Avouer qu’accrocher à sa liste de collaborations tout à la fois Cartier et Emperor, les domaines Barons de Rothschild et Slipknot n’est pas chose commune. Et pourtant, c’est bien là le tour de force dont peut s’enorgueillir le duo d’illustrateurs Førtifem composé de Jesse Daubertes et Adrien Havet, couple à la ville comme à la palette graphique et qui, depuis 2012 a décidé, avec le succès qu’on lui connaît, d’unir ses talents. De la gravure du XVIII e/XIX e siècle à la littérature fantastique de Lovecraft, de la série B à l’imagerie des groupes de métal, en passant par Jérôme Bosch, Gustave Doré ou H.R. Giger, le binôme a su puiser son inspiration dans des univers multiples pour accoucher d’un style unique et reconnaissable entre tous. Allez, posez vos crayons !
« Si Gustave Doré n’avait pas existé, on peut sincèrement se demander ce que serait l’imagerie des groupes de metal ?! »
Førtifem, c’est de Cartier à Emperor, des Domaines Barons de Rothschild à Slipknot de l’illustration au sens large… Pour celles et ceux qui ne connaissent pas votre travail, comment résumer au mieux ce duo que vous formez à la ville comme à la palette graphique ?
Adrien : On se décrit souvent comme un « work of love » puisque, comme tu le dis, nous sommes un couple à la vie comme à la ville. Ça va faire une dizaine d’années que l’on est ensemble et huit ans que l’on officie sous le nom de Førtifem, mettant en place un savoir-faire et une souplesse qui nous permet de passer de pochettes d’albums pour des groupes de metal à des clients plus officiels et établis dirons-nous.
Et votre style que l’on reconnaît au premier coup d’œil, si vous deviez le définir par des mots ?
Jesse : Ce que l’on dit la plupart du temps et qui je pense nous définit assez bien, c’est que l’on se situe entre les gravures anciennes de Gustave Doré ou Albrecht Dürer et la pratique du tatouage actuel à la ligne noire. Ce sont là nos deux principales sources d’inspiration.
De la gravure du XVIII e/XIX e à la littérature fantastique, de la série B au métal, de Bosch à Gustave Doré ou Giger, sont-ce là justement autant d’influences qui, savamment emmagasinées puis mélangées, font Førtifem ?
Jesse : Il y a de ça effectivement. On a toujours dessiné mais ce n’est pas forcément ce vers quoi l’on se destinait de par nos études puisque l’on a tous les deux commencé par le graphisme. Pour autant, toutes les influences que tu as citées nous ont tellement accompagnées que, lorsque la possibilité nous a été donnée de dessiner toute la journée, ces sources d’inspiration se sont d’autant plus ressenties qu’elles ont en quelque sorte toutes explosé d’un seul coup.
Adrien : On avait en nous tout ce qu’il fallait je pense et l’on n’attendait que le prétexte pour utiliser ce savant mélange que l’on préparait sans même trop en avoir conscience. Notre style s’est donc imposé de lui-même sans que l’on se dise après avoir fait une étude de marché : « Tu sais quoi, on devrait se positionner sur le secteur de la gravure ancienne ! » Cela nous a paru juste très fluide et simple, suivant par-là notre instinct. Au départ, lorsque l’on a associé nos deux techniques et nos deux manières de travailler, nos goûts communs se sont parfaitement imbriqués pour donner naissance à ce qu’est notre propre style. C’était très pragmatique dans le fond !
Jesse : On s’est rendu compte que nos influences communes ont permis, dès le départ, de nous retrouver et de tendre vers quelque chose que l’on avait en nous. Tout cela était le fruit de toutes ces influences que nous partagions.
Førtifem signifie 45 en norvégien, cette inspiration nordique de votre duo, c’était en adéquation avec vos goûts musicaux pour le metal scandinave ?
