Doublement étoilé, Jean-Luc Tartarin tire parti de la situation géographique de son restaurant éponyme en bordure de mer, au Havre, pour privilégier, et ce depuis toujours, les circuits courts, la culture locale et les produits d’exception, centre de toutes les attentions, qu’une cuisson ou une sauce viendront délicieusement sublimer. Les clients peuvent ainsi se délecter d’un bar ou d’un turbot péchés deux heures plus tôt ou de petits légumes nouveaux cueillis le matin même. Le chef, qui ne cessait de courir après le chronomètre, a profité d’une période de confinement où le temps a suspendu son vol pour repenser sa cuisine et nous fait partager sa vision d’une gastronomie au plus prés des producteurs.
« C’est facile de mettre un label bio sur les étiquettes, mais à mon sens ce label bio, aujourd’hui, ne veut rien dire ! »
Généralement vous passez vos journées à vous battre contre le temps, comment avez-vous géré ce temps qui, tout à coup, suspend son vol pendant cette période qu’a été le confinement ?
Au départ, on est un petit peu scotché avec huit premiers jours compliqués pendant lesquels on se pose beaucoup de questions. Ce n’est en rien une période de vacances. Plus le temps passe, plus on fait le point sur notre métier, notre avenir. Mille questions nous traversent l’esprit avant que, petit à petit, on ne reprenne conscience des réalités pour, finalement, réouvrir cette semaine. Dans l’ensemble, cela a été plutôt un mal pour un bien. Au pied du mur, j’ai réfléchi à comment faire évoluer la maison, j’ai pris du recul grâce au temps qui m’était pour une fois accordé et qui, en tant que cuisinier et chef d’entreprise, me manquait juqualors cruellement. Des tas de nouvelles idées ont germé que je vais désormais tenter de concrétiser. Par exemple, je souhaite donner plus de place aux légumes. Je vais retirer la carte et ne plus proposer que des menus afin que la matière première tourne beaucoup plus vite. Cela nous permettra également de peaufiner encore plus les assiettes.
Le chef Guy Savoy a, il y a peu, publié une tribune incitant le président de la République à réouvrir les restaurants parisiens et, plus largement, a venir en aide au secteur de la restauration fortement impacté par cette fermeture obligatoire. Comment avez-vous vécu cette situation économiquement compliquée et comment se relever d’une fermeture de prés de trois mois ?
Pas de rentrée d’argent, mais plus de sortie non plus car le gouvernement a fait ce qu’il fallait au niveau des chômages partiels, du blocage des prêts en cours… J’ai une maison qui a une douzaine d’années donc qui a, heureusement, un peu de trésorerie. Ce qui est plus inquiétant, c’est surtout pour les plus jeunes qui viennent de démarrer et se retrouvent dans une telle situation. Personnellement j’ai pris ce prêt accordé par l’état par sécurité, mais aujourd’hui je ne pense qu’à le rembourser au plus vite ! Dans notre métier, il y a plusieurs sortes de restauration et lorsque l’on voit la distanciation sociale à un mètre, il faut bien comprendre que cela pose moins de soucis dans un établissement comme le mien que dans une brasserie par exemple. Bien sûr, réouvrir un restaurant après trois mois de fermeture n’est pas une mince affaire ! Il faut tout d’abord remettre la maison en route avec tout un plan de désinfection et, surtout, il faut réapprendre aux gens à travailler ensemble. Je vois bien que, chez les plus jeunes, il y a une véritable perte de confiance qu’il va falloir retrouver au plus vite. Que ce soit avec mon second ou avec mon chef patissier avec qui je collabore depuis longtemps, on est tout de suite tombés d’accord sur les mesures à mettre en place pour la réouverture et on sent que les automatismes sont là mais pour les chefs de partie et commis, c’est un peu la panique.
Seul point positif de ce confinement, on a vu la nature reprendre ses droits et certaines personnes opter pour les circuits courts entre producteurs et consommateurs. Privilégier l’économie locale, valoriser les artisans bref être éco-responsable, c’est essentiel aujourd’hui pour un chef étoilé ?
Cet aspect a toujours été pour moi une priorité. Je suis au Havre donc j’ai à portée de main tous les producteurs locaux dont j’ai besoin. Pécheurs, maraîchers, producteurs de crème, de viande, de volailles, tout est là dans un rayon de 20 km. J’ai toujours travaillé en circuit court, mettant en valeur, jusque sur la table du restaurant, tous ces producteurs qui font tourner la maison. Ils sont vitaux pour mon établissement comme pour notre profession et nous nous devons de faire passer ce message à nos clients. Il faut leur expliquer qu’au lieu d’aller acheter leur poisson en grande surface, il y a tel pécheur au port qui, pour le même prix, leur fournira un poisson d’une qualité et d’une fraîcheur incomparables. Il est essentiel de valoriser ces producteurs et c’est notre rôle !
Votre restaurant est situé au Havre, ville portuaire. Avec la mer à portée de vue, comment sélectionnez-vous les poissons, coquillages ou crustacés que l’on retrouve à votre carte ?
