Hissez la grand-voile et souquez ferme ! Agricole, Grand Arôme, vieilli en fûts des décennies entières, de Martinique, Guadeloupe, de Jamaïque, Porto Rico ou des Bermudes, le rhum est une véritable invitation au voyage dont les seules effluves transportent vers des contrées baignées de soleil et éveillent chez chacun d’entre nous une imagerie profondément romanesque. Passionné par le doux nectar et expert en spiritueux de renommée internationale, Alexandre Vingtier a traversé le monde à la rencontre de celles et ceux qui font et travaillent le divin élixir. C’est avec Rumporter, véritable bible pour novices comme pour initiés, qu’Alexandre livre ses carnets de route où tous les chemins mènent au rhum !
Retrouvez tous les conseils de Alexandre Vingtier sur : www.rumporter.com
« Peut-être plus encore que le whisky, le rhum s’apparente à une véritable guerre de clochers, entre les îles et parfois même au sein d’une même île. »
Comment est né Rumporter ?
L’idée était, tout d’abord, d’anticiper une demande. Avec Cyrille Hugon, co-fondateur du Rhum Fest, nous notions que, même lors de salons dits spécialisés sur les spiritueux, il y avait un véritable manque de connaissance vis-à-vis du rhum alors que le succès rencontré par cet alcool et l’intérêt qu’un nombre grandissant de personnes lui portait ne cessaient de croître. Nous avons voulu répondre à cette évolution en créant Rumporter qui, dans notre esprit, ne devait être que numérique afin de largement dépasser nos frontières et pouvoir s’adresser à un public international. Il a néanmoins fallu passer également par une édition papier qui paraît trois fois par an afin de donner vie au projet. Outre nos connaissances et expertises sur le sujet, faire voyager le lecteur, lui permettre de découvrir des produits d’exception, proposer des visites de distilleries légendaires… Bref communiquer notre passion, en cela résidait le moteur de notre motivation. Le rhum est bien sûr un produit de plaisir, mais nous tenions à y apporter un rôle de passeur et d’aiguilleur pour tous les producteurs et les passionnés qui, hormis par le biais de certains ouvrages référents parfois datés, avaient bien du mal à trouver de quoi s’informer.
Le rhum étant obtenu à partir de l’extraction du jus des cannes à sucres broyées, la qualité intrinsèque de la canne à sucre est-elle le seul élément clé pour la fabrication d’un grand rhum ?
La qualité de la canne à sucre et sa maturité n’a un impact réellement ressenti que sur les rhums agricoles qui sont obtenus à partir du jus frais, aussi appelé vesou, issu du broyage de la canne. Pour le rhum sirop, obtenu par évaporation et concentration du vesou, ou de mélasse, l’incidence de la qualité de la canne est bien moindre puisque le jus est chauffé et stérilisé.
Pouvez-vous nous expliquer les différentes étapes entre la coupe de la canne à sucre jusqu’au rhum que l’on peut déguster ?
Les étapes vont différer en fonction du rhum dont on parle. S’il s’agît d’un rhum agricole, la canne est broyée afin de séparer la fibre du jus très riche en sucre. On peut d’ailleurs asperger la canne d’eau après chaque presse afin de récolter davantage de jus sans toutefois parvenir à tout en extraire afin d’éviter des éléments trop amers au goût. Le jus est ensuite filtré. Puis vient le temps de la fermentation qui généralement varie entre deux et cinq jours. Au-delà de cinq jours, la fermentation s’avère très complexe et peut entraîner des dérives fermentaires, positives ou négatives. Durant cette fermentation, le sucre, sous l’action des levures, va se transformer en alcool. Une fois ce processus terminé, on distille le résultat de la fermentation dans des alambics à colonne simple, très souvent en cuivre, qui sont des modèles identiques à ceux qui existaient au 19e siècle, parfois également des alambics à repasse. En sortie de colonne, le rhum sort incolore et limpide et contient entre 65 et 85% d’alcool, véritable photographie de la qualité du vin de canne alors qu’il ne fera qu’entre 50 et 70 degrés si sa distillation est opérée dans des alambics hybrides, avec un tri souvent plus important.
Outre le chêne, le vieillissement du rhum se fait-il dans différentes essences de bois ?
La quasi-totalité des rhums est vieillie en fûts de chêne américain et une infime partie en fûts de chêne français. Le bois doit répondre à plusieurs caractéristiques essentielles, physiques et aromatiques. Il est vrai, néanmoins, que, depuis une décennie environ, une vraie réflexion est en marche pour un vieillissement dans d’autres barriques faites d’essences d’acacia ou de merisier par exemple. Au Brésil également, on note que pour le processus de vieillissement de la cachaça (cousine du rhum et ingrédient de base pour le cocktail caïpirinha), des bois locaux que l’on pourrait apparenter à nos cerisiers ou merisiers (Amburana, Jequitibá) sont utilisés avec succès.
Le vieillissement est-il le secret d’un rhum d’exception ?