Adrien : C’est ça ! Notre premier voyage ensemble, c’était à Oslo. On avait ce désir de retourner en Norvège, véritable berceau du black metal. Ensuite, lorsque l’on a commencé à chercher un nom, puisque nous ne voulions pas officier sous nos propres patronymes étant donné que l’on se considère comme une entité, ce petit clin d’œil à la Norvège nous a semblé opportun. Après, Førtifem effectivement veut dire 45, tout simplement parce que notre atelier se situe au numéro 45 de notre rue.
Jesse : J’avoue que j’ai un faible pour les numéros auxquels on peut attribuer de la chance ou bien d’autres significations. Nous transformer en un seul numéro était un truc qui me plaisait.
Vous vous sentez plus artisans qu’artistes je crois ; Le côté artisanat de votre travail, c’est important ?
Adrien : C’est effectivement quelque chose de primordial dans la mesure où, malgré tout l’amour et le respect que l’on porte aux artistes, nous n’aurons jamais la prétention de vouloir partager une vision ou établir une picturalité. On aime trop répondre à la demande et faire naître de ces collaborations une émulsion, une confrontation d’idées dont on se nourrit. Nous nous considérons donc avant tout comme des artisans et, parfois même, comme des mercenaires. Je pense que l’on vient nous voir tout autant pour notre style que pour notre savoir-faire et c’est cette notion que l’on aime bien défendre plus que ce côté artiste. L’artiste, peu importe en fait avec qui il travaillera, le résultat qui en découlera sera bien souvent quasiment la même chose que s’il avait travaillé seul. Nous, ce que l’on aime, c’est l’échange entre des idées de départ et notre savoir-faire d’artisans.
C’est après une exposition dans un salon de tatouage à Reims que vous avez décidé de vous lancer. C’était un souhait de sortir du carcan routinier du travail de graphisme que vous exerciez à l’époque trop exigu pour laisser exprimer toute votre inspiration ?
Jesse : Je vois que tu es bien informé… Oui, en effet, c’est un ami qui nous a poussé à faire une expo et à nous lancer. Même s’il a fallu encore du temps pour que cela devienne un métier à temps plein, il est vrai que cette première expo à Reims a agi comme une sorte de déclic, une catharsis. À partir de ce moment, on a commencé à se dire qu’il y avait peut-être là un créneau pour voler de nos propres ailes.
Adrien : Jusqu’à cette expo, notre travail en tant que Førtifem était vraiment une activité périphérique puisque nous avions tous les deux un boulot de graphiste, Jesse en indépendante et moi en agence. Ce n’était que le soir que l’on sortait les crayons pour réfléchir à réaliser des choses ensemble. Il faut un certain temps pour que tu intègres le truc que vivre de l’illustration est du domaine du possible.
Parmi vos références on compte forcément, comme on l’a dit, Gustave Doré. L’imagerie religieuse du paradis aux enfers, c’est quelque chose fort en symbolique pour tous les fans de métal ? Gustave Doré est-il une sorte de précurseur de l’imagerie des groupes de metal ?
Jesse : Si Gustave Doré n’avait pas existé, on peut sincèrement se demander ce que serait l’imagerie des groupes de metal ?! Il est tellement à la base d’un nombre incalculable de pochettes… Je suis sûre que cette année encore, tout un tas d’albums sont sortis avec des images de Doré dessus et peuvent être classées parmi les meilleures pochettes de 2020.
Adrien : Chaque image qu’il a créée est tellement forte, tellement parfaite et si merveilleusement exécutée qu’il a réalisé des chefs d’œuvres intemporels qui contiennent tout ce que l’imagerie métal doit posséder. Une force des éléments, une faiblesse de l’homme, une domination absolue des sujets qui sont dépeints, une intemporalité magistrale… Tout cela explique, qu’aujourd’hui encore, Gustave Doré s’impose comme LE patron et l’illustrateur le plus prolifique de pochettes de métal.
