« À l’époque, en tant qu’étranger, on était accepté, mais accepté à sa place. Lorsque ma mère, arrivée deux ans plus tôt sur le territoire et qui parlait à peine français, a voulu me déclarer à l’hôpital en me donnant le prénom de mon grand-père, Erino, décédé quelques semaines seulement avant ma naissance, l’infirmière lui a répondu « Mais madame, nous ne sommes pas dans un pays de rastaquouère. » Vous vous rendez compte, on était pourtant en 1965 ! Tout cela ça forge. »
Cette marque, Jean-Claude Cahagnet la garde encore ancrée au plus profond de ses chairs, conscient de ses racines et du chemin parcouru. Que depuis 16 ans, l’étoile de son restaurant, l’auberge des Saints-Pères, illumine la Seine-Saint-Denis, symbole du métissage et bien trop souvent affublée de cette étiquette de banlieue à risques dont se répètent les médias, est une belle revanche. Passionné tout autant que passionnant, le chef propose pour une addition inférieure à celle d’une insipide brasserie parisienne, une cuisine colorée, novatrice, pleine de saveurs et où le partage avec ces hôtes, comme avec les élèves à qui il rend visite dans les foyers ou les écoles du département, prend son sens le plus noble. Rencontre derrière les fourneaux pour un moment de pur délice, gustatif comme humain !
« La remarque que l’on me faisait à l’époque, c’était : « Si tu vas en Seine-Saint-Denis, il te faut une carte de séjour et apprendre à cuisiner le kebab. »
Pourquoi avoir choisi Aulnay et la Seine-Saint-Denis pour créer votre restaurant ?
Vers l’âge de 25, 26 ans, j’ai compris que je n’allais pas bien longtemps supporter la hiérarchie. Je me suis donc dit que, même si je n’avais pas beaucoup de moyens, je devais penser à m’installer un jour à mon compte pour ne plus dépendre des autres. J’ai travaillé à Meudon, Monfort l’Amaury d’où je suis originaire, Versailles… et puis à un moment, j’ai senti qu’il était temps de voler de mes propres ailes. Le déclic c’est lorsque le chef du restaurant Le Coq de la Maison Blanche à Saint-Ouen est venu fêter son départ à la retraite dans le restaurant où je travaillais. Il avait convié les anciens avec qui il avait collaboré comme ceux qu’il avait formés. À la fin du repas, ce chef entre dans les cuisines et me demande : « C’est vous qui avez préparé ça ? ». Je répondu par l’affirmative et là il m’a dit : « Mais il ne faut pas rester là ! ». Je lui ai expliqué que j’en avais l’intention mais que je ne possédais pas encore les moyens nécessaires pour me lancer. C’est lui qui m’a fait prendre conscience que je pouvais pousser la porte d’une banque pour demander un prêt. C’est ce que j’ai fait peu de temps après avec un ami afin de monter le projet d’un restaurant. La première pierre de l’édifice était posée. J’arrêtais d’avoir une grande bouche en disant : « Un jour, je me lancerai » et je me suis jeté à l’eau. Après, quand il a fallu choisir un endroit, je me suis rendu compte que la Seine-Saint-Denis était propice à la réalisation de mon projet. Il n’y avait, dans le département, aucun restaurant dans l’esprit de la cuisine que je souhaitais mettre en place. Alors que je commençais à prospecter, ce chef qui m’avait mis cette idée en tête m’appelle un jour et me dit qu’il connaît des personnes qui partent à la retraite et dont le restaurant se situe à Aulnay-sous-Bois. J’ai pris ma moto, je suis venu et l’histoire était en marche.
L’image véhiculée par le 9.3 ne vous a pas fait peur ?
Je n’y ai pas du tout pensé même si on me l’a rappelé après coup. La remarque que l’on me faisait à l’époque, c’était : « Si tu vas en Seine-Saint-Denis, il te faut une carte de séjour et apprendre à cuisiner le kebab. » J’ai répondu : « Si on peut déstructurer un kebab, moi ça me va ! » Il y a une image négative de ce département qui perdure, mais cela fait maintenant 23 ans que je suis installé ici et on ne m’a jamais cassé mon restaurant, j’ai élevé trois enfants qui sont allés à l’école dans les environs… Alors, oui, il y a des problèmes, mais comme partout !
Le fait qu’on vous répète : « le seul restaurant étoilé du 93. » en s’attachant plus à l’environnement qu’aux assiettes que vous proposez, ça doit vous peser quand même ?!
Ça l’a été les premiers temps. Quand je vois les efforts consentis par les élus, le social mis en place, la détresse de certains… Oui, ça agace car les gens ne voient plus que le négatif que véhiculent les médias. On donne dans le sensationnalisme car c’est vendeur et c’est cela que je déplore.
Cela fait justement 16 ans que vous êtes étoilé. Le guide Michelin, c’est selon vous la bible des chefs ou plutôt le petit livre rouge qui dicte un peu trop ce que la gastronomie doit ou ne doit pas être ?
