En première ligne face au Covid-19, les assistant(e)s de régulation médicale prennent en charge des patients aux pathologies de plus en plus sérieuses, forcément angoissés par une épidémie qui truste les plateaux de télévision comme les réseaux sociaux. Au front, Julie est aujourd’hui confrontée à un quotidien où les décès succèdent à des situations dramatiques, le choix de savoir qui sauver en priorité se posant forcément. Pour Agents d’Entretiens, elle a décidé de briser le silence en relatant une vie faite d’urgences. Vous avez demandé le 15, ne quittez-pas !
« Le président Macron nous fait de belles promesses, mais franchement je me demande si l’on va en voir la couleur ! »
Vous êtes en toute première ligne face à cette épidémie de Covid-19. La prise en charge de patients en détresse respiratoire est-elle en croissance constante ces derniers jours dans la région ?
Dès le mois de février, on a commencé à avoir des cas de Covid-19. Mais le réel changement s’est produit il y a deux semaines environ. Le nombre d’appels liés au Covid a alors augmenté rapidement. Les gens appelaient essentiellement pour avoir des conseils, savoir quels étaient les symptômes, est-ce qu’il y avait des zones géographiques plus touchées que d’autres… C’était surtout sous forme de questions. On les renvoyait donc vers le 0800, la plateforme téléphonique qui renseigne sur le Covid-19. Nous avions pour directive de ne prendre en charge que les personnes qui présentaient une détresse respiratoire. Puis, la semaine dernière, on a constaté que de plus en plus d’appels étaient émis par des patients présentant en effet ces symptômes ! Ce sont souvent des personnes qui nous avaient appelé la semaine précédente et dont l’état de santé s’est rapidement dégradé. Je dirais donc que la vague épidémique monte doucement et que nous ne sommes hélas pas encore au pic.
Constatez-vous de plus en plus de cas graves qui nécessitent une place en réanimation ?
Oui. Ce week-end, dans la nuit de samedi à dimanche, entre deux heures et cinq heures du matin, qui est une plage horaire normalement assez calme, on était quatre ARM (assistant(e) de régulation médicale) dont un spécial Covid à décrocher et on avait à un moment cinq appels en attente tant on était sollicité. Nous étions tous en ligne. On a eu trois SMUR à engager en même temps dans la région, les trois patients pris en charge étant des cas de détresse respiratoire avec suspicion de Covid. Il ne s’agissait pas forcément de patients avec des antécédents mais plutôt des dégradations brutales de personnes qui, deux ou trois jours auparavant, allaient très bien. Ces patients ont tous fini intubés et ventilés en réanimation.
Comment orientez-vous les patients pris en charge vers les hôpitaux de la région ?
Avec le médecin régulateur, on regarde régulièrement où se trouvent nos places de réa. On a aujourd’hui un peu plus d’outils, comme un accès au ROR (répertoire opérationnel des ressources) afin de savoir quels lits sont disponibles. On n’hésite d’ailleurs pas à appeler directement dans les services afin de savoir s’il reste ou non de la place et si les médecins sont d’accord pour recevoir tel ou tel patient. On dispatche ensuite en fonction de leur niveau de saturation, tentant de répartir équitablement afin d’éviter qu’un hôpital soit trop débordé par une arrivée massive de cas graves. L’organisation commence à être bien mise en place au sein des hôpitaux puisque l’on dispose de tentes PMA (Poste Médical Avancé) à l’entrée des urgences qui s’occupent de faire le tri. Tous les patients qui arrivent avec une suspicion de Covid, détresse respiratoire et oppression thoracique, passent donc pas ces tentes où tout l’équipement nécessaire est à disposition.
Avec le manque de places et le nombre croissant de patients graves, y-a-t-il des critères de prise en charge en réanimation tel que l’âge, les antécédents médicaux… ?
