Si la transmission du bonheur était un art, nul doute qu’Ayumi Sugiyama, jeune cheffe pâtissière et directrice du restaurant étoilé Accents, situé à deux pas du palais Brongniart, en serait une parfaite ambassadrice. Que la source d’inspiration de sa nouvelle création gustative naisse de framboises ou, plus étonnant, d’une feuille de persil ou même d’un topinambour, rien n’enchante plus Ayumi que le sourire conquis qui se dessine sur le visage d’un convive dégustant l’une de ses créations. Elle scrute les réactions depuis une cuisine qu’elle a voulu ouverte pour mieux communier avec celles et ceux, de tous âges, qui viennent prendre place à sa table. C’est l’émerveillement qui brille dans les yeux d’un enfant statufié devant la vitrine d’une pâtisserie qui a fait naître sa vocation, une vocation restée intacte au fil des années. Mais le Japon, son pays natal, était visiblement trop sexiste pour permettre à cette diplômée de l’école Tsuji de Tokyo d’exercer un métier qui reste l’apanage de la gent masculine. Grand bien lui a pris de poser ses valises et ses ustensiles de cuisine en France, si l’on en juge par le verdict du petit livre rouge hexagonal qui lui a confirmé, cette année encore, une étoile amplement méritée qu’elle partage avec son binôme, le chef Romain Mahi. Prenez place sur le chariot… Des desserts évidemment pour un entretien aux accents délicieux.
« Une femme qui est étoilée, qu’on le veuille ou non, c’est une petite victoire dont tout le monde devrait se féliciter »
Vous avez choisi Paris pour exercer vos talents de pâtissière après avoir été diplômée de l’école Tsuji à Tokyo. S’imposer quand on est une femme dans le domaine culinaire au Japon est donc mission impossible ?!
Effectivement, j’ai vite compris que travailler dans une pâtisserie au Japon, et ce malgré le fait que je sois sortie d’une école, allait être un véritable parcours du combattant. Au départ, j’étais assez confiante de pouvoir vivre de ma passion dans mon pays mais après quatre entretiens où je me voyais à chaque fois refuser le poste et où l’on m’expliquait que ce métier était trop difficile pour une femme, j’ai dû me résigner à aller exercer mon savoir à l’étranger.
En 2003, vous avez donc posé vos valises dans notre capitale !
Oui, Paris m’attirait et j’espérais que des opportunités puissent s’ouvrir ici. J’ai débuté dans des pâtisseries, mais au fond de moi j’aspirais à autre chose. Lorsque j’ai eu l’occasion de travailler dans un restaurant, je n’ai pas hésité. Par rapport au travail assez formaté d’une pâtisserie, un restaurant, c’est l’occasion de tester les températures de cuisson, de jouer avec les textures des produits, de composer des assiettes qui vont briller par un aspect visuel qui sortira du lot… C’est tout ce champ des possibles très larges qui m’a tout de suite conquise. Pouvoir ensuite ouvrir mon propre restaurant avec Accents a donc été une véritable consécration.
En France, vous êtes l’une des rares cheffes étoilées. Le monde de la haute gastronomie est-il sexiste ?
Même si la France est en ce domaine beaucoup moins sexiste que le Japon, il n’en reste pas moins que l’on garde, au niveau de la haute gastronomie, l’image d’un chef en cuisine qui fait régner l’ordre et qui serait seul capable de s’imposer dans un domaine réputé très dur physiquement. Heureusement, les temps changent, les idées évoluent et je suis heureuse que de plus en plus de femmes s’imposent dans ce milieu. Une femme qui est étoilée, qu’on le veuille ou non, c’est une petite victoire dont tout le monde devrait se féliciter. Personnellement, c’est la raison pour laquelle, dans notre restaurant Accents, j’ai opté pour une cuisine ouverte qui permet aux clients de me voir à l’œuvre. Au-delà d’une proximité qui me paraît essentielle, je voulais prouver qu’une femme pouvait effectuer le même travail qu’un homme.