Comme le disait fort justement un ancien directeur du guide à un journaliste qui lui demandait s’il y avait une recette pour être étoilé : « On est étoilé pour ce que l’on fait, pas pour ce que l’on va faire. » Etre étoilé, ça veut dire être le meilleur dans son secteur, c’est-à-dire, la gastronomie. Si vous avez un chef qui respecte les produits, sa clientèle, qui sait être innovant dans ses créations, alors vous possédez déjà là quelques clés essentielles. Michelin a déjà étoilé une table à moins de 10 euros et je trouve ça plutôt bien dans l’esprit. Après, est-ce que le Guide fait le buzz sur différentes actions ? Pas sûr ! Je crois que le buzz se crée tout seul aujourd’hui.
La troisième étoile retirée à Marc Veyrat ou au restaurant mythique de Paul Bocuse, ça a quand même pas mal alimenté l’actualité…
Si vous me demandez mon point de vue sur Bocuse ou Veyrat, déjà Veyrat je mets un joker ! Je dirais simplement qu’il faut cuisiner pour celles et ceux qui viennent chez vous et non pour un Guide ! Bocuse, c’est autre chose. C’est le premier à avoir fait sortir le chef de sa cuisine en bien ou en mal car certains chefs feraient mieux de rester en cuisine, mais ça c’est mon avis. Bocuse a ouvert la voie à une pléiade de jeunes qui ont voulu suivre ses pas. Oui, Bocuse est une institution, oui il a œuvré pour le rayonnement qu’il a apporté dans le monde à la gastronomie française mais il ne faut pas oublier que l’étoile est attribuée à un chef et non à une maison. L’équipe qui travaille aujourd’hui chez Bocuse est parfaite mais elle doit recouvrer une identité et la reconquête de cette troisième étoile n’en sera que plus belle.
Avec une étoile, vous proposez un menu à 32 euros le midi et 44 euros le soir. Restaurant étoilé et addition exorbitante ne sont donc pas forcément liés ?
Pas dans ma conception de la gastronomie étoilée en tout cas. L’étoile n’était pas ce que je cherchais au départ et je n’ai pas adapté ma cuisine au secteur. Mon souhait était simplement de pouvoir m’exprimer par le biais d’une gastronomie qui me ressemblait. Je sens ici, en Seine-saint-Denis, une profondeur et une sincérité avec la population locale exceptionnelle. Je tente, autant que faire se peut, de rendre à mes hôtes ce qu’ils m’apportent sur le plan humain en les surprenant gustativement. De toute façon je ne me vois pas proposer un menu à 150 ou 200 euros tout simplement parce que cela ne me ressemble pas.
Votre cuisine est donc votre personnalité au sens global du terme ?!
Tout à fait, mais l’homme est le chef. Si un chef tente de faire une cuisine qui ne lui ressemble pas juste pour tenter de plaire, il va se confondre forcément et se perdre. Il faut rester fidèle à ses racines, à son identité culinaire, à ses convictions. Cela n’empêche pas d’évoluer, de progresser mais tout en restant en accord avec qui on est.
La cuisine comme votre autre passion, la moto sur circuit, c’est avant tout l’instantanéité, le présent que rien ne vient polluer et sur lequel il convient d’être totalement concentré. C’est dans ces deux domaines cette adrénaline que vous êtes venu chercher ?
Absolument. Je me suis mis sur le tard à la moto. Plus j’avançais dans le monde des courses et plus je me rendais compte que cette pratique était une vraie soupape de décompression tout en gardant des similarités indéniables avec la cuisine. Préparation, mise en place, rigueur… Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans les deux domaines. J’ai peu à peu monté une équipe avec laquelle on a fait le Bol d’Or, le Mans enfin de vrais gros challenges. Tout cela me prenait beaucoup de temps, une énergie énorme et, à un moment, l’âge aidant, il faut savoir raccrocher les gants, surtout après un grave accident. C’est ce que j’ai fait, mais vous affirmer que cet arrêt de la compétition moto ne va pas me peser, il est encore trop tôt pour le dire, même si ceux qui me connaissent bien le pensent. Aujourd’hui, le challenge va être de garder l’étoile du restaurant, de trouver de nouveaux challenges.
Vous animez des ateliers cuisines dans des centres sociaux, faites découvrir la cuisine aux élèves des écoles du département de Seine-Saint-Denis. Rendre la gastronomie accessible à tous, c’est quelque chose qui vous est cher ?
