction dans la musique a donc évolué de concert. La harpe moderne est apparue au 18e avec l’invention de 7 pédales qui permettent de monter les cordes d’un demi-ton, ce qui lui assure un répertoire plus vaste. On est d’ailleurs souvent étonné quand on ne connaît pas la harpe que, au même titre qu’un piano, c’est un instrument qui possède des pédales ! Elle a été popularisée par la reine Marie-Antoinette qui en jouait et en a donc fait, à cette époque, un instrument très en vue, fortement apprécié des salons de l’aristocratie. On en joue avec les deux mains et les deux pieds. À la fin du 19e, Gustave Lyon, directeur de la firme Pleyel, a créé, pour concurrencer la harpe diatonique à pédales, une harpe chromatique composée de deux plans de cordes croisées, sans pédales. Cette harpe ne permet pourtant pas les glissandi dans tous les modes et tonalités que tout le monde aime tant, ce qui fait qu’elle a été un peu oubliée. Parallèlement, dans les pays comme l’Irlande s’est développé la harpe dite celtique. Ce sont des harpes plus petites, sans pédales avec un système de leviers, parfaites pour les musiques avec des harmonies simples. Il faut voir la harpe comme un piano, sans les touches noires ! Chaque note possède sa corde et chaque corde est attachée à un petit mécanisme caché dans la colonne. Quand on se sert de la pédale de Do, tous les Do vont, en même temps, changer d’un demi-ton. L’émotion est à mon sens atteinte lorsque l’on parvient à faire oublier l’instrument et que l’auditeur est touché par quelque chose de supérieur, un état que la musique permet.
Il y a peu d’œuvres dans la musique classique dédiées uniquement à la harpe. N’est-ce pas un peu frustrant et cela vous oblige-t-il en permanence à transcrire des partitions d’autres instruments pour les adapter au votre ?
Il existe plusieurs pièces pour la harpe solo, plus ou moins connues. Pour moi, la démarche de transcription n’est en rien une démarche de fuite ou de consolation, cela fait au contraire partie de ma démarche de création, de mon identité. La harpe étant un instrument polyphonique, cela permet d’adapter n’importe quelle musique. Transcrire des œuvres pour les adapter à la harpe demande un vrai travail de recherches qui me passionne.
« Matriochka », votre premier album, est un voyage sur les diverses formes de l’âme russe. Comment est née l’idée de ce voyage en musique entièrement dédié à la harpe et sur lequel vous nous emportez ?
Pour mon premier album en solo, j’ai choisi de me dévoiler sous un certain angle en mettant en lumière l’une de mes identités musicales. J’ai choisi la musique romantique Russe car c’est un répertoire qui m’est très cher, que je joue depuis très longtemps et qui fait écho à mes racines d’Europe de l’Est. Toutes les thématiques qui sont liées à ce programme « Matriochka » mettent en lumière le côté romanesque de l’âme russe, ses passions, ses fêlures… C’est pour moi quelque chose de très profond que je souhaitais mettre en perspective avec la littérature russe que j’affectionne énormément. En souhaitant partager un univers musical qui me touche, j’ai voulu ouvrir le champ des perspectives ce qui m’a amené à parler écriture, c’est la raison pour laquelle, dans le livret, chaque composition est mise en regard avec un poème russe afin d’ouvrir l’imaginaire de l’auditeur. Partir de cette envie de partage d’une âme musicale pour finalement participer à faire découvrir un monde sans limites.
Si vous deviez inviter un total néophyte à découvrir la harpe. Vers quels albums le dirigeriez-vous ?
Pour le clin d’œil à mes premières émotions musicales, j’inviterais à écouter « le charme de la harpe » de Lily Laskine. C’est le seul disque de harpe que j’avais lorsque j’étais enfant et je me souviens avoir été totalement fascinée par l’écoute du premier morceau « La source opus 44 », déroutée par le fait qu’un instrument de musique puisse à ce point reproduire les sonorités de l’eau. Après, bien sûr, je conseillerais « Matriochka », un album qui a été pensé pour toucher une large audience. Je pense que, connaisseur ou pas, c’est une belle plongée dans cet univers magnifique qu’est celui de la harpe.