Affirmer qu’il était écrit que Jean-Marc Phillips-Varjabédian, successivement premier prix de musique de chambre puis de violon, passe, au sein du sacro-saint conservatoire national de musique de Paris qui a vu éclore son talent, du statut d’élève à celui de maitre peut laisser songeur ; et pourtant ! Comment eu-t-il pu en être autrement si l’on se réfère à l’étymologie de son nom qui signifie : « celui qui enseigne ». Brillant pédagogue donc et formidable musicien, Jean-Marc Phillips-Varjabédian a gravé, en compagnie du trio « Wanderer » qu’il a rejoint en 1995, quelques-unes des plus belles pages de la musique de chambre dans une douce errance toute schubertienne qui louvoie entre œuvres « référentes », créations contemporaines (de Thierry Escaich à Philippe Hersant ou Bruno Mantovani) et textes oubliés. Son violon, loin de se limiter à ce seul registre du trio, se conjugue avec la même aisance à tous les temps, tous les modes, qu’il vibre en duo avec la merveilleuse pianiste, et elle aussi pédagogue au sein du CNSM, Marie-Josèphe Jude ou s’accorde un pas de côté sur les rives bleues du jazz de Richard Galliano. Quand l’archet se mue en invitation au voyage…
« J’enseigne le violon comme j’enseignerais le yoga. »
L’enseignement, c’était visiblement quelque chose de prédestiné chez vous puisque l’origine arménienne de votre nom signifie « celui qui enseigne ». Quel pédagogue êtes-vous et quelles valeurs quant à l’interprétation transmettez-vous à vos étudiants ?
D’abord bravo de vous être renseigné à ce point sur mon nom car peu de gens savent en effet que l’origine signifie « celui qui enseigne » et n’est pas loin, dans sa racine, de « celui qui prêche ». Le peuple arménien a quelque peu bâtit sa survie sur la religion ; l’enseignement étant à ses yeux presque aussi important que la religion d’ailleurs. Le fait que ma mère ait été, toute sa vie, une pédagogue du piano et enseigne encore aujourd’hui à 85 ans a été pour moi un exemple très prégnant. J’ai commencé à enseigner très jeune, vers l’âge de 18 ans. Je suis passé un petit peu par toutes les phases ; école privée, conservatoires municipaux, ENM qui préparait au conservatoire, puis CNSM de Lyon pendant sept ans et, depuis huit ans, je suis donc professeur au CNSM de Paris… Ma carrière d’enseignant s’est construite pas à pas. Très honnêtement, il est très compliqué de vous dire ce que je vaux comme professeur (rires). Lorsque je prends un peu de recul et que j’analyse la manière dont j’enseignais il y a vingt-cinq ans, j’avoue avoir de petits doutes. Je me dis que l’expérience est quand même un paramètre d’une importance capitale pour bien enseigner. Aujourd’hui, j’essaye d’avoir une forme de bienveillance tout en étant très exigeant vis-à-vis de mes élèves. Cela rompt avec l’enseignement que j’ai pu parfois connaître avec des professeurs qui s’avéraient très durs humainement. Ce que j’essaye de transmettre, je l’ai appris de mon professeur Gérard Poulet qui lui-même l’avait reçu de Henryk Szeryng ; un enseignement centré sur cette tentative d’une connaissance totale des mécanismes physiques de son instrument. À ce titre, j’enseigne le violon comme j’enseignerais le yoga. Je demande toujours par exemple aux élèves d’avoir conscience de ce qu’ils font. Je suis ainsi très à cheval sur les questions de posture. Comprendre pourquoi on se tort le bras dans un sens et pas dans l’autre pour faire face à une difficulté… Je m’intéresse beaucoup à la technique du violon et j’entends par le terme technique ce que l’on fait physiquement par rapport à son instrument. Comme le disait Janos Straker : « Une interprétation, c’est basé sur de la technique. » J’essaye donc là encore de décortiquer les mécanismes pour obtenir une belle phrase qui respire, emplie d’émotion. J’attache beaucoup d’importance au fait que mes élèves parviennent à s’exprimer. Et même si j’ai un point de vue, je ne l’impose pas car dans les arts il n’y a pas de vérité. Je suis toujours prêt à accepter un point de vue différent du mien à partir du moment où l’on est dans quelque chose de sincère.
Parvenez-vous justement à analyser les éléments qui vous touchent, vous émeuvent dans une interprétation, dans celles, par exemple, de Jascha Heifetz ou Dinu Lipatti même si vous dites être dans l’impossibilité d’avoir un quelconque recul pour juger un pianiste ?
