Musique

Daniel Humair, la baguette magique

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Helvète de naissance, Daniel Humair n’est demeure pas moins LA figure iconique du jazz hexagonal et ce depuis plus de six décennies. Débarqué à Paris en 1958, c’est dans le mythique quartier Saint-Germain que le batteur au swing unique et au sens inné de l’improvisation a croisé la route de Chet Baker, Eric Dolphy, ou Bud Powell et s’est forgé, à coups de baguettes magiques, une renommée internationale. À bientôt 82 printemps, le monsieur qui, sans crise du covid, devait, cette année encore, se produire dans tous les plus importants festivals estivaux, partage son temps entre musique et peinture, son autre passion. Bienvenue au pays d’une « abstraction narrative » tout autant picturale que sonore.

« Le jazz est mort, sauf pour ceux qui essayent de garder le cercueil à l’extérieur ! »

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Enfant vous avez commencé en jouant du tambour dans une fanfare. Après le tambour et le hautbois, on a expliqué à vos parents que vous n’étiez pas fait pour la musique. Quel a été le déclic ?

Comme dans toutes les formes de passion, le déclic a été le fruit du hasard. Mon expérience musicale de fanfare ne m’intéressait absolument pas, mais ma mère étant fanatique de musique militaire où, en Suisse, la fanfare était la seule source de distraction, elle avait donc décidé de m’y inscrire. On lui a vite fait comprendre que cela ne fonctionnerait pas, ce qui m’a par ailleurs beaucoup rassuré car je n’avais aucune envie de poursuivre dans cette voie. Puis, à l’âge de 14 ans, j’ai tout à fait par hasard écouté un disque de musique de la Nouvelle-Orléans de Mezz Mezzrow et Tommy Lanier et, de là, j’ai attrapé le virus.

C’est parce que votre maman en avait je crois assez que vous abîmiez les meubles en tapant dessus avec des fourchettes qu’elle s’est résolue à vous acheter une batterie ?!

J’avais des parents pas du tout passionnés par l’art en général mais ils ont été très compréhensifs, ouverts et ont donc décidé, tout autant pour me faire plaisir que pour sauver les meubles de la maison de m’offrir une batterie. À partir de là, c’est devenu le centre de ma vie. J’ai arrêté l’école, le sport, que je pratiquais énormément. Au bout d’un an, j’ai commencé à participer à des festivals amateurs et hop, j’ai raflé tous les prix. J’ai reçu une nouvelle batterie un peu plus conséquente pour avoir gagné le premier prix au concours de Zurich comme soliste.

Vous êtes un autodidacte car, dans les années 50, aucun conservatoire n’enseignait le jazz ce qui est bien différent d’aujourd’hui. Pensez-vous que cet apprentissage sur le tas en écoutant des disques vous a donné une approche toute personnelle de l’instrument, différente de celle des batteurs d’aujourd’hui qui suivent un enseignement rigoureux ?

Il faut à mon sens les deux ! Je souffre beaucoup de ne pas avoir appris toutes les nuances du solfège, d’être mauvais lecteur pour déchiffrer une partition… J’ai une formation de musicien très incomplète. Si j’avais eu l’occasion de faire le conservatoire, je pense que je m’en serais mieux sorti. Le revers de la médaille, pour ceux qui suivent le cursus aujourd’hui standard, hormis au conservatoire de Paris où l’enseignement est réellement très pointu, c’est qu’ils manquent de certains éléments clé. Le jazz s’apprend à l’oreille, à la connaissance de son folklore… Comprenez bien que ce n’est pas parce que l’on sait jouer du saxophone ou de la batterie convenablement que l’on sera un bon jazzman. Le jazz est une forme musicale très particulière qui demande une subtilité. Un batteur doit par exemple se poser tout un tas de questions : Quel espace doit-il laisser aux autres musiciens ? Doit-il oui ou non marquer plus fortement le tempo à tel endroit ? Un roulement, même s’il est très joli, va-t-il apporter quelque chose musicalement ? Ce qui compte, c’est la valeur artistique et la personnalité que l’on parvient à mettre dans sa musique. Prenez la peinture par exemple, vous avez des dizaines de milliers de personnes qui peignent. Alors pourquoi Miro ou Picasso plutôt qu’un autre ? Tout simplement parce que ces artistes sont identifiables sur un seul cm2 d’une toile ! Quand vous écoutez Sonny Rollins ou Coltrane, c’est la même chose ! Un phrasé, un son vous suffisent à les identifier. Vous avez aujourd’hui des centaines de batteurs qui jouent merveilleusement bien, mais ils n’ont pas de personnalité et rien ne les démarque d’un autre si ce n’est leur technique. L’art, c’est ça : Cette personnalité mise en avant et sans cesse renouvelée.