La première distinction entre le rhum et le whisky est que ce dernier doit obligatoirement être vieilli trois ans en fût de chêne afin d’obtenir son appellation en Europe. Pour le rhum, il n’existe pas de législation qui impose une durée de vieillissement minimum. Bien sûr, le vieillissement est une étape importante de la fabrication du rhum et de sa complexité aromatique. Il apporte des arômes venus du fût tout en lui permettant de développer ses propres arômes grâce à une multitude de réactions chimiques. Outre sa couleur, le contact du rhum avec l’oxygène dans le fût provoque une oxydation qui va lui donner ses spécificités. Sans dire que le vieillissement est le secret d’un rhum d’exception, ce processus a une influence considérable sur ses spécificités. Si, une fois mis en bouteille, le rhum ne vieillit plus, il peut néanmoins évoluer en fonction des conditions de conservation. L’oxydation (contact du rhum avec l’oxygène) peut contribuer à en libérer sa palette aromatique ou lui faire perdre de sa puissance intrinsèque si ce contact à l’air s’avère trop long.
Le rhum doit-il, par essence, vieillir là où il a été distillé ?
Là encore, il n’existe aucune obligation pour le rhum en général, mais certaines appellations ou indications géographiques l’exigent. Notons que les vieillissements prolongés dans les pays de production sont assez récents puisque, auparavant, les rhums étaient avant tout stockés avant d’être envoyés par bateaux. Ils étaient donc assemblés et vieillis la plupart du temps dans les ports britanniques et français où les négociants réalisaient leurs propres recettes. On a aujourd’hui heureusement beaucoup plus de chais en Amérique Latine et dans les Caraïbes. Bien évidemment, le processus de vieillissement ne sera pas le même si l’opération s’opère sous un climat tropical ou tempéré. Les rhums vieillissent bien plus vite sous les tropiques là où la température moyenne est élevée. En raison de la chaleur, l’évaporation sera bien plus importante, cette fameuse part des anges (2 % sur le continent contre 6 à 10 % aux Antilles).
Vieillissement sous un climat continental ou tropical, il y a donc là une réelle différence gustative ?
Oui, elle est considérable. Il faut comprendre que lors du processus de vieillissement, nous avons une quantité donnée d’alcool et une quantité donnée d’arômes. Lors de l’évaporation, on perd de l’alcool et de l’eau. Avec une évaporation beaucoup plus rapide du fait de la forte chaleur des pays aux climats tropicaux, on va entraîner une concentration des arômes en un temps beaucoup plus court. Différences de températures, hygrométrie plus élevée et échanges rhum/fûts de bois accélérés en raison de la chaleur, évaporation de l’eau et de l’alcool beaucoup plus rapide… Tout cela va bien sûr influer grandement sur le produit fini. Et cela requiert une immense vigilance de la part du maître de chai, car un manque d’oxygénation entraîne une quasi paralysie du rhum s’il est saturé en bois. C’est une des raisons pour lesquelles certains préfèreront nettement un second vieillissement sous nos latitudes, jugé plus doux. Il n’y a pas de dogme en la matière.
Tout comme pour le whisky on constate une classification assez complexe des rhums (Pure Single, Single Blended, Agricole Rhum), pouvez-vous nous aiguiller dans toutes ces appellations ?
Ces mentions sont des indications apportées par les négociants et les marchands, mais comme il n’y a aucune classification légale reposant sur des normes internationales, il convient d’être assez vigilant vis-à-vis de toutes ces terminologies. Le rhum agricole, lui, provient obligatoirement des DOM français, Martinique, Guadeloupe, Réunion, Guyane et également de Madère. Personnellement, je plaide pour une classification sur des données objectives car il faut bien comprendre qu’il existe énormément de façons de faire un rhum, même au sein d’une seule distillerie qui pourra, par exemple, sortir sept ou huit rhums totalement différents. Les seuls critères objectifs aujourd’hui sont le degré d’alcool indiqué sur la bouteille, la ou les matières premières, la concentration en arômes, la durée de vieillissement et l’éventuelle édulcoration. Sa provenance ainsi que, pour les connaisseurs, le nom de la distillerie peuvent donner de bonnes indications. Là, il convient de s’intéresser de près au produit ; partir du pays, puis la distillerie, et enfin le producteur… Le rhum est en quelque sorte le vin des Tropiques, il faut s’intéresser aux spécificités de chaque cuvée !
Lors d’une dégustation, y a t-il des règles à respecter pour profiter de tous les arômes d’un rhum ?
L’élément essentiel pour profiter des multiples arômes d’un rhum et en percevoir toutes les touches, la complexité, c’est incontestablement le verre que l’on va utiliser. Si, par exemple, je déguste un rhum jamaïcain très concentré en arômes (high ester), je vais choisir un verre très large qui permettra de laisser beaucoup d’air, donc de libérer toutes les spécificités aromatiques du rhum. Je préconise toujours, lors d’une dégustation, de sélectionner trois verres différents. Un verre à whisky, un verre à vin blanc et un verre encore plus large. Versez ensuite un peu de rhum dans chacun de ces verres et vous constaterez très rapidement qu’au nez, et même en bouche, il y a une réelle différence en fonction du verre.
Doit-on d’abord déguster visuellement puis olfactivement un rhum avant de le porter à ses lèvres ?