On note depuis quelque temps déjà un regain d’intérêt pour la gravure comme pour les disques vinyles. Dans un monde où de plus en plus de choses sont virtuelles, cela matérialise-t-il une sorte de volonté de revenir au concret ?
Adrien : Je pense que ça fait du bien de s’entourer d’objets parfaitement produits. On assiste aujourd’hui à une résurgence de petits artisans, labels ou producteurs qui commencent à vouloir sortir à nouveau de beaux vinyles, de beaux objets. Des gens se sont à un moment posé la question de savoir pourquoi continuer à surfer sur la vague du CD qui est d’ailleurs en train de mourir à petits feux et ne pas, tel un contre-pied, retrouver le goût pour de vraies belles et grandes pochettes, un vinyle épais pour répondre aux attentes des audiophiles. Le vinyle, c’est un univers, une pièce qui, de plus, revêt une puissance nostalgique puisqu’elle nous rappelle forcément, je parle de ma génération, les premiers albums que l’on a achetés ou ceux que l’on a écoutés dans la discothèque de nos parents. Aujourd’hui, on note d’ailleurs que niveau vinyle, on bénéficie d’un choix pléthorique surtout dans le registre des musiques dites extrêmes. J’ai d’ailleurs des potes qui achètent à nouveau des vinyles juste pour la beauté de l’objet sans même posséder de platine pour les lire !
Jesse : La dématérialisation de la musique qui s’échange aujourd’hui en grande partie via des fichiers MP3 donne forcément à certains l’envie de se tourner à nouveau vers quelque chose de concret, de physique, vers un bel objet que l’on peut tenir entre les mains. Le CD était à mon sens une frustration dès le départ avec cette nécessité de tout réduire et de devoir plisser les yeux si jamais te prenait l’envie de vouloir lire les paroles.
Entre Photoshop et vos crayons, comment se passe le processus de création ?
Adrien : Ça commence en général avec pas mal de recherches dans le but de maîtriser nos sujets avant de plancher dessus. Comme nos travaux ont souvent attrait à des symbolismes et à des choses occultes, on se voit mal les utiliser sans les connaître. Ça nous permet d’éviter ainsi une mauvaise interprétation. Ce processus de recherche et d’échange entre nous amène à des crayonnés assez monstrueux au départ et que l’on va peu à peu affiner vers un dessin. On travaille à 80% à la main, sur papier et à l’encre afin de vraiment permettre au dessin de prendre vie. Nous mettons un point d’honneur à réaliser des productions impeccables ce qui nous oblige à doubler le temps d’exécution.
Jesse : Une fois que le dessin est réalisé, on va le scanner. Et tout ce qui concerne l’équilibrage, la couleur se fait ensuite sur l’ordinateur. La partie « retouches » prend presque autant de temps que le dessin en lui-même.
Vous faites beaucoup d’expositions, c’est là un champ des possibles infinis et une envie de liberté pour vous éloigner des commandes où, de fait, vous êtes plus limités par les désirs du « client » ?
Jesse : C’est une envie tout autant qu’un challenge. L’expo c’est l’occasion de se poser et de se dire : « Bon, on va arrêter de prendre les commandes et on va penser à expérimenter pour nous ! » Il se trouve que parfois ces expérimentations nous permettent ensuite de les insuffler dans nos commandes.
Adrien : Les expos, c’est en définitive la seule chose que l’on a trouvé pour faire dérailler notre routine. Ça nous permet de nous confronter à nos vraies envies, sans carcan précis.
Pour des fans comme vous du métal scandinave, je suppose que revisiter le logo d’Emperor a dû être un sacré challenge ?
