Gabriel Fauré, à qui Jean-Claude Pennetier a consacré une intégrale des œuvres pianistiques, disait de la musique qu’elle doit s’élever au-dessus de ce qui est. Une telle « philosophie » musicale de la part du merveilleux compositeur, entre autres, des « Barcarolles » ne pouvait bien évidemment pas laisser de marbre le grand Monsieur du piano hexagonal et recteur de la paroisse orthodoxe de Chartres qu’est Jean-Claude Pennetier, dont chaque enregistrement offre à l’auditeur une divine élévation de l’âme. L’ancien élève de Lucette Descaves et amoureux des mots sait comme nul autre faire parler son instrument, que ses doigts déclament du Mozart ou s’attaque au répertoire contemporain de Maurice Ohana. Rencontre au sommet !
« J’envisage la musique et la foi comme des possibilité d’entrer à l’intérieur de ce qui est. »
Votre maman, violoniste amateur, avait, avant même votre naissance, fondé tous ses espoirs en vous, ce fils qu’elle rêvait musicien. Quels sont vos souvenirs de ces premiers rapports à la musique ?
Mon premier contact avec la musique a été l’orgue de l’église, ce qui a d’ailleurs généré en moi ce désir de devenir organiste même si je n’ai pratiqué cet instrument que très peu de temps. Le vœu de ma mère était que je joue du violon, mais j’avoue avoir abdiqué au bout de six mois. J’étais tellement malheureux que l’on a décidé que ce n’était pas dans cet instrument que se trouvait ma vocation. Puis est venu le temps du piano…
À 16 ans, vous sortez du Conservatoire qui, à l’époque, n’a pas de troisième cycle de perfectionnement. Que ressentez-vous face à ce vide qui se dresse ainsi devant vous et ce qui, de fait, annonce un retour à Châtellerault, votre ville natale ?
J’étais un peu jeune pour réellement me rendre compte des choses, n’ayant certainement pas la maturité nécessaire pour prendre du recul vis-à-vis de cette situation. Je n’étais effectivement âgé que de 16 ans et un mois lorsque je suis sorti avec mon premier prix du Conservatoire sous le bras. La première chose que j’ai dite, c’est : « Maintenant je vais enfin pouvoir faire de l’orgue ! ». L’idée ne me quittait pas ! On m’a vite fait comprendre qu’un premier prix du Conservatoire n’était en rien un aboutissement mais bien plus une sorte de rampe de lancement dont je devais me servir pour viser plus haut, plus loin. Aujourd’hui, je dois avouer ne pas avoir de regret quant à cette route musicale que j’ai prise. Comme je suis maintenant prêtre orthodoxe, j’ai réalisé que ce qui me poussait vers l’orgue était surtout motivé par un désir d’être membre de l’église, d’y avoir une fonction nécessaire à mon épanouissement personnel. Désormais, je suis d’ailleurs beaucoup plus intéressé par les orgues baroques translucides que par les grosses machineries impressionnantes qui me passionnaient tant pendant mon enfance.
Vous avez étudié auprès de Lucette Descaves, élève de Margueritte Long et vous êtes entré à 10 ans au Conservatoire alors que le directeur, à l’époque, se nommait Gabriel Fauré. Je crois néanmoins que l’apprentissage de Lucette Descaves vous a nettement moins marqué que celui dispensé par Louise Clavius-Marius qui, selon vos propres termes, vous a donné « le sens d’un certain artisanat » qui vous est cher ?
Exactement. Louise Clavius-Marius était une personne extraordinaire qui mariait ce qui a toujours été mon idéal pédagogique, une exigence et une fermeté formidables doublées d’une bienveillance et d’une chaleur qui nous poussaient à toujours faire mieux, nous y encourageant. Certains professeurs font preuve de pédagogies violentes pour ne pas dire sadiques, enseignements à l’opposé de celui que j’ai reçu, fort heureusement. Lucette Descaves n’a pas été sans influence non plus. C’était une femme très traditionnelle, qui n’avait rien de révolutionnaire, mais qui nous invitait à nous intéresser à la musique de notre temps, au théâtre, à l’opéra, à l’orchestre… Elle nous poussait à voir plus loin que le piano, à nous ouvrir à d’autres formes d’art. Je me rends compte que je lui dois beaucoup sur ce plan.