Oui, comme tout produit que l’on ingère. La couleur donne une toute petite indication sur le rhum en lui-même car il faut savoir que l’on peut ajouter un colorant naturel qui modifie l’aspect visuel et biaise l’analyse purement visuelle. Il convient donc d’être vigilant sur ce point qui, néanmoins, est parfois précisé sur l’étiquette de la bouteille. 90 % des indications sont de nature purement olfactive. Avec un verre tenu à l’horizontale, les notes les plus légères et donc volatiles sont le plus souvent présentes en haut du verre alors que les notes les plus lourdes (bois par exemple) peuvent se sentir plutôt dans le bas du verre. C’est vraiment le nez qui gère les arômes, la langue et ses capteurs se concentrant sur les saveurs comme le salé, sucré, amer, acide, gras, umami/savoureux et même métallique du rhum. Il y a, en bouche, bien évidemment un changement de température et de ph, ainsi qu’une dilution par la salive. Je préconise, lors de toute dégustation, de garder le rhum en bouche au minimum 20 secondes et jusqu’à plus d’une minute pour les rhums d’exception. Ces derniers sont d’une telle complexité aromatique qu’après plusieurs minutes, il n’est pas rare de découvrir une nouvelle particularité de son incroyable palette gustative.
Au XIXe siècle le rhum de Jamaïque était considéré comme le meilleur qui soit, aujourd’hui quelle est la référence absolue ?
Les Français, chauvins, se plairont à clamer haut et fort que le rhum de la Martinique est aujourd’hui LA référence absolue puisqu’il est effectivement le seul à bénéficier de l’appellation d’origine contrôlée (AOC) par décret du 5 novembre 1996. Après, dire que le rhum agricole est supérieur au rhum de mélasse est somme toute subjectif, les deux étant difficilement comparables. Notons simplement que le rhum agricole est massivement consommé en France et connaît un certain succès aux Etats-Unis et, qu’en matière de spiritueux, ce sont ces deux pays qui ont « fait » les tendances mondiales des deux dernières décennies. La Jamaïque reste une référence avec, par exemple, Long Pond ou encore Hampden qui commercialise désormais sous sa propre marque après avoir, pendant longtemps, laissé cela aux embouteilleurs indépendants. Peut-être plus encore que le whisky, le rhum s’apparente à une véritable guerre de clochers, entre les îles et parfois même au sein d’une même île.
On a noté une hausse de la taxation des rhums dans les DOM décidée en 2018, justifiée pour lutter soi-disant contre une hausse de l’alcoolisme. Que pensez-vous de cette mesure qui met en péril une des filières importantes de ces départements d’outre-mer ?
Derrière cette décision se cache simplement la volonté d’une uniformisation fiscale. Dire ensuite que la population des DOM est plus encline à l’alcoolisme qu’en métropole uniquement dans le but de faire passer une mesure budgétaire est une vaste fumisterie. Nous avons réalisé pour Rumporter une enquête sur la question qui démontrait que les DOM étaient bien moins touchés par l’alcoolisme que certains départements de notre métropole. Tout est parti d’un addictologue basé à la Réunion qui a permis d’extrapoler des résultats, pris sur un tout petit périmètre, à l’ensemble des départements d’outre-mer. Changer aussi drastiquement la fiscalité est un danger qui peut mettre en péril certaines distilleries. C’est comme si, du jour au lendemain, on changeait la fiscalité sur le vin de notre hexagone ! Qu’il y ait une convergence, pourquoi pas, mais il faut que celle-ci soit faite dans la douceur, dans la durée et la concertation…
Pour celles et ceux qui voudraient se lancer dans une route du Rhum, quels sont pour vous les lieux incontournables à visiter ?
Partez aux Antilles, c’est la base ! Là-bas, toutes les distilleries possèdent un centre d’accueil pour des visites guidées ou non, des ateliers de dégustations et une boutique. On trouve plus de dix distilleries en Martinique et une douzaine en Guadeloupe… Bref, de quoi parfaire votre connaissance du rhum sous le soleil ! Les plus aventuriers pourront tenter leur chance dans les cinq distilleries de Jamaïque. Les moins téméraires peuvent, quant à eux, opter pour Madère, à environ trois heures de vol de Paris, pour y déguster un William Hinton, Engenhos do Norte ou un O’Reizinho.
Si vous deviez ne choisir que trois rhums d’exception qui vous ont laissé un souvenir impérissable ?!
J’ai eu la chance de goûter de vieux Demerara des années soixante-dix qui tire leur nom du fleuve éponyme au Guyana. Il y a également d’excellents millésimes pour les rhums de Martinique comme chez Depaz, situé au pied de la Montagne Pelée, pour un budget qui dépasse à peine les soixante-dix euros ou récemment le Saint James de 2003. J’avoue également avoir un faible pour les rhums Savanna originaires de La Réunion et dont la distillerie est en activité depuis 1870. Leur rhum Grand Arôme, issu d’une fermentation très longue pouvant aller jusqu’à plusieurs semaines, est une merveille de complexité aromatique après un long vieillissement.