Je travaille en direct avec sept ou huit pécheurs. Ce sont des pêches très courtes puisque les bateaux sortent en mer juste avant que le jour ne se lève et rentrent entre 8 heures et 11 heures du matin. Les pêcheurs m’appellent de leurs portables avant de revenir au port et me font un compte rendu de ce qu’à donné la pêche du jour et des poissons dont ils disposent. Je réserve avant même d’avoir vu le poisson car je leur fais une confiance aveugle.
Justement, cette confiance est essentielle dans ce rapport entre le chef doublement étoilé que vous êtes et vos « fournisseurs » ?!
C’est essentiel effectivement ! Je connais très bien mes fournisseurs, on a des rapports qui dépassent largement le seul cadre commercial. Ils sont heureux de travailleur avec moi car ils savent que je vais sublimer leurs produits dans mes recettes. Vous savez, la gastronomie c’est avant tout du partage. Partage avec le client qui vient prendre place au restaurant mais également partage avec les fournisseurs qui, au fil des années et de cette confiance qui est née justement, deviennent presque des amis. Le pêcheur qui me ramène des homards par exemple me fait toujours une petite réserve de premier choix dans laquelle je me sers. Je lui envoie un texto ensuite pour lui dire que je lui ai pris trois homards, qu’il y en a pour tel poids. J’ai été élevé à la campagne et ce rapport de confiance avec ceux qui produisent les merveilleux produits que l’on va retrouver dans les assiettes de mon restaurant a toujours été un élément essentiel pour moi. On peut se dire « merde » si l’on est pas d’accord, mais la confiance et le respect c’est vraiment la base.
Sublimer dans l’assiette un produit d’exception, c’est la base du chef étoilé ?!
Le produit à la base, comme vous le dites, est d’exception. Les pécheurs me ramènent des poissons vivants, un poisson qui ne touche pas la glace, que je mortifie moi-même comme pour le maquereau de ligne. Il est vrai quêtre situé en bord de mer est un privilège essentiel. Même chose pour les légumes ! J’ai eu mon maraicher tout à l’heure au téléphone qui me parlait de ses petits navets nouveaux. Je vais en mettre au menu de jeudi soir et je sais qu’ils seront coupés le matin même. C’est le circuit court pas excellence ! Finalement, quand on a un produit parfait que va t-on amener ? Une technique de cuisson, surtout ne pas dénaturer son poisson en le travaillant le moins possible de manière à, effectivement, le sublimer . Le reste, c’est un jus, une sauce… Mais la matière première qui fait l’assiette et sa grande qualité, c’est le produit avant tout ! Je rêve d’une carte où, au lieu de trouver des appellations compliquées pour donner un nom à une recette, on ne mette que « le bar », « le turbo », « la langoustine »… Le jour où l’on parviendra à faire cela, se concentrer sur le produit, alors c’est que le restaurant dans son ensemble, aura évolué.
C’est vers cette évolution que vous tendez ?
Sans aucune doute ! J’ai un client régulier qui sort dans beaucoup de restaurants étoilés et qui aime le champagne. Il ne me parle que du produit. Un jour, il va par exemple venir et me dire : « J’ai envie de bar de ligne ! » pour accompagner mon champagne. Il choisit avant tout un produit et pas une recette. Pour la recette, il me fait confiance. Pour cette personne qui voyage énormément et a l’habitude des restaurants étoilés à travers le monde, c’est sa définition du luxe. Ne se focaliser que sur le produit et laisser le chef cuisiner ce poisson ou cette viande en fonction de son envie, son inspiration du moment.
Vous avez à la carte des plats « signature ». Pouvez-vous nous parler de la genèse des grosses Langoustines léchées par la braise de Romarin, cappuccino à l’encre de seiche ?
Je crois que c’est le plat le plus bête que j’ai peut-être réalisé et qui, pourtant, est un indémodable à la carte depuis une quinzaine d’années. Un client était venu le midi au restaurant et avait mangé des langoustines. Le soir, il est revenu en me disant qu’il avait encore envie de dîner des langoustines dans une autre préparation. Je me suis retrouvé au pied du mur en plein service et, comme nous avions travaillé le romarin pour une recette, on est partis sur les langoustines à la braise de romarin. On a réalisé cela en direct devant le client et, depuis, on n’a jamais retouché à ce plat. J’ai une cuisine qui est très instinctive et cette recette me ressemble bien.
Votre cuisine, c’est à l’instinct ?
L’idée de départ est assez instinctive en effet. Ensuite, bien entendu, on la travaille. Le plat aboutit ou n’aboutit pas. On peut partir sur un poisson et puis, en défintive, finir sur une viande. On peut avoir en tête une association de saveurs, de produits qui, au final, donnera une patisserie… Rien n’est figé ! Je suis dans l’instinctif quand un client que je connais bien et qui est déjà venu déjeuner une ou deux fois dans la semaine me demande sur le pouce de modifier le menu dégustation, mais cela reste quand même assez rare. Aujourd’hui, le plat doit être réfléchi car je n’ai tout simplement pas le droit à la faute avec deux étoiles au Michelin.