Vous évoquiez votre « double casquette » de pianiste et d’homme d’église. Gabriel Fauré à qui vous avez consacré une intégrale des œuvres pour piano disait : « La musique, c’est s’élever au-dessus de ce qui est. » Est-ce cette élévation que le musicien tout autant que l’homme d’église que vous êtes est allé puiser chez ce compositeur dont l’œuvre véhicule une émotion rare ?
Là, vous me mettez clairement sur des pistes où je risque d’être trop bavard. Je ne vois pas forcément le spirituel comme un moyen de s’élever au-dessus de ce qui est. J’envisage la musique et la foi comme des possibilités d’entrer à l’intérieur de ce qui est. La musique, c’est cette merveilleuse possibilité de se relier, au-delà de nous-même, en notre centre le plus profond. Je ne suis pas sûr que Fauré, qui était un agnostique, ait une musique réellement très religieuse si bien sûr on fait fi de son Requiem très inspirant. Pour moi, Fauré est le musicien du désir. Plus il va se diriger vers la maturité puis la vieillesse et plus ce désir va devenir l’unique objet de sa recherche musicale. Il a commencé par une musique qui se voulait séductrice avec du charme, de la volupté mais, peu à peu, c’est cette tension du désir qui va se retrouver mise à nu. Cet élément me touche tout particulièrement chez Fauré.
Comme vous l’évoquiez, Lucette Descaves vous a invité à découvrir d’autres formes artistiques. On sait que vous aimez les mots, de Molière à Racine… Faut-il justement apprendre à faire parler le piano ?
Oui, ça je l’ai souvent dit. Pendant toute une période de ma vie, je tendais à un idéal qui était de faire chanter le piano. Je n’ai pas perdu cette idée mais ce qui me semble aujourd’hui encore supérieur est, comme vous le disiez, de le faire parler. Lorsqu’un interprète nous rend un texte musical et que l’on a cette impression que chaque note est un mot qui nous parle et nous transmet un texte, c’est là une émotion ressentie extraordinaire.
Travailler une partition, est-ce d’abord l’entendre intérieurement afin de savoir ce vers quoi l’on tend ?
Lorsque l’on travaille une œuvre, il doit à mon sens y avoir un premier contact qui se veut intuitif. Avant même de travailler une œuvre, on doit être guidé par l’envie de la jouer parce qu’elle résonne en nous. Nait alors ce désir de la transmettre. Après vient le travail d’approfondissement, le temps où l’on entre dans l’œuvre afin de mieux la comprendre. On constate d’ailleurs que tout ce travail s’avère une sorte de boucle qui conduit, à la fin du processus, à retrouver ce premier élan qui nous a guidé vers cette œuvre en particulier. Je me souviens d’un metteur en scène qui me disait : « Tu vois, si je veux jouer cette pièce, c’est pour cette scène précise ! » C’est un processus également valable en musique où, dans une œuvre, on va trouver un élément qui va jouer le rôle de déclencheur, suscitant notre désir.
Vous avez interprété et enregistré les 24 préludes de Maurice Ohana. Comment se passe le rapport entre le compositeur et l’interprète dans cet échange alors que le pianiste, qui lorsqu’il s’attaque au répertoire classique, n’a pour indications que le texte ?
Avec Maurice Ohana, j’ai connu de grandes expériences ; Lorsque j’ai créé ses 24 préludes, j’étais dans une période où je jouais énormément de musique contemporaine. J’étais donc aguerri à tout un répertoire qui m’amenait de Boulez à bien d’autres compositeurs. Pour ses Préludes, Maurice Ohana a absolument voulu que l’on travaille ensemble. Je me suis donc rendu chez lui chaque semaine tel un élève pour y prendre mon cours. Lorsque j’ai joué la première ligne de la partition, j’étais pétri de toute cette musique contemporaine que je jouais et m’environnait. La première chose que Maurice m’ait dite en m’écoutant interpréter son texte a été : « Mais quelle horreur, on dirait de la musique contemporaine ! » Naturellement, cela a été un choc pour moi. Passée cette stupéfaction, nous avons travaillé ensemble afin que j’entre dans son univers, un univers que j’ai appris à découvrir, à comprendre, à aimer et qui allait de la musique espagnole à Debussy en passant par des inspirations africaines… Maurice Ohana était un homme du Sud. Autant vous dire que tout ce qui se trouvait au Nord de la Loire n’avait pas grâce non pas à ses yeux mais à ses oreilles.