Le jazz c’est avant tout, comme vous le disiez, un art de conversation et d’échanges de propos véhiculés par la musique ?!

Le jazz est une conversation sans prioritaire mais avec un sujet. Il faut que chaque musicien soit au même niveau de respectabilité tout en apportant sa propre personnalité au service de l’ensemble. Si le sujet est tapé à la machine à l’avance, nous ne sommes plus dans la conversation mais dans la récitation ! C’est d’ailleurs ce que je reproche à un certain jazz d’aujourd’hui où l’improvisation est hélas de moins en moins mise au centre du débat. On a perdu cet élément essentiel de s’emmener, nous musiciens, sur un terrain vierge pour le défricher.

Entretien

L’essence même du jazz, c’est donc des règles que l’on doit assimiler pour ensuite laisser libre cours à l’improvisation ?

Bien sûr ! Mais combien de fois pouvez-vous constater ça aujourd’hui ? Quand j’allume lé télé ou que j’écoute la radio, j’entends des gens qui font quelque chose de rythmique sur lequel on colle l’étiquette « jazz ». Ou alors des musiciens qui font du jazz mais où tout est préparé, répété. Si l’on prend cette direction, je préfère écouter une pièce classique ou contemporaine, bien plus intelligente et intéressante selon moi. Le jazz, c’est prendre un thème, connu ou non, et le développer en se servant des accidents de parcours. C’est une promenade. Si vous prenez votre vélo et que vous empruntez le même chemin 150 fois dans le mois, cela ne revêt pas le moindre intérêt. Par contre, si vous tournez à gauche et que vous partez à la découverte d’un petit chemin, alors vous y trouverez de l’intérêt.

En fonction de l’envie, de l’inspiration du moment on n’empruntera donc pas le même chemin ?!

C’est ce réflexe magnifique qu’ont certains musiciens de jazz, d’immédiatement trouver une source d’inspiration dans un labyrinthe. Quand vous peignez, si votre coup de pinceau ne vous plait pas, vous pouvez décider de passer par-dessus ou bien même de recommencer la toile car elle ne répond pas à votre aspiration. En concert, quoi que vous fassiez, vous ne pouvez plus revenir en arrière. Il faut donc développer cet instinct de survie dans la spontanéité.

Vous avez joué avec les plus grands noms du jazz international, vous regrettez de ne pas avoir croisé la route de Miles Davis ?

Le Miles Davis d’une certaine époque, oui. Avant qu’il ne se tourne vers le côté binaire, commercial où vendre des disques était plus important que les compositions en elles-mêmes. Je connaissais bien Miles car quand il jouait au Club Saint-Germain, comme nous étions tous les deux de grands amateurs de boxe, on parlait beaucoup. Ce n’était pas le seigneur entouré d’avocats et d’agents qu’il a pu être sur la fin de sa vie. Miles était, dans les années 60, un type tout à fait normal qui venait au boulot tous les soirs avec sa trompette. Un jour il m’a écouté jouer avec Martial Solal et il m’a dit : « You’re gonna play in my band in seven years. » (« Tu vas jouer dans mon groupe dans sept ans ! »). Je n’ai jamais compris s’il avait dit « seven » (sept) ou « several » (quelques) ! En tout cas, malheureusement, cela ne s’est jamais fait. Mon plus grand regret, c’est ne pas avoir joué avec Sonny Rollins. Pour moi, la clé du jazz moderne, c’est Sonny Rollins ! Il avait le son, la technique, le sens de l’improvisation, le swing, la mise en place, l’humour, la connaissance… Rien ne lui manquait si ce n’est qu’il était un peu particulier humainement donc pas toujours facile à gérer dans ses relations.

Que gardez-vous de vos rencontres avec Eric Dolphy, Bud Powell ou encore Chet Baker, de ces années où tous les plus grands jazzmen venaient enregistrer à Paris ?