Concernant le piano, cela peut en effet paraître quelque peu paradoxal puisque mes deux parents sont pianistes et que j’ai construit ma première cabane lorsque j’avais deux ou trois ans sous le piano à la maison. Pourtant, même si j’entendais du piano toute la journée et parler technique, j’avoue avoir beaucoup de mal à « juger » un pianiste. Lorsque j’entends du piano, soit ça me touche soit ça me laisse de marbre mais je serais incapable de mettre des mots pour en expliquer la raison. Dans le cas de Dinu Lipatti, j’ai été marqué par un disque des Valses de Chopin qui appartenait à mes parents et que j’ai écouté en boucle. Peut-être est-ce le son qui datait des années 50 ou 60 qui participait à générer chez moi cette émotion ?! En tant que violoniste, je crois d’ailleurs que la chose la plus importante pour moi, c’est le son. Dans une interprétation au piano, beaucoup de paramètres entrent en compte ; Comment faire sortir les voix, la technique employée pour déployer une mélodie et la faire rayonner par rapport à l’accompagnement, les harmonies sur lesquelles on insiste… J’avoue ne pas avoir accès à tout cet éventail technique. C’est donc le son d’un pianiste qui va me toucher essentiellement et cette émotion inhérente qui en découle.
Vous avez reçu l’enseignement au CNSM de Gérard Poulet. Aujourd’hui où beaucoup de musiciens multiplient les maîtres durant leur études, Gérard Poulet a été LE professeur qui vous a suivi pendant de nombreuses années. Pouvez-vous nous parler de cette relation unique entre l’élève que vous étiez et un professeur avec qui les liens dépassent forcément le simple cadre musical ?!
J’ai eu la chance d’entrer assez jeune au conservatoire puisqu’à l’époque existaient ce que l’on appelait les classes préparatoires. Je suis donc entré vers l’âge de douze ans dans la classe de Jean Fournier qui était un très bon professeur, un vieux maître qui paternait pas mal ses élèves avec des programmes très établis. Jean Fournier a rapidement été mis à la retraite après mon entrée au conservatoire et a donc été remplacé par Gérard Poulet. Comme j’avais le sens de la plaisanterie, j’ai tout de suite dit à Gérard Poulet : « Attention, je suis arrivé avant vous ! », ce qui le faisait bien rigoler d’ailleurs ! Il ne voulait pas qu’on l’appelle « maître » et symbolisait un vent de fraîcheur très dynamique qui soufflait sur le conservatoire. Gérard Poulet faisait preuve d’une exigence technique sur la position du corps, sur comment se tenir avec le violon… enseignement qui m’a fortement marqué. Après, cela n’a pas été forcément toujours facile car c’est un homme avec un caractère fort qui sait où il veut aller. J’ai mis des années à mettre en application des choses qu’il m’avait dites et qui, en fait, sont restées imprimées dans mon cerveau pour ne ressurgir en pleine clarté que des années après. Aujourd’hui encore, lorsque je suis face à mes élèves et que je prends un peu de recul je me dis « Ah oui, c’est Gérard Poulet qui parle là ! ». C’était donc un enseignement extrêmement conduit et étayé. Il faut savoir que Gérard Poulet était un enfant prodige qui a repris toute sa technique à zéro à l’âge de vingt-ans en compagnie de Szeryng. Cela lui conférait une connaissance de l’instrument tout simplement incroyable. Je n’ai donc pas ressenti le besoin d’aller voir ailleurs car je savais que je n’avais pas tout exploré du champ des possibles que ce merveilleux professeur m’ouvrait. Il ne m’a pas empêché pour autant, lorsque j’étais en cycle de perfectionnement, de travailler à Crémone en Italie sous la direction de Salvatore Accardo. Gérard Poulet m’a également confié à Pierre Nerini, que plus personne ne connaît aujourd’hui, mais qui était premier violon de l’Opéra de Paris de 1945 à 1965. Malgré tout, il est vrai que je suis resté entre les mains si l’on peut dire de Gérard Poulet de 13 à 25 ans. Cela a créé un lien très affectif de maître à disciple. Nous gardons aujourd’hui encore ce lien très fort. On s’appelle et l’on se voit régulièrement même si j’ai toujours l’impression, lorsque je suis avec lui, de redevenir le petit garçon avec son violon que j’étais à mes débuts au conservatoire. Gérard Poulet m’a d’ailleurs fait le très grand plaisir de venir d’une manière tout à fait amicale dans ma classe du conservatoire juste avant le début de la crise de la Covid. Il devait venir écouter quelques élèves et, finalement, il passé la journée complète à enseigner. C’était un moment assez extraordinaire et une belle leçon de voir cet homme de 81 ans à l’époque déployer une telle énergie, une telle passion, chose qui a particulièrement marqué tous mes étudiants.