Dans ce cas précis, vous étiez les mains de Maurice Ohana. Comment vous projetez-vous pour être les mains de Beethoven, Schumann ou Debussy ?
Justement, pour poursuivre concernant Maurice Ohana, comme j’ai réellement travaillé en étroite collaboration avec lui, lorsque j’ai enregistré ses Préludes, j’étais vraiment ses mains. Il n’y a qu’une ligne que je n’ai jamais su interpréter comme il le souhaitait. Dix ans après cet enregistrement, on m’a demandé de jouer ces œuvres à Paris, ce que je n’avais pas encore fait depuis leur création. Le jour du concert, on m’a informé que malheureusement Maurice Ohana ne pourrait pas être présent. Là m’est venu l’idée de sortir un peu du cadre qu’il m’avait imposé et d’interpréter justement ces Préludes à ma manière, telles que je les ressentais au fond de moi après les avoir tant et tant travaillés en compagnie du compositeur. Juste avant d’entrer sur scène, on est venu me prévenir avec extase que, finalement, Maurice avait pu se libérer et était dans la salle. Là, pendant quelques secondes, je me suis demandé si je devais revenir à une interprétation telle que Ohana la désirait ou si je me laissais aller à ma propre inspiration. J’ai finalement opté pour le second choix. À la fin du concert, Maurice Ohana s’est précipité dans ma loge et m’a pris dans ses bras en me disant : « Maintenant, ils sont à toi ! » C’est là aussi finalement le parcours que l’on peut faire pour, comme vous l’évoquiez, des compositeurs classiques ou romantiques même s’ils ne sont pas présents pour nous donner de vive voix des indications quant à ce que doit être l’interprétation. C’est souvent par manque de culture que l’on peut passer totalement à côté du texte, n’ayant pas assez plongé dans tout ce qui fait ce compositeur que l’on fait vivre sous nos doigts. Lorsque l’on a compris la cohérence de son univers dans sa globalité, c’est à ce moment que l’on en devient libre. L’expérience avec Maurice Ohana a été en ce sens une immense leçon dans ce que doit être selon moi l’interprétation d’une œuvre.
Se plonger dans l’univers plus que du compositeur mais de l’œuvre et comprendre la colère, la tristesse et même la souffrance et la révolte comme chez Schubert par exemple, c’est donc là le paramètre essentiel pour éviter le contresens ?!
Bien sûr. Ce qui est intéressant avec les lieds de Schubert ou les opéras de Mozart, c’est de voir comment ces compositeurs associent une tonalité, une figure mélodique ou encore un tempo à une situation psychologique précise. Ce sont là des sources de connaissances essentielles.
« On donne Mozart aux enfants à cause de la petite quantité de notes ; les adultes évitent Mozart à cause de la grande qualité des notes ! » expliquait le pianiste Artur Schnabel. Mozart, c’est effectivement une dualité très particulière, la joie comme le sens du tragique, véritable dramaturge. Pensez-vous que cette particularité explique le fait que beaucoup de pianistes aient des craintes à s’attaquer à Mozart ?
Je ne sais pas si actuellement beaucoup de pianistes ont des craintes quant à aborder la musique de Mozart ! Et même s’ils ont quelques craintes, cela ne les empêche pas forcément de la jouer. Après, vous avez dit là un mot clé, c’est que Mozart est effectivement un grand dramaturge. C’est un compositeur qui a un sens inné de la théâtralité et même dans ses œuvres instrumentales, on retrouve le chant, le drame, les ruptures.
Schubert, lui, c’est une musique qui laisse le temps au temps. Pensez-vous que notre société, hormis en cette année toute particulière que nous venons de vivre, ne laisse plus assez le temps, ne permettant plus « d’écouter pour vivre » comme le disait le prophète Isaïe ?