Ce n’est pas le but de ma démarche. Je sais d’où je viens et quand on me sollicite, je tente au mieux d’intéresser les jeunes que je vais voir pour les sortir d’un cadre qui n’est pas toujours simple. Quand vous avez affaire à de jeunes délinquants, un peu perdus et que vous parvenez à les faire travailler et à monopoliser leur attention pendant plus de quatre heures pour préparer un plat alors qu’ils n’ont jamais touché à la cuisine, je trouve cela magique. Je me souviens d’un gamin qui était venu me voir après un atelier où j’avais fait préparer des desserts et il me dit : « Chef, moi je voudrais être comme vous ! » Je lui demande s’il veut devenir cuisinier. Il me répond : « Non, je veux simplement qu’on me respecte, comme vous. Là, aujourd’hui, vous étiez avec que des lascars et pas un n’a demandé à sortir pour aller fumer une clope, ne vous a manqué de respect alors que vous les avez presque engueulés. » Je lui ai conseillé de trouver un centre d’intérêt, de se focaliser dessus, d’apprendre… Car quand on sait de quoi on parle et que l’on s’adresse aux autres, forcément l’audience vous écoute. Et vous écouter, c’est vous respecter ! Je suis né à Barbès et vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’ai entendu : « sale crouille va bosser. » On disait ça à des mecs qui ont aidé à reconstruire la France après-guerre. Je ne suis pas dans un social qui doit dire amen à tout mais il y a un moment, il faut simplement arrêter d’être amnésique. Je ne suis pas certain que si on avait traité mon père de « sale crouille », j’aurais un regard compatissant sur le pays dans lequel je vis.
Le social doit selon-vous passer par la formation qui permet d’acquérir un savoir donc de l’autonomie, de l’assurance, du respect…
Depuis le début de ma carrière, j’ai formé un grand nombre d’apprentis. Je ne sais pas si cette formation est la clé, mais moi c’est quelque chose dans laquelle je m’épanouis. Je pense qu’à partir du moment où l’on est honnête, même l’ordre passe. La rigueur, peut-être encore plus en cuisine qu’ailleurs, est quelque chose de primordial, il faut simplement savoir l’expliquer. Je crois qu’il vaut mieux parfois un petit coup de pied au cul plutôt que d’abaisser les gens moralement, ce qui revient à les détruire.
Dans une société devenue chronophage, apprendre à cuisiner se fait plus par le biais de tutos en ligne ou d’émissions télévisées que par une transmission familiale. Est-ce quelque chose que vous déplorez ou faut-il vivre avec son temps ?
Aujourd’hui quand on parle à un jeune de gastronomie, ses référents sont Etchebest pour Top Chef, Cyril Lignac ou encore Alain Ducasse pour celles et ceux qui poussent un peu le truc. Les gamins qui entrent en formation n’ont qu’une idée en tête, c’est devenir les Etchebest de demain pas par rapport à sa cuisine mais par rapport à la notoriété qui est la sienne. On est désormais entré dans une ère du marketing, de la starification de l’individu. Les temps changent… J’ai croisé l’un de mes profs sur un salon dernièrement. Il me rappelait qu’à mon époque lorsqu’on lançait une consigne en cuisine on entendait un « Oui, chef ! ». Désormais la consigne est parfois envoyée par le chef via portables interposés. Un peu flippant non ?!
Vous pensez qu’on va trop loin ?
J’ai 55 ans alors je ne voudrais pas passer pour un réac ! Mon point de vue sur ce qui se passe sur la planète gastronomique, c’est que l’on n’a jamais aussi bien mangé qu’aujourd’hui, que la clientèle n’a jamais été aussi large et ouverte aux nouvelles saveurs et que les chefs n’ont jamais été aussi créatifs avec un panel énorme de goûts, de diversités culinaires incroyables. Ça, c’est le gros point positif. On peut se régaler d’une sardine dans un restaurant étoilé parce qu’un chef y aura mis sa personnalité, sa rigueur, son savoir inventif. Le revers de la médaille de cette mise en lumière télévisuelle à outrance de la gastronomie, c’est que les jeunes ont désormais tendance à vouloir brûler les étapes. On ne devient pas triplement étoilé du jour au lendemain ! Il faut savoir partir d’en bas pour gravir les échelons. C’est mon point de vue. Il y a eu un retournement total de la situation concernant la vision que l’on a du chef. À mon époque, on disait : « Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu seras cuisinier ! » Aujourd’hui, les chefs sont une valeur marchande, des « produits » marketing incroyables. La roue a tourné, mais avant de chercher à devenir millionnaire, à être étoilé, il faut savoir s’enrichir d’un parcours, d’une envie, être heureux de chercher une nouvelle recette, un nouveau produit… Bref penser à son émancipation personnelle avant de penser à gonfler son compte en banque. Personnellement, malgré mes années au compteur, je garde la banane tous mes matins en me levant à l’idée d’une nouvelle recette. Ce métier doit n’être guidé que par l’envie.
Si je vous invite à dîner, que dois-je préparer pour vous faire plaisir ?
Des carottes rappées avec une échalote ciselée, du persil plat haché, un filet d’huile d’olive dessus et une tranche de jambon d’York à l’os.