Oui. J’y ai été hélas confrontée par deux fois ce week-end. Tous les jours on est certes confrontés à la mort, cela fait partie de notre métier. Demander à une dame de 80 ans de masser son mari parce qu’il est en arrêt cardiaque, on le fait souvent. Là je me retrouve à faire des choses encore plus difficiles. J’ai reçu par exemple des appels de personnes en détresse respiratoire, notamment dans les EHPAD ou même à domicile, et vu l’état que me décrivait la personne au téléphone, je savais très bien que j’allais faire réguler cet appel au médecin tout en connaissant déjà la réponse… Ces personnes hélas allaient mourir ! J’avoue que c’est quelque chose qui m’a beaucoup touchée surtout que, malheureusement, ce sont des situations qui prochainement vont inévitablement nous arriver de plus en plus fréquemment. Il y a donc effectivement des critères à respecter pour ne pas engorger les hôpitaux. C’est une « loi » qui existe de toute façon en temps normal. Si je n’ai qu’un SMUR de disponible, c’est sûr que je vais l’envoyer sur le patient de 50 ans sans antécédent plutôt que sur la personne grabataire de 85 ans. On se met alors forcément à la place de celle qui travaille en EHPAD, comme cela a été le cas ce week-end. L’infirmière m’a appelée pour un monsieur qui était en grande détresse respiratoire, une suspicion Covid car il y avait des cas avérés dans cet EHPAD. J’ai dû me résoudre à lui demander de laisser « partir » ce monsieur le plus tranquillement possible, en l’accompagnant. Ça fait vraiment mal au cœur !
Bien sûr ces situations font partie de votre quotidien mais comment psychologiquement fait-on pour tenir face à tous ces drames ?
Une cellule psychologique a été mise en place, mais franchement on n’a pas, pour le moment, le temps d’y penser. Nous avons la tête dans le guidon. On s’occupera de nous lorsque la crise sera terminée. Les patients d’abord et nous ensuite ! Lorsque je passe une nuit vraiment difficile, j’ai mon petit rituel. Je pleure dans la voiture avant de rentrer à la maison afin de ne pas ramener chez moi toutes ces situations dramatiques que je viens de vivre. On s’imagine nos parents, nos grands-parents et on se dit forcément : « ça pourrait être eux ! ». Il faut être toujours opérationnel et ne pas se laisser submerger par nos émotions. C’est ça la vie du 15 !
Les patients d’abord et vous après… Cela fait un moment que la gronde est présente dans le milieu hospitalier. Aujourd’hui le président Macron promet de débloquer des fonds pour le personnel de santé. Vous en pensez quoi ?
On était en grève l’année dernière, car en sous-effectifs. On fait des semaines de 50 ou 60 heures. Les équipes sont épuisées. À mon poste, qui reste assez méconnu, Madame Buzyn a mis en place une certification que l’on doit tous passer et qui préconise de ne recruter aujourd’hui que des personnes certifiées. Actuellement, on me demande de gérer une crise sanitaire nationale et, dans le même temps, on m’oblige à passer une certification pour s’assurer que je suis bien apte à exercer un métier qui est le mien depuis 10 ans ! C’est totalement hallucinant. Le président Macron nous fait de belles promesses, mais franchement je me demande si l’on va en voir la couleur !
Vous pensez concrètement que le fossé entre le monde politique et ce qui se passe sur le terrain est trop grand ?
Sans aucun doute ! Ils ne se rendent pas compte de la réalité de la situation, de l’état d’épuisement des équipes qui, pourtant, continuent à bien travailler à tous les niveaux. Tout le monde y va avec le cœur, avec la vocation qui l’anime, mais on est à bout. Nous n’avons vraiment pas la reconnaissance que nous méritons, tant financièrement qu’humainement. Nous continuons à travailler malgré le manque de moyens, d’effectifs et l’on se dit que malheureusement, le gouvernement ne prendra donc jamais en considération nos demandes.
On constate dernièrement des décès de personnes très jeunes, des adolescents sans pathologie particulière touchés par le Covid-19. Notez-vous également des cas graves chez une population jeune ?
