Si Céline a pour habitude de rassurer ses patients avant de les endormir au bloc opératoire, c’est aujourd’hui à une toute autre réalité à laquelle elle est confrontée au sein d’une unité de réanimation. L’infirmière anesthésiste se bat pour sauver des patients atteints du Covid-19, intubés, et qui luttent pour leur vie. Loin de sa famille, qu’elle souhaite préserver d’une éventuelle contamination, Céline fait face à la détresse de familles qui ne peuvent pas même accompagner leurs proches lorsque, malheureusement, malgré les soins, la mort s’invite au rendez-vous. Un entretien chargé en émotions…
« Récemment, j’ai dû endormir une dame en service de réanimation Covid et là, j’ai été incapable de lui promettre que tout allait bien se passer. »
On a du mal à s’imaginer ce que peut être une unité de soins en réanimation de patients atteints du Covid-19. Pouvez-vous nous éclairer sur comment cela se passe au quotidien ?!
De manière générale, un service de réanimation compte une dizaine de lits. Chacun d’entre eux est équipé d’un scope qui va permettre de surveiller les paramètres vitaux du patient, d’un respirateur, de nombreux pousse-seringues qui contiennent des produits d’anesthésie ou encore des médicaments qui permettront de répondre aux besoins du patient et une dialyse qui sera installée en chambre si la fonction rénale est altérée. Les lits sont plus ou moins en arc de cercle avec, au milieu, une centrale qui est une zone non contaminée où l’on retrouvera tous les répétiteurs de scopes. On peut donc surveiller en temps réel tous les patients tout en étant en dehors de la chambre. La grande particularité liée à l’infection au Covid-19, c’est que chaque box est complètement isolé avec des portes fermées. Il y a donc des protocoles d’isolement très stricts à respecter tout spécialement au moment des entrées et des sorties du box afin d’éviter de se contaminer et de propager le virus. Il est important, du fait que chaque box est isolé, d’anticiper au mieux le matériel dont on va avoir besoin dans la chambre afin de limiter les allers-retours.
Justement, quelles sont les procédures à respecter par le personnel soignant afin d’éviter d’être contaminé ?
Le protocole d’habillage/déshabillage a été validé par une équipe d’hygiénistes. On doit s’équiper de la tête aux pieds. Porter un masque FFP2, un calot ou une charlotte pour protéger ses cheveux, des lunettes de protection, une surblouse et des gants. Il est primordial de s’équiper à l’extérieur de la chambre. Une fois à l’intérieur, on prodigue les soins. Lorsque ceux-ci sont terminés, on doit se déshabiller sans que la blouse propre ne soit en contact avec la surblouse contaminée. Nous répétons ces gestes maintes fois dans la journée d’où l’importance d’anticiper les soins.
En quoi ces soins sont-ils différents dans une unité de réanimation dédiée au Covid-19 ?
Certains patients arrivent à passer le cap d’une détresse respiratoire sans être intubés. Pour d’autres, hélas, c’est bien plus grave. Il va falloir les intuber puis les placer, comme on l’entend beaucoup, en décubitus ventral afin de favoriser un meilleur transport en oxygène au niveau des alvéoles. Si malheureusement l’état du patient continue à se dégrader, on optera pour un transfert dans des services qui possèdent une ECMO (extracorporeal membrane oxygenation) qui correspond un peu à une dialyse mais respiratoire. (L’oxygénation par membrane extracorporelle, communément appelée ECMO, désigne, en réanimation, une technique de circulation extracorporelle offrant une assistance à la fois cardiaque et respiratoire à des patients dont le cœur et/ou les poumons ne sont pas capables d’assurer un échange gazeux compatible avec la vie.)
On a parlé d’un manque de respirateurs artificiels, avez-vous des directives de sauver certains patients au détriment d’autres, plus âgés ou aux pathologies et antécédents plus importants ?
En région PACA, nous n’avons heureusement pas été confrontés à cette situation. Mais il avait été effectivement dit qu’un « tri » allait être mis en place si nous venions à manquer de respirateurs. Les patients de plus de 85 ans et avec des comorbidités ne seraient alors pas éligibles aux services de réanimation. Ils seraient accueillis dans une unité d’hospitalisation standard, placés sous oxygène sans possibilité de bénéficier d’une assistance respiratoire si elle s’avérait nécessaire.
Pendant cette période dite de réanimation, le patient est placé dans un coma artificiel. Sait-on si l’on en garde des séquelles éventuelles ?
Je ne peux parler là que des patients dont je m’occupe et il se trouve en effet que, dans la période post réanimation, certains font preuve d’une agitation avec de réelles difficultés pour s’adapter au respirateur. Sur le plan neurologique, on constate des périodes d’obnubilations, de désorientations qui s’estompent au fil des jours.
Vous êtes de formation infirmière-anesthésiste. Quand on endort un patient en sachant pertinemment qu’il ne se réveillera pas, comment le vit-on psychologiquement ?
On a toujours espoir, même si les chances sont minimes, de réveiller un patient. En tant qu’IADE (infirmière anesthésiste), j’ai pour habitude lorsque j’endors des patients au bloc pour des opérations chirurgicales d’avoir un petit rituel pendant lequel je leur explique calmement ce que je fais, les emmener dans une atmosphère agréable afin qu’ils se sentent en confiance, le plus détendus possible. Je leur demande de tenter de visualiser un endroit où ils se sentent bien. Il est important que les patients se trouvent dans les meilleures conditions avant l’acte chirurgical. Je leur dis que tout va bien se passer, qu’on se retrouvera ensuite après leur petit somme. Récemment, j’ai dû endormir une dame en service de réanimation Covid et là, j’ai été incapable de lui promettre que tout allait bien se passer. C’était une situation très difficile pendant laquelle je me suis sentie totalement déstabilisée. Deux heures plus tôt, cette dame, dont l’état de santé s’est rapidement dégradé, me parlait de sa fille…
Je suppose que cette patiente est encore en réanimation ?