C’est une question que je me posais l’autre jour car je n’ai jamais réalisé le fait que je jouais avec des légendes. À l’époque, c’était des collègues de travail. Eric Dolphy, j’ai passé trois semaines merveilleuses au Club Saint-Germain et, tous les soirs, on allait casser la croûte dans le bistrot d’en face. On discutait, on buvait un coup, on se retrouvait sur scène à jouer tantôt un morceau à lui, tantôt un à moi… Bud Powell c’était autre chose car il était totalement à côté de la plaque et, forcément, jouer avec lui était compliqué. Mais tous les autres, de Joe Henderson à Jim Hall, c’était vraiment des amis de scène. Il faut comprendre qu’ils n’avaient pas à l’époque ce statut de légende qu’on leur a désormais collé. Aujourd’hui, des gens viennent me voir et me disent : « Vous êtes une légende ! » Ça me fait bien marrer car ce n’est pas du tout mon état d’esprit. Je suis un musicien professionnel qui va au boulot en tenant à le faire le plus intelligemment, honnêtement et artistiquement possible. Ce qui me différencie des autres travailleurs, c’est que je n’ai pas de patron, que je fais exactement ce que je veux et que si l’on me dit de manière désagréable ce que je dois faire, je me casse immédiatement !

Entretien

Vous regrettez ce Saint-Germain où tous les soirs les jazzmen se retrouvaient pour jouer et qui, malheureusement, s’est perdu au fil du temps ?

Je le regrette énormément même s’il ne faut pas oublier qu’on mangeait dans de petits bistrots ou dans la chambre de l’hôtel parce qu’on gagnait 50 balles par jour. Dans ces années-là, les américains qui venaient à Paris y débarquaient pour jouer avec nous et pas en démonstration de supériorité avec leurs groupes, des agents qui font le barrage et des managers qui poussent à faire comprendre que les musiciens d’ici ne sont que des faire-valoir. Je me souviens d’un soir avec le saxophoniste François Jeanneau où l’on jouait avec Oscar Pettiford à la contrebasse. La patronne de l’époque du « Chat qui Pêche » où l’on se produisait a dit un truc pas très sympa à François Jeanneau. Oscar Pettiford s’est retourné vers nous, a plié sa contrebasse et a expliqué à cette dame : « Je reviendrai jouer quand vous aurez fait des excuses à mon ami ! » À cette époque, si vous étiez bon, vous aviez le respect. Dans le cas contraire, vous étiez viré.

Lorsque je vous ai appelé pour organiser cette interview vous me disiez avoir le matin même pratiqué une heure de technique pure à la batterie. La musique est donc un apprentissage permanent même à presque 82 ans ?

Quand on est ouvert et que l’on connaît ses limites, que vous fassiez une action musicale, artistique, humaine… Vous apprenez forcément quelque chose. C’est le sens de la vie ! Vous vous baladez dans la rue et regardez l’architecture d’un immeuble, vous apprenez quelque chose. Quand vous écoutez une pièce de musique, c’est la même chose. Lorsque j’organise des stages, je dis souvent à mes élèves : « Faites une heure de moins de batterie et allez voir un film ou asseyez-vous dans l’herbe et respirez l’air, cela vous fera plus de bien qu’une heure de musique et, surtout, cela vous servira. » Le jazz est une petite chose dans la musique, la musique est une petite chose dans l’art et l’art est une petite chose dans la vie. Être artiste n’est en rien un motif de supériorité !

Aujourd’hui, on a l’impression que la jeune génération est beaucoup plus ouverte sur tous les styles musicaux ce qui était peut-être moins vrai chez les jazzmen des années 60 ?

Tout à fait. À l’époque il n’y avait pas d’ouverture, mais il faut comprendre que, dans les années 60, pour acheter un disque américain, il fallait le commander trois mois à l’avance et encore, sans assurance de le recevoir. Il n’y avait qu’une seule méthode de batterie. En Suisse où je résidais, il n’y avait à Genève qu’un seul libraire musical qui vendait des partitions et qui avait une connexion en Californie qui lui permettait de faire venir des disques de la West-Coast. Mais on n’avait aucun album de la scène new-yorkaise. Charlie Parker ou Dizzy Gillespie, ça n’existait pas pour nous ! Nous c’était Chet Baker, Gerry Mulligan…

Avec cette crise qui a plongé la population dans un confinement obligatoire, comment voyez-vous l’avenir des concerts et plus largement, de la musique ?