Le violon peut-être plus encore que tout autre instrument ne pardonne rien. Le rapport que vous entretenez aujourd’hui encore avec votre violon tourne-t-il parfois à la lutte pour tendre vers cette perfection, cet absolu que vous avez en tête ?
Cet aspect de lutte, je l’ai connu lorsque j’étais jeune et je me souviens d’ailleurs de crises terribles que je piquais lorsque j’avais quinze ou seize ans, avec cette impression d’affronter un mur contre lequel j’avais envie de lancer mon violon. Heureusement, avec la maturité, j’ai compris que cela ne servait à rien de lutter. Je crois d’ailleurs que cela est valable pour tous les instruments. Comme vous le disiez, le violon est particulièrement ingrat dans le sens où s’il n’est pas très bien joué, forcément, ça s’entend. C’est d’ailleurs ce que signifiait Yehudi Menuhin en déclarant : « Si je ne joue pas une journée, je l’entends. Si je ne joue pas deux journées, ma femme l’entend. Si je ne joue pas trois journées, c’est mon chien qui l’entend ! » Même s’il caricaturait la chose sur le ton de l’humour, il n’était pas si loin que ça de la vérité. Ce qui est intéressant, c’est que derrière cette apparente facilité d’un musicien se cache un immense travail et une manière d’appréhender l’instrument. Je pense avoir compris ce paramètre avec le temps et j’enseigne d’ailleurs à mes élèves le fait de jouer le plus « facile » possible, détournant la difficulté. Ne jamais se heurter, être le plus relâché physiquement, être comme l’eau qui épouse les formes et coule naturellement sans tenter d’abattre des montagnes… Voilà les éléments que je considère clés dans le jeu. Si l’on ne respecte pas cela, l’instrument répondra négativement et on risque de se faire mal. De plus, il en ressortira un jeu tendu, pas forcément agréable à entendre. Les grands violonistes avaient bien compris ce paramètre et j’en veux pour preuve la longévité de ceux qui possédaient les techniques les plus souples. Je pense là bien sûr à Milstein qui a joué jusqu’à plus de quatre-vingts ans de manière merveilleuse mais également à Grappelli ou à Gitlis qui malgré l’aspect tendu de son jeu ne l’était absolument pas physiquement. Je citerais également bien évidemment mon professeur Gérard Poulet qui a toujours enseigné cette souplesse et cette approche de l’instrument et le prouve en jouant encore aujourd’hui à son meilleur niveau à l’âge de 83 ans.
Quel rapport entretenez-vous avec votre violon. Cette relation est-elle parfois presque psychotique tel, par exemple, Jean-Marie Leclerc qui écrivait des lettres à son violon après certains de ses concerts ?
On a tous une relation plus ou moins psychotique avec son instrument. À partir du moment où l’on s’enferme avec pour jouer des heures durant, on ne peut pas dire que ce soit là quelque chose de tout à fait naturel. Je crois d’ailleurs qu’il en est de même pour beaucoup de domaines artistiques, que ce soit le peintre avec ses pinceaux ou le sculpteur avec la matière brute qu’il doit travailler. Pour revenir à Jean-Marie Leclerc, j’avoue être tombé sur les lettres qu’il écrivait à son violon et elles m’ont beaucoup touché. Il faut noter qu’à cette époque, on jouait sur des cordes en boyaux ce qui s’avère extrêmement difficile. J’invite d’ailleurs mes élèves à faire cette expérience pour comprendre à quel point ces violonistes de l’époque possédaient une technique tout simplement incroyable. La corde de mi en boyau, c’est un peu comme le cor dans l’aigu ; ça passe ou ça casse ! Parfois, sans en comprendre la raison, on va faire le même geste au millimètre près et la note ne sonnera pas. On connaît beaucoup moins ce phénomène avec la corde de mi en acier qui répond presque toujours de la même manière. Avec le boyau, il faut accepter de ne pas toujours avoir la maîtrise totale de l’instrument qui se mue en une sorte de pur-sang fougueux à qui l’on donne la direction à suivre tout en lui lâchant un peu la bride. Parfois, forcément, il réagit non pas comme on le souhaiterait mais selon sa propre volonté. La seule solution face à cela, c’est d’accepter l’erreur. Hélas, avec notre époque de l’enregistrement retravaillé à l’extrême, on a un peu perdu cette magie de l’instant où un musicien peut se permettre de commettre des erreurs si l’émotion elle demeure intacte. Je pense par exemple à plusieurs témoignages de personnes qui ont eu la chance d’entendre Sansom François en concert. Tout merveilleux pianiste qu’il était, Sansom François avait une vie pour le moins dissolue et ne faisait pas preuve de la plus grande des disciplines par rapport à la pratique de son instrument. Il pouvait ainsi arriver pas très frais à un concert, commettant quelques fausses notes et pourtant la salle finissait debout à l’applaudir tant l’émotion qu’il véhiculait dans son jeu était si merveilleusement transmise. Je m’intéresse beaucoup plus à cette émotion qu’à une quelconque perfection technique qui plonge le jeu dans une forme de froideur.