Non, malheureusement, elle a dû être transférée dans un autre hôpital qui offre de l’ECMO. Malgré les soins qu’on lui a apportés, on a dû la transférer pour une prise en charge encore plus lourde.
Même si, de par votre métier, vous êtes confrontée à la mort, cette épidémie et l’urgence absolue à laquelle vous devez faire face doit être un moment très particulier à vivre ?
C’est une période particulière, difficile, avec une ambiance très lourde. J’aime beaucoup le trail et j’ai tendance à faire le parallèle entre ce sport et ce que je vis au quotidien actuellement. Il faut rester concentrée, la tête haute, sans jamais baisser les bras. On se focalise sur les patients, les soins que l’on doit prodiguer et on ne doit surtout pas se laisser envahir par les émotions. Il faut éviter d’être parasitée, malgré la météo qui peut être mauvaise, le terrain qui peut s’avérer glissant ou boueux. Il est important de rester endurante, présente. Le plus dur dans ce « trail », c’est de ne pas savoir où se situe la ligne d’arrivée.
Les personnes contaminées et en réanimation se retrouvent seules et, malheureusement, lorsqu’elles décèdent, c’est éloignées de leurs proches. Comment les familles vivent-elles le fait de ne pouvoir faire leur deuil ?
Le plus difficile en effet, c’est de se rendre compte que chaque personne est confrontée à la solitude, à l’isolement. Ces patients doivent se battre seuls contre le Covid-19 et, parfois, seuls face à la mort. Même si, en temps normal, les visites en service de réanimation sont très strictes, elles sont, face à cette épidémie, complétement interdites. C’est très dur pour les patients qui ne peuvent recevoir l’encouragement de leurs proches qui viendraient les voir, les soutenir dans cette épreuve mais c’est également terrible pour les familles qui se sentent loin, démunies.
Les familles vous appellent justement ?
Oui, mais il est parfois bien compliqué de pouvoir répondre à leurs appels car on est, comme je vous l’expliquais, habillées en chambre, devant au maximum éviter les allers-retours. La personne qui se trouve au niveau de la centrale ne peut pas toujours répondre aux questions des familles. Les médecins ont donc organisé des planifications horaires afin d’appeler les proches des patients hospitalisés en réanimation pour les mettre au courant de l’état de santé de leurs proches. Exceptionnellement, hier, je me suis occupée d’une patiente âgée de 60 ans trachéotomisée et il m’est venu l’idée de lui proposer une visio avec sa famille. C’était un moment très riche en émotion. La patiente avait bien évidemment du mal à parler donc, elle s’exprimait par des gestes et écrivait sur une ardoise pour poser des questions à sa fille et à son mari. J’ai été contente de cette initiative qui lui a apporté un peu de bonheur en cette période bien compliquée.
Cette patiente a 60 ans. Au départ on disait que la mortalité liée au Covid-19 touchait surtout les personnes de 70 ans et plus, pourtant on a des exemples récents de décès d’adolescents. Voyez-vous des cas graves également chez une tranche de la population assez jeune ?
Des adolescents, fort heureusement, non. Par contre, on s’occupe effectivement de cas graves pour quatre patients entre 44 et 47 ans. Tous ont des comorbidités associées telles que le surpoids, l’hypertension ou encore le diabète. Dernièrement, on a également accueilli une jeune femme de 26 ans qui a dû subir une césarienne en urgence car, atteinte du Covid, elle commençait à présenter une détresse respiratoire inquiétante. Elle était à 37 semaines d’aménorrhées donc le bébé était quasiment à terme. Il est aujourd’hui en néonatologie, mais il se porte bien. C’est ça aussi le Covid, naître seul et mourir seul. Cette jeune femme a heureusement passé le cap et n’a pas eu besoin d’être intubée.
On dit que le Covid-19 a un taux de létalité de 2% environ, pourtant au sein de votre unité on voit des familles entières touchées. Peut-on penser que certains développent des formes plus graves et que toutes les pathologies ne sont pas identiques face au virus ?
C’est effectivement une question que je me suis posée et je ne doute pas que les scientifiques se pencheront sur cela et dévoileront plus tard des données sur ce phénomène. Au sein de notre service de réanimation, on a en effet plusieurs membres d’une même famille. Après, ont-ils des pathologies ou des antécédents familiaux communs ? Est-ce à cause d’habitudes alimentaires qui auraient engendrées obésité, diabète ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais on peut penser que ce virus peut être plus ou moins agressif chez certaines familles.
On parle beaucoup des soignants qui sont aujourd’hui sous les feux des projecteurs et salués pour leur travail par la population toute entière. Comment viviez-vous cette période très particulière pendant laquelle, pour éviter toute contamination, vous devez vous résoudre à vivre loin de votre famille ?
Ce n’est pas facile ! J’ai dû faire passer ma vie professionnelle avant ma vie personnelle. Je me suis isolée de ma famille afin de ne pas risquer de les exposer au virus. Nombre de mes collègues ont pris la même décision que moi. Certains vivent dans des locations près de l’hôpital. C’est un choix difficile, mais certainement le meilleur. Bien sûr, mon conjoint et ma fille me manquent mais, même si j’aimerais les avoir à mes côtés en cette période toute particulière, j’ai souhaité privilégier la sécurité. Le plus dur à supporter psychologiquement, c’est qu’il n’y a pas de date butoir. Notre mission, avant tout, est d’être là pour les patients.