On en parlait justement ce week-end avec mes collègues par rapport aux appels que l’on a reçus. Des très jeunes, je n’ai pas eu à relever, pour l’instant, de cas très graves. Mais, effectivement, on se rend bien compte que la tranche 25/35 ans est très touchée. Pour le reste, les quadragénaires sont aussi beaucoup impactés. Dernièrement, un patient de 42 ans qui avait fait des allers-retours à l’hôpital, a fini en réanimation par exemple.
On a l’impression que, pour certains patients, l’état se dégrade très rapidement sans que pour autant ils aient des pathologies antérieures ! C’est aussi ce que vous notez ?
On a effectivement noté que l’état de santé de certains patients se dégradait comme cela, d’un coup, sans en comprendre la raison. Quelques jours plus tôt, ils n’avaient que des symptômes légers, parfois même ils allaient mieux, puis ils nous appellent en détresse et désaturent. On est encore loin de tout comprendre de ce virus ! Il est impossible d’avoir une vision d’ensemble, avec le recul nécessaire. Là, on voit des cas qui n’ont aucune similarité. Des patients jeunes touchés de plein fouet, des cas que l’on pensait sortis d’affaire et qui, du jour au lendemain, se trouvent en réa avec un pronostic vital engagé… On est dans le flou.
Faites-vous face à des appels de patients paniqués, une anxiété multipliée par le fait que le Covid-19 soit aujourd’hui partout à la télévision, dans les médias, sur les réseaux sociaux ?
Sans aucun doute. Je travaille personnellement beaucoup la nuit, moment qui, de fait, est propice aux angoisses. Ce phénomène est aujourd’hui fortement majoré par l’information et la désinformation. Les gens sont complétement perdus. Certains nous disent : « Le président parle et on dirait que tout va bien, mais je ne suis pas sûr car, sur les réseaux sociaux, j’ai vu que tout allait mal ! » Du coup, ils pensent eux aussi avoir tous les symptômes du Covid… On a donc énormément d’appels qui sont simplement le fruit d’une peur grandissante face à l’épidémie. Une peur véhiculée en partie aussi par les médias et cette surmédiatisation de la crise.
Pensez-vous que trop d’informations tue l’information et qu’il serait plus sage d’avoir un seul discours concret pour renseigner la population ?
On en arrive à des situations ubuesques. Certaines personnes nous appellent au 15 en nous demandant par exemple de leur faxer une ordonnance pour se faire délivrer de la Chloroquine car ils ont vu à la télévision ou en ligne que cela soignait du Covid-19. On note que les gens ont perdu confiance dans les décisions prises par le gouvernement. Ils ont l’impression qu’on leur ment, qu’on leur cache des choses. Ils sont totalement perdus et nous appellent pour des demandes farfelues.
Aujourd’hui, on en est à quinze jours de confinement. Vous pensez qu’il va nous falloir rester ainsi combien de temps afin d’espérer se sortir de cette épidémie ?
Je pense qu’on en a encore au moins jusqu’au 15 mai. Nous ne sommes pas au pic de l’épidémie et, lorsque nous l’aurons atteint, il faudra bien encore compter deux à trois semaines de confinement.
Vous êtes inquiète des semaines qui se profilent. Vous pensez justement que vous serez à même de gérer ce pic épidémique ?
On est inquiets, forcément. On a des agents au sein du SAMU qui sont en arrêt car ce sont des personnes à risque et qui commencent à présenter quelques symptômes. Tout le monde nous croit protéger du fait que l’on soit à l’autre bout du téléphone. Le problème c’est que l’on travaille avec des médecins généralistes, des médecins urgentistes qui, eux, vont sur le terrain mais qui, en même temps, travaillent en salle avec nous. Le virus ayant un fort pouvoir de propagation, nous sommes donc fortement exposés. On ne voudrait pas que trop de personnes tombent malades car on fait déjà énormément d’heures et on ne peut pas se démultiplier. Cela fait plus d’un mois qu’on travaille comme ça en flux tendu et c’est l’épuisement des équipes qui nous fait peur. On doit encore tenir un mois et, après, ce sera la saison haute, celle des vacances où, là encore, le nombre d’appels est plus que conséquent.