Là on revient à d’autres préoccupations plus spirituelles. Les offices orthodoxes sont plus longs que ceux catholiques et j’ai, à ce sujet, l’habitude pour les définir de dire qu’il s’agit là d’un temps schubertien. Un temps qui n’est pas pressé d’arriver au but et où tout ce qui se passe avant revêt une grande importance. Cette idée de revenir sur les choses avant d’être dans l’accomplissement est essentiel, se laisser pénétrer. La musique peut bien sûr être quelque chose de magnifique, sans concession qui tend vers un but comme c’est le cas avec Beethoven par exemple. Schubert, lui, prend le temps de nous installer, de nous dire les choses puis de les redire, nous les présentant sous un autre mode, dans une autre tonalité. C’est là à mon sens un temps dont nous avons besoin tout particulièrement dans cette époque de zapping permanent où nous passons très vite non pas d’une idée à une autre, mais d’une sensation à l’autre ; Schubert lui nous apprend à passer de la sensation à l’émotion, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Savoir que l’on va passer sa vie entière devant un piano quand, comme vous, on est passionné par tant de formes d’art, n’est-ce pas finalement un peu réducteur, voire oppressant ?
Je vais être honnête. Je n’ai pas connu cette oppression tout simplement parce que je n’ai pas toujours passé énormément de temps devant mon piano. J’ai été finalement assez dilettante. Je vois des collègues musiciens qui ont pris le temps d’être très exhaustifs quant au répertoire auquel ils se sont attaqués. Moi, ce n’est pas le cas même si lorsque je me mets au piano, je suis très sérieux et rigoureux. Dire que je n’ai vécu que face à mon piano serait mentir. J’ai heureusement fait beaucoup d’autres choses, prenant bien d’autres plaisirs si je puis dire. Je ne suis donc pas l’exemple du pianiste qui a voué sa vie à son instrument.
Vous avez pratiqué la danse, cela a-t-il modifié votre approche du piano où l’on ne joue pas qu’avec ses doigts mais avec tout son corps ?
Sans aucun doute. J’ai pratiqué la danse quand j’étais jeune et cela m’a ouvert d’autres horizons sur le contact entre le corps et l’instrument. J’ai donné des cours à de jeunes musiciens et j’ai souvent cette impression que si la tête et les doigts sont présents, tout le reste est en pointillés. Pour moi, celles et ceux qui jouent le mieux sont sans conteste ceux qui parviennent à ressentir la musique, à la jouer et à la vivre de la pointe de leurs orteils jusqu’au sommet de leur crâne avec toute la présence que leur corps est.
Le fait qu’aujourd’hui votre corps ne réagisse plus comme avant vous invite-t-il à des périodes de réflexion pour penser votre jeu ?
Il y a une expérience commune à tout musicien qui est l’âge. À bientôt 79 ans, je ne suis plus vraiment ce que l’on peut appeler un perdreau de l’année ! L’autre paramètre étant que j’ai fait une mauvaise chute dans un escalier ce qui m’a valu une luxation à chaque bras et un tendon rompu. Après cet accident, j’ai connu deux mois d’immobilité totale où je ne pouvais plus rien faire. J’ai dû ensuite réapprendre à me servir de ma main gauche. Je me souviens que je ne parvenais plus à jouer par exemple la première page de la main gauche de la première invention de Bach à deux voix. Ma main partait dans tous les sens et j’ai donc dû repartir pas de zéro mais de très loin. Il m’a fallu m’atteler à une rééducation et il y a encore aujourd’hui des parties de textes que je dois adapter, des doigtés, des mouvements. J’ai été dans l’obligation de reconquérir mon corps ce qui est une expérience assez intéressante.
« La musique est ce qui nous permet de nous entretenir avec l’au-delà. » disait Robert Schumann. Vous êtes pianiste et prêtre orthodoxe. Pensez-vous que cette partie religieuse en vous vous a aidé dans l’approche musicale d’une musique qui, parfois, a attrait au sacré justement ?
Oui, absolument. J’en parlais hier avec un ami dramaturge. L’approche des textes sacrés et des grands textes littéraires, théâtraux ou encore musicaux est finalement quelque chose d’assez similaire. Il faut toujours être dans le questionnement, la réinterprétation. Certains textes, et c’est en cela qu’ils sont si inspirants, sont constitués d’un contenu qui va bien au-delà de l’intention consciente de celui qui l’a écrit. On sent que l’auteur a été habitué, transpercé par des choses qui représentent des couches superposées de significations. Nous sommes là en présence de textes artistiques ou religieux avec une densité telle qu’il faut s’y confronter pour en faire jaillir l’un des sucs essentiels, même s’ils sont constitués de beaucoup d’autres.