Cette année de pandémie a généré pour beaucoup de musiciens une certaine démotivation avec cette absence d’échéance, ce flou quant à une possible date de reprise des concerts. Quand on sait que le violon demande un travail quotidien, une exigence absolue, comment êtes-vous parvenu à trouver la force nécessaire pour continuer à jouer et à jouer encore ?
Avec l’annonce du premier confinement, je me suis retrouvé comme beaucoup de mes amis musiciens face à un vide. J’ai pris cela comme une forme de vacances ou de retraite. J’ai tout d’abord voulu en profiter, prendre un peu de recul, rester auprès de ma famille et j’ai donc rangé mon violon au placard sans y toucher pendant dix ou quinze jours. Et puis je l’ai repris pour le plaisir. Là, j’ai découvert que si le violon était un instrument exigeant, notre métier de musicien l’était tout autant. Depuis notre plus jeune âge on nous a inculqué, certainement à tort, que le concert était un tremplin qui, si on jouait bien nous ouvrait bien des portes et si on ne jouait que moyennement nous les fermait. Cela fait qu’en concert, on peut être très tendu un peu comme si l’on passait en jugement. Du coup, sans concert à l’horizon en cette période de pandémie, j’ai sorti mon violon pour ne travailler que pour moi et non pour les autres. Comme j’ai vraiment cette passion de l’enseignement ancrée en moi, je me suis amusé à sortir tous les cahiers d’étude que j’ai pu trouver avec l’idée de les donner à mes étudiants. Je me suis donc envoyé tous les cahiers qui trainaient et me suis aperçu que les études de Kreutzer par lesquelles on passe tous lorsque l’on a douze ou treize ans sont passionnantes et toujours intéressantes à travailler même lorsque l’on est arrivé à un niveau professionnel. J’ai donc pris, je dois bien l’avouer, beaucoup de plaisir à travailler ainsi égoïstement uniquement focalisé sur mon plaisir.
Vous avez eu la chance de côtoyer le violoniste Norbert Brainin du Quatuor Amadeus, véritable poète de la musique. Le Quatuor Amadeus a, entre-autres, gravé une légendaire et sublime version peut-être, LA version de référence de « La jeune fille et la mort ». Schubert, c’est la mort, la vie, le rire, les larmes… Je vous sais une attirance toute particulière pour ce compositeur, ce « wanderer ». Est-ce son humanité dans tout son sens littéral qui vous touche particulièrement chez Schubert ?