La pâtisserie, c’est souvent l’émerveillement dans les yeux d’un enfant. C’est cette émotion que vous souhaitiez transmettre et qui vous a fait vous orienter vers ce domaine ?
Tout à fait ! Quand j’étais encore enfant, j’ai longtemps hésité entre la boulangerie et la pâtisserie. À 16 ans, j’ai eu l’occasion de travailler dans une boulangerie et, très vite, j’ai compris que cela ne répondait pas à mes attentes. Lorsqu’une personne vient acheter du pain, elle vient pour se nourrir, pas pour autre chose. Moi, ce que j’aime, c’est voir les yeux de la personne qui brillent lorsqu’elle commande un gâteau qui la fait saliver, cette lueur émerveillée que l’on retrouve en permanence chez les enfants. Un gâteau, c’est se faire plaisir mais aussi faire plaisir à celle ou celui à qui on l’offre et, personnellement, j’aime cette émotion ressentie et ce sens du partage. J’ai gardé cela à l’esprit en créant mon restaurant. Aujourd’hui encore, voir briller les yeux du client à qui on amène une de mes pâtisseries, puis ce sourire qui se dessine sur son visage une fois qu’il a goûté la première bouchée me procure une joie rare qu’il est difficile de transcrire avec de simples mots.
Au sein de notre société occidentale chronophage, la cuisine semble de moins en moins se transmettre d’une générations à l’autre, tout en étant pourtant de plus en plus présente sur le petit écran. On a donc changé de mode de transmission ?!
Les émissions télévisées consacrées à la cuisine, aux desserts également, sont une très bonne chose. Elles permettent en premier lieu de changer le regard que l’on a eu pendant des années sur le cuisinier. Souvent, dans l’esprit des gens, on dirige vers cette voie ceux qui sont incapables de suivre de hautes études à l’université. C’est faux ! On constate bien que celles et ceux qui participent à ces émissions sont des passionnés, des gens inventifs, doués, qui partagent leur savoir et n’ont pas peur de se lancer des défis en repoussant toujours plus loin leurs limites. Effectivement aujourd’hui, les mamans ont de moins en moins de temps pour transmettre leur savoir par filiation. Si ces programmes télévisés peuvent permettre de créer des vocations, et c’est le cas, on ne peut que s’en réjouir.
Malgré la mondialisation qui s’opère jusque dans nos assiettes, la France reste t-elle à vos yeux LA référence en matière de gastronomie ?
Quel que soit le pays du monde où l’on se trouve, la France est, et restera encore longtemps, la référence en matière de haute gastronomie. Contrairement au Japon qui demeure assez replié sur lui-même, la France n’hésite pas à s’ouvrir au monde, à de nouveaux chefs, dont certains viennent justement d’Asie, pour se nourrir d’autres cultures, d’une nouvelle approche. Cela ne peut être que bénéfique car la cuisine, c’est avant tout des rencontres, des mélanges et une perpétuelle évolution qui la fait sans cesse se renouveler.
Quand vous pensez une nouvelle recette, est-ce le goût, le visuel ou la texture que vous avez à l’esprit ?
Au départ, j’ai un goût puis une texture bien particulière ancrées en tête. Mon souci premier est d’offrir aux clients quelque chose de nouveau, un dessert qu’ils ne peuvent pas forcément refaire chez eux et qui doit les surprendre par tous ses aspects. Pour générer cette surprise, je vais chercher à créer des associations auxquelles on ne pense pas de prime abord. Par exemple, je vais prendre des poivrons pour leur croquant et les marier avec l’onctuosité d’une crème à la framboise ou encore le potimarron avec une orange. Parfois, l’union des deux est une catastrophe et il faut alors tout repenser. Mais c’est cela la cuisine, essayer, créer, ne pas avoir de limite et pousser les choses toujours plus loin pour éviter ce sentiment de déjà-vu. Certains clients n’hésitent d’ailleurs pas à pousser la porte des cuisines pour me questionner, me féliciter. J’adore cette interaction permanente avec celles et ceux qui viennent nous rendre visite. L’aspect visuel, même s’il est déterminant, car c’est la première chose que verra le client, n’intervient qu’en dernier quand je suis pleinement satisfaite du goût et de la texture de mon dessert. Le fait de travailler en permanence aux côtés des cuisiniers est un réel avantage en matière de source d’inspiration. Souvent je vais puiser dans leurs épices, leurs légumes et je me dis : « Et pourquoi ne pas essayer ça ?! » Alors, hop, ni une ni deux, je me lance ! Comme cette association persil, citron, fenouil… Qui, au final, s’est avérée très convaincante.