Votre première vraie émotion culinaire, vous vous en souvenez ?
Parfaitement ! J’avais une vingtaine d’années et mon père m’avait emmené faire un périple gatronomique. On s’est arrété à l’ancienne adresse de Michelle Brun et j’ai encore un souvenir ému de la cuisson de sa cuisse de lapin et du goût du tourteau dans son entrée. J’en ai presque encore le goût dans les papilles. Je crois que c’est ce moment qui m’a ouvert la voix sur les goûts, les saveurs…
C’est ça la grande cuisine, l’émotion ?
Cela passe sans aucun doute par l’émotion. Je vais vous dire, j’ai beau être en normandie, je ne trouvais pas la crème telle que je la souhaitais, celle de mon enfance. Un jour, un fournisseur arrive pendant le service du midi avec des échantillons. Ce n’était pas le bon moment et je lui ai demandé de me laisser la crème que j’ai mise au frigo. Vers 15 heures, après le service, je suis allé la chercher pour la remonter de la chambre froide, je l’ai goûtée et, franchement, j’ai eu une larme à l’oeil tant c’était ce goût de mon enfance que je recherchais depuis si longtemps. Je crois que c’est en définitive ce que l’on recherche tous, cette madeleine de Proust gustative.
Pensez-vous que face aux géants de l’agroalimentaire, à la production et à la consommation de masse, il soit possible de revenir à un mode de consommation plus en phase avec le respect de la nature ?
J’aimerais bien mais le problème que l’on risque de rencontrer c’est que certaines viandes, volailles, sont devenues des produits de riche. Sommes-nous aujourd’hui capable de produire bien pour nourrir tout le monde, ça c’est la question ? On a condamné la pêche électrique soit ! Mais quand on pêche au chalut, en tirant un filet empli de poissons morts pendants cinq jours pour diminuer les coûts, c’est à mon sens aussi violent et néfaste que la pêche électrique. Ces poissons-là sont débarqués et partent directement dans les grandes surfaces avec des consommateurs qui se retrouvent avec du bar dont la chair est toute molle et à l’opposé de ce que l’on est en droit d’attendre d’un tel poisson de qualité. C’est, comme vous le dites, de la production de masse pour de la consommation de masse ! On tellement laissé faire au fil des années que pour espérer un retour en arrière, il va falloir une énorme prise de conscience de la part du consommateur.
Cette prise de conscience ne peut venir que de la jeune génération !
Oui, c’est à cette génération de prendre consience des choses pour faire bouger les lignes. Prenez le pain par exemple. 80% des baguettes aujourd’hui ne sont pas faites avec un levain naturel mais avec des apports que l’on appelle levure de boulanger. Ces levures-là sont pourries d’OGM et personne ne dit rien et même pire, tout le monde trouve ça normal ! On a toujours tendance à mettre des pansements sur des plaies sans jamais traiter le problème à la base. Tant que la population ne dira pas : « Ça on n’en veut plus ! », rien ne changera. C’est facile de mettre un label bio sur les étiquettes, mais à mon sens ce label bio, aujourd’hui, ne veut rien dire !
Pour la jeune génération, le chef aujourd’hui, c’est Philippe Etchebest ou Cyril Lignac, des personnalités médiatiques sous les feux des projecteurs. Que pensez-vous de ce changement de statut du chef cuisinier ?
Philippe Etchebest est un grand chef que je connais et qui aujourd’hui travaille sa communication par le biais de la télévision. Ancien rugbyman, un peu grande gueule, il fait effectivement rêver une jeune génération. Je pense simplement que des émissions comme Top Chef par exemple sont quelque peu dangeureuses dans le sens où elles ne montrent pas la réalité de notre métier. On reçoit plein de CV de personnes en reconversion parce qu’elles adorent regarder cette émission télévisée, mais une cusine, ce n’est pas un plateau de télé !
Vous proposez un menu dégustation à moins de 120 euros. Restaurant doublement étoilé ne rime donc pas, dans votre conception de la haute gastronomie, avec addition exorbitante ?
Si je vous dis le prix auquel je touche le poisson, je vais faire palir tous les parisiens ! Quand je paye le bar de ligne 15 euros c’est le maximum alors qu’il coutera 30 euros à Paris. Je n’ai pas d’intermédiaire, pas de frais de transport donc, obligatoirement, j’ai des coûts matières beaucoup moins important et cela effectivement se retrouve dans l’assiette.
Si je vous invite à dîner, que dois-je vous préparer pour vous faire plaisir ?
Un poulet rôti avec un blanc pas trop cuit et une peau croustillante. Vous pouvez l’accompagner d’une poêlée de girolles, d’une une vraie purée de pommes de terre ou de petits légumes nouveaux. Je n’ai pas besoin que cela soit compliqué. Dans la cuisine, ce que j’aime, ce sont les goûts et les saveurs afin de donner du plaisir à mon palais.