Oui, totalement et je ne suis pas le seul. Schubert, c’est l’être humain dans tout ce qu’il peut avoir de touchant. Je suis assez misanthrope lorsque je vois tout ce qu’il se passe autour de moi et le moment où je parviens à me remettre dans une forme de tendresse vis-à-vis de l’être humain, c’est quand j’écoute du Schubert. Je crois que personne n’a exprimé avec une telle sincérité ses émotions. Schubert n’est jamais dans la volonté de monter son savoir, dans une sorte d’intellectualisme de la forme. Schubert se laisse envahir par ses émotions et guider par sa plume qui file sur le papier. Il avait d’ailleurs écrit un petit texte intitulé « Mein Traum (mon rêve) », presque psychanalytique où il explique qu’à chaque fois qu’il voulait composer l’amour, c’est la mort qui venait et inversement et chaque fois qu’il voulait composer la joie, c’est la tristesse qui venait et inversement. Schubert est donc un compositeur qui se laisse envahir par ses émotions dans un but artistique. Cette approche de la musique m’a toujours énormément touché. « La Jeune Fille et la Mort » par le quatuor Amadeus est l’un des premiers disques que l’on m’a offert lorsque j’étais enfant et que, tout comme le quintet à deux violoncelles, j’ai usé à force de les écouter. J’ai donc très tôt constitué mon goût musical sur ces deux œuvres. Pour ce qui est du registre émotionnel, le jeu de Norbert Brainin dépasse selon moi le simple cadre du violon. L’émotion que l’on ressent pour ce musicien n’est pas le fruit de sa technique mais de ce qu’il est capable de nous faire ressentir. L’écouter, ce n’est plus entendre du violon mais une voix. Il est l’une de mes grandes sources d’inspiration et j’avoue rêver de jouer du violon comme Norbert Brainin. Le rencontrer a donc forcément été un grand moment de partage.
De Beethoven à Messiaen, Eschaich, Lili Boulanger, Bruno Mantovani ou Brahms, le trio Wanderer s’est toujours plu à une invitation au voyage entre les styles, les époques, les œuvres connues et moins connues du répertoire. Sortir des sentiers battus dans une forme d’errance à la découverte du monde musical est-ce encore ce qui vous anime aujourd’hui, plus de 35 ans après la formation de ce trio Wanderer ?
Tout à fait et là on touche du doigt le problème des ensembles constitués et qui tournent pendant des années. Avec le trio Wanderer, nous avons la chance de faire travailler au sein de différentes structures de jeunes trios. Si l’on en trouve certains avec un talent indéniable, force est de constater qu’ils ne parviennent pas toujours à perdurer. Le secret de la longévité pour un trio, c’est de garder la passion intacte. Avec mes deux collègues, Vincent Coq et Raphaël Pidoux, nous sommes totalement d’accord sur cet acte de gestion de notre ensemble qui consiste à chercher tout ce qui existe dans les œuvres pour trio en élargissant au maximum notre champ sans se laisser coller d’étiquette. Lorsque j’ai intégré le trio Wanderer en 1995, mes deux partenaires n’étaient pas forcément très adeptes des musiques russes ou de l’Est et avaient plutôt l’image d’un trio qui jouait admirablement Schubert ou Beethoven, donc la musique allemande du début du XIX è. J’ai insisté pour que l’on s’attaque à toutes les musiques et, finalement, pouvoir s’enorgueillir d’être aussi à l’aise avec une pièce de Tchaïkovski qu’avec un trio de Schubert. Aujourd’hui, on ne s’interdit pas de jouer du Haydn ou de la musique contemporaine sans se spécialiser dans un style bien défini. Je crois d’ailleurs qu’il est absolument primordial d’être ouvert surtout lorsque l’on joue en trio sinon l’implosion vous guette.
Votre partenaire pianiste au sein du trio Wanderer, Vincent Coq que j’ai eu la chance d’interviewer me disait : « Le trio est le cumul de trois personnalités distinctes dans un tout indissociable ». Est-ce ainsi que vous envisagez également le trio ?
C’est tout à fait ça. Contrairement au quatuor à cordes où les personnalités tentent de se fondre pour ne former qu’un seul instrument, dans le trio, on a la chance de pouvoir laisser s’exprimer nos personnalités complètement librement tout en essayant de garder la cohésion tout à la fois de la partition et de l’interprétation à trois. Le trio est d’ailleurs considéré comme la réunion de trois grands solistes guidés par l’envie commune de travailler ensemble. Il est donc indispensable que chacun soit d’abord absolument libre et à son plus haut niveau instrumental pour ensuite amalgamer les choses.
Comment abordez-vous un texte ? Est-ce d’abord avec une forme d’instinct face à l’émotion qu’il suscite en vous avant de n’y plonger en profondeur ?