Concernant la musique en elle-même, il n’y aura à mon sens pas de changement. Par contre, les conditions de travail vont être pires que jamais car je crains qu’on ait la plus grande peine à se sortir de cette épidémie. Je ne sais même pas si le temps des festivals tel qu’on l’a connu pourra revenir un jour. On va faire face à une crise économique sans précédent où l’on expliquera aux musiciens que puisque les gens ne peuvent plus sortir, ils ne seront donc plus payés. Il va y avoir des milliers de chômeurs supplémentaires. Je vois de très bons musiciens qui jouaient un peu partout et qui, après deux mois de confinement, n’ont déjà plus un centime ! L’industrie du disque était déjà à zéro, alors s’il n’y a plus les concerts…

Entretien

Et en ce moment, comment répartissez-vous vos journées entre musique et peinture ?

Ça dépend vraiment de l’envie du moment. Quand je me décide à ne pas trop casser les pieds de ma femme en tapant sur la batterie, je passe à la peinture. Je vais faire un quart d’heure de roulement et puis hop, je file sur ma toile dès que l’inspiration me vient. En principe, je ne peins pas après cinq heures de l’après-midi. C’est la seule vraie règle.

Vous définissez votre peinture comme de « l’abstraction narrative ». La musique est-elle une source d’inspiration picturale et pensez-vous que votre carrière de musicien vous fait aborder la peinture différemment ?

Les deux m’aident car ce sont les mêmes problèmes mais à résoudre de manière différente. Quels sont nos problèmes ? La qualité, le goût, la justesse… Si les proportions ou la tonalité ne sont pas respectées dans un tableau, c’est comme si l’on faisait une fausse note. La seule vraie différence entre ces deux formes d’art, comme je vous le disais, c’est que la musique sur scène ne s’efface pas contrairement à la peinture. Si je réalise un tableau que je trouve mauvais, je vais le mettre à la poubelle et personne n’en saura rien. Par contre, si je me plante en concert, 500 personnes le verront instantanément.

C’est la différence entre le concert qui est un saut dans le vide et le disque sur lequel on peut revenir si l’on estime que la prise n’est pas bonne ?!

L’enregistrement est une carte de visite tout autant qu’une pierre tombale, une sorte de document figé et permanent. Mais le jazz est surtout pour moi une expérience spontanée, de concert, une jouissance de l’instant présent que rien ne remplace. Ce que je ne supporte plus, c’est cet imbroglio de soi-disant jazz, jazzy… Je crois surtout que le vrai jazz est une musique très particulière qui n’est hélas plus jouée nulle part. Il y a de plus en plus de musiciens dits de jazz, mais hélas qui s’éloignent de l’essence même de ce que doit être cette musique. Si, dans un festival, vous n’avez pas un seul groupe qui joue de la musique ternaire, c’est que quelque chose cloche ! On s’éloigne de l’essentiel. Aujourd’hui, c’est très à la mode de prendre une chanteuse de variété et de la mettre au programme d’un festival pour remplir la salle sur sa notoriété. Ainsi, on augmente d’années en années la rentabilité. Mais, pour cela, il faut faire des concessions et ces concessions n’ont hélas rien à voir avec le jazz. Avec des tels procédés, on prend la place de musiciens qui malheureusement n’ont pas la chance de s’y exprimer. Je dis cela sans aigreur aucune. C’est juste un constat de la situation actuelle. L’autre jour, je tombe sur Mezzo sur un concert de 1962 à Bruxelles avec René Thomas, Bobby Jaspar, Benoît Quersin et moi. On est habillés sans lunette de soleil, chapeau ou guirlandes autour du cou. Objectivement, la musique était plus moderne que ce qu’on entend aujourd’hui quasiment partout ! Il y a heureusement quelques individualités qui sortent encore du lot, mais le jazz a cessé d’évoluer. Le jazz est mort, sauf pour ceux qui essayent de garder le cercueil à l’extérieur ! Le problème, c’est que les musiciens n’ont plus le pouvoir de décision qui est laissé à des personnes qui ne connaissent pas ce métier et qui sont là uniquement pour faire des sous. Je voudrais ajouter qu’en France et en Europe il existe quand même de merveilleux musiciens qui, hélas, sans passeport américain jouent moins que les autres, ce qui est bien dommage.


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