Entre le dessert tel que vous le pensez et le moment où on peut le déguster dans votre restaurant, quelles sont les différentes étapes ?
Généralement le délai est assez court. Une fois que j’ai une idée en tête, je la teste aussitôt et je la fais goûter au chef cuisinier, au sommelier. Je prends en compte leurs remarques et j’adapte s’il le faut. Le dessert vient clôturer le repas et il est la dernière note sur laquelle on reste, il convient donc d’éviter qu’elle soit fausse ! Je fais en sorte que tous mes desserts soient légers et pas trop sucrés afin de ne pas dénaturer tous les plats qui l’ont précédé.
Vous prônez une cuisine issue de l’agriculture responsable. Est-ce aux chefs de montrer l’exemple en matière de protection de l’environnement afin de, peut-être, modifier l’approche des consommateurs ?
On aimerait effectivement que ce respect de l’environnement que l’on retrouve dans nos assiettes au restaurant deviennent pour tous un réflexe. Nous recevons beaucoup d’enfants avec leurs parents à Accents et je dois avouer que rien ne me comble plus que de voir l’un d’eux qui, à la base, n’aime pas un légume, s’en régaler car le chef l’a cuisiné d’une manière spécifique. Respecter la saisonnalité des produits, c’est aussi s’assurer de leur goût, que ce dernier soit optimal. Quand des parents me disent : « On ne comprend pas, il n’aime pas les carottes et là, il en a raffolé ! » Je me dis que, peut-être, cela va permettre à l’enfant de s’ouvrir à de nouvelles saveurs et à ses parents d’élargir le panel de recettes proposées à la maison. C’est une petite victoire pour tout le monde !
Votre menu en plusieurs temps tend à prouver que restaurant étoilé ne rime pas forcément avec une addition salée. C’est un principe que vous aviez à l’esprit en créant Accents, faire se concilier haute gastronomie et accessibilité au plus grand nombre ?
Je n’aime pas l’élitisme et j’estime que tout le monde a le droit de bien manger. Opérer une sélection par les prix pratiqués serait ridicule. Mon plaisir, c’est de faire découvrir des saveurs, des recettes originales, des textures… Alors si nos hôtes peuvent se délecter sans se ruiner, au final, tout le monde est heureux et c’est bien là le principal !
La plupart des chefs tiennent leur vocation des premières émotions ressenties dans la cuisine familiale. Votre parcours semble pourtant différer sur ce point !
Ha oui, c’est le moins que l’on puisse dire ! (rires) Quand j’étais enfant, mes parents qui travaillaient tous les deux rentraient tard et, en revenant de l’école, j’étais souvent livrée à moi-même. Je fouillais donc dans le frigo à la recherche d’ingrédients pour me préparer à manger. Je me suis donc lancée seule, toujours guidée par l’idée de tenter de nouvelles recettes et surtout avec l’envie de combler mes parents. C’est cette transmission du plaisir à autrui qui m’a motivée pour, plus tard, en faire mon métier. Donner du plaisir aux gens, faire entrer un peu de joie dans leur quotidien en délectant leurs palais, quoi de plus agréable ?!
Si je vous invite à dîner, que dois-je préparer pour justement, moi aussi, vous faire plaisir ?
Surprenez-moi ! J’adore découvrir de nouvelles saveurs, des choses que je ne connais pas. Et surtout, préparez cela avec le cœur car j’aime cet esprit dans la cuisine qui consiste à transmettre du bonheur. Si l’on est animé par ce sentiment alors la surprise ne peut être que belle !