Adrien : Au début, j’avoue que c’est vraiment passé pour un « scam ». On a reçu un jour un e-mail qui disait « : « Bonjour, je m’appelle Tomas et je joue de la guitare dans le groupe de black metal norvégien Emperor. » On a dû relire le mail une bonne dizaine de fois je pense ! Il aimait bien notre travail et souhaitait que l’on redonne un coup de fraîcheur au fameux blason du groupe. On a donc commencé à bosser sur le projet et je dois dire qu’il y a eu de la part d’Emperor beaucoup de bienveillance et de souplesse. On était donc principalement en contact avec Samoth qui, tout en sachant ce qu’il souhaitait, était je dois dire très ouvert et très professionnel. Après coup, on a pu remonter l’historique qui avait conduit au fait que l’on soit sollicité par Emperor. C’est en fait grâce à Tony de « Regarde les Hommes Tomber » que tu as interviewé et pour qui on avait réalisé une pochette d’album que tout a débuté. Cette pochette a beaucoup plu à Matt Heafy de Trivium pour qui nous avons réalisé du merchandising. Matt est lui-même en contact avec Ihsahn d’Emperor et voilà comment ils sont tombés sur notre travail. C’est donc en réalisant la pochette d’un groupe de black metal nantais que l’on s’est retrouvé à travailler sur le blason d’Emperor pour les 25 ans de la sortie du mythique « In The Nightside Eclipse ». Bref, on était un peu sur un nuage là !
Dans la réalisation d’une pochette, comment se passe justement le travail avec le groupe qui part avec une idée préconçue et sur laquelle vient se greffer votre marge de liberté créatrice ?
Adrien : Tout dépend de l’idée préconçue qui est la leur justement. Certains groupes arrivent avec une idée assez précise comme par exemple lorsque l’album tourne autour d’un concept avec une entité et une mise en scène bien définies qu’ils souhaitent que l’on mette en image. Parfois, c’est beaucoup plus abstrait comme avec l’album de « Regarde les Hommes Tomber » où l’on partait de l’idée de l’ascension d’un culte, d’une sorte de post apocalypse que l’on s’est proposé de transposer en confrontant les influences de chacun.
Jesse : On aime d’ailleurs beaucoup lorsqu’on réalise une pochette d’album avoir les paroles en amont afin de nous en imprégner. Cela est forcément très inspirant.
Pouvez-vous nous parler de ce travail que vous réalisez pour un Tarot inspiré de l’univers de H.P. Lovecraft ?
Jesse : Le projet a débuté avec les éditions Bragelonne qui ont souhaité développer un département jeux de société. Nous avions déjà réalisé quelques posters autour de Lovecraft pour les éditions Chambre noire qui avaient publié des livres audios de « L’Appel de Cthulhu ». Un jeu de Tarot, ça tombait vraiment bien car c’est quelque chose auquel on souhaitait s’attaquer depuis longtemps sans avoir trouver jusqu’ici l’angle d’approche qui nous convenait.
Adrien : Avec l’univers de musique metal qui est le nôtre, on avait été forcément confronté à Lovecraft sans vraiment connaître son univers sur le bout des doigts. Nous avions donc peur de cette relative méconnaissance et Bragelonne a eu le bon goût de nous présenter un véritable érudit, Maxime Ledain qui a traduit pas mal de Lovecraft et est vraiment LE spécialiste du genre. Il connait pour le coup chaque recoin de l’œuvre et de l’univers de l’auteur américain. Nous avons travaillé en véritable symbiose avec Maxime, chaque arcane ou chimère de Lovecraft étant épluché. Cela nous a permis de faire rentrer au chausse-pied dans les petits rectangles de 16 cm x 8 parfois jusqu’à sept nouvelles différentes de Lovecraft dans une seule et même carte.
Le confinement malgré ou en raison de son aspect anxiogène a-t-il été une source d’inspiration ?
Jesse : Nos projets ont été une source d’évasion et le Tarot a occupé tout notre premier confinement et une partie du deuxième. C’était parfait de pouvoir se projeter dans des mondes fantastiques tout en étant enfermés chez soi.
Adrien : Profitez d’une pandémie pour aller jongler avec des démons, ça coulait un peu de source. On a l’évasion que l’on mérite !