On a tous des manières différentes d’aborder un texte. Me concernant, je me laisse tout d’abord transporter par l’émotion, me focalisant sur ce que la partition peut susciter en moi. Lorsque je ne suis pas de prime abord touché par une musique, je suis obligé de passer par des circonvolutions intellectuelles pour tenter de la comprendre. Cela dit, je n’ai pas la capacité de percevoir tout d’un texte au premier abord. J’ai donc toujours une attitude pour le moins modeste vis-à-vis d’une partition qui, généralement, me dépasse. Si je n’ai pas tout compris ou tout ressenti dès le départ, je prends un peu de recul, attendant que les choses viennent à moi. Je pense notamment au trio de Fauré qui s’avère une musique très compliquée avec des harmonies extrêmement complexes. La première fois que je l’ai déchiffré avec le trio Wanderer, j’étais un peu resté au bord de la route. Puis, en le travaillant, en le rejouant, les choses se sont petit à petit éclairées, les harmonies prenant forme dans ma tête. Aujourd’hui, c’est une œuvre que je trouve absolument géniale. Je pense avoir une grande sensibilité harmonique et il suffit de deux accords qui se touchent et m’apparaissent comme une merveilleuse trouvaille et, tout de suite, je suis conquis. Cela me parle plus qu’une belle mélodie bien jouée ou encore la pensée du compositeur qui se cache derrière l’œuvre. J’ai vraiment ce besoin de me laisser gagner par l’émotion.
En dehors du trio Wanderer, vous jouez en duo avec la formidable pianiste et également professeure au CNSM Marie-Josèphe Jude, en soliste, sur le registre du jazz comme avec Richard Galliano… Ces errances vous sont nécessaires pour éviter d’entrer dans une routine et nourrir votre travail au sein de votre trio ?
Totalement. Lorsque j’ai remplacé Guillaume Sutre en 1995 au sein du trio Wanderer, j’ai tout de suite annoncé à mes deux collègues que je souhaitais conserver mon jardin secret. Ils avaient d’ailleurs tout à fait entendu ma requête. J’avais besoin de cette liberté, car s’il y a bien une chose que je ne supporte pas dans la vie, c’est l’enfermement. Cette donnée s’est donc tout de suite imposée comme une règle entre nous. Vous citiez par exemple Marie-Josèphe Jude avec qui je joue en duo depuis nos années de conservatoire. C’est un plaisir de jouer avec elle tout d’abord parce qu’elle est une extraordinaire pianiste. Nous nous correspondons totalement avec ce souhait de chercher la sincérité avant tout, cette volonté de ne jamais être dans les artifices… Marie-Josèphe est tout à la fois d’une sobriété et d’une profondeur incroyable. C’est d’ailleurs la seule partenaire avec laquelle on se soit amusés à oser jouer en concert une sonate de Mozart que nous n’avions jamais travaillée ensemble préalablement. C’était un test car, à chaque fois que l’on jouait ensemble, sans même nous parler les choses coulaient de source. Nous avons donc voulu savoir jusqu’où cette connexion pouvait aller, cette sorte de lien télépathique qui nous lie. C’est ce même lien télépathique qui n’était pas forcément inné et que nous avons su générer à force de travail au sein du trio Wanderer. Après, vous parliez effectivement des chemins de traverse que j’aime emprunter comme celui avec Richard Galliano par exemple. J’ai toujours eu en effet besoin de m’écarter un peu du contexte de la musique « dite » classique. Lorsque l’on a tourné pendant quinze ans avec Richard Galliano sur la musique d’Astor Piazzolla, j’ai écouté tout ce qui me tombait sous la main pour être au plus près du style si particulier de Piazzolla. Cela m’a beaucoup apporté puisque c’est en me plongeant dans sa musique que j’ai par exemple appris ce qu’était un Rubato dont on m’avait souvent parlé depuis que j’étais étudiant mais qui restait somme toute un concept assez vague. Quand on joue certains tangos de Piazzolla, la contrebasse reste parfaitement sur le rythme et, en tant que violoniste, on doit se séparer en deux. Un côté entend la contrebasse pour toujours savoir exactement où l’on est alors que le chant, lui, s’échappe d’une demi-mesure, voire d’une mesure complète sur les harmonies avant de se rétablir. Il y a donc comme ça une sensation de surfer sur la vague. Ce Rubato, j’ai pu le transcrire ensuite de manière beaucoup plus fine dans des passages de trios de Beethoven ou de Schubert.
Les musiques se nourrissent donc les unes les autres ?!
Complètement. Ne pas s’enfermer dans un style de musique et être ouvert à tout me paraît quand même essentiel. Le jazz est par exemple une musique que j’ai approchée mais comme le disait mon regretté ami Didier Lockwood : « L’improvisation ne s’improvise pas ! » C’est une science, la possibilité d’acquérir un vocabulaire qui s’enrichit à force de travail. Mais cela demande du temps, beaucoup de temps…