Fervent défenseur de la Musique de Chambre sur instruments d’époque, chef d’orchestre et violoniste dans ce Concert de la Loge, fondé en 1783 et auquel il a redonné vie, Julien Chauvin achève, sur disque, le dernier volet des « Symphonies Parisiennes » de Haydn. Un projet artistique et discographique de quatre années qui aura permis de faire rayonner le classicisme viennois d’un compositeur souvent dans l’ombre des deux monstres sacrés que sont Mozart et Beethoven tout autant que nous délecter d’œuvres oubliées du répertoire, à l’image de celles de Marie-Alexandre Guénin ou Louis-Charles Ragué. Une rétrospective capitale à plus d’un titre donc !
« Haydn n’a pas de mythe comme l’empoisonnement de Mozart ou la surdité de Beethoven. »
Très tôt lors de votre parcours musical vous avez été attiré par l’interprétation sur instruments d’époque. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cet esprit baroque ? Était-ce là une volonté de remonter le temps pour revenir à la véritable genèse de l’œuvre ?
Quand j’avais cinq ou six ans, mes parents m’emmenaient à des concerts classiques de l’orchestre de Paris ce qui, à la base, m’a plus orienté vers l’orchestre moderne. Ce n’est que vers l’âge de quatorze ou quinze ans que j’ai été touché par certains enregistrements de Fabio Biondi par exemple. Après, ce sont des rencontres comme avec Patrick Bismuth ou Jérôme Pernot qui ont généré mon intérêt pour le répertoire baroque et donc la pratique des instruments anciens. Cela a modifié mon parcours pédagogique et, du coup, je suis parti étudier aux Pays-Bas qui est l’un des berceaux de la musique baroque. Là-bas, j’ai pu me confronter à tous ces répertoires comme ces musiciens qui pratiquaient de la musique ancienne.
Le chef Alain Altinoglu que j’ai interviewé me disait, après avoir dirigé « Don Giovanni » sur des instruments d’époque, qu’« en dirigeant sur des instruments d’époque, on est confronté à des problématiques que l’on ne rencontre plus aujourd’hui. » Des problématiques liées à la conception même des instruments par exemple entre un hautbois à deux clés et un hautbois moderne. Sont-ce là tout autant de paramètres qu’il faut prendre en compte et qui donc modifient la manière d’aborder la direction d’orchestre ?
Alain Altinoglu navigue entre des orchestres modernes et d’autres pour instruments anciens. Nous, comme nous ne travaillons que sur des instruments anciens, cela fait donc partie intégrante de notre conception. On joue avec les qualités comme les défauts des instruments qu’ont connus Mozart, Bach ou même Berlioz plus tard. Chaque instrument, chaque période possède ses spécificités, ses couleurs qui lui sont propres et, en ce sens, cela aide d’autant plus à comprendre une œuvre que d’utiliser les instruments qui étaient ceux pour lesquels le compositeur a écrit.
La parution du dernier volume de l’intégrale des « Symphonies Parisiennes » de Haydn avec le Concert de la Loge, c’est une page de quatre années qui se tourne. Le sentiment est-il mêlé entre la joie liée à l’aboutissement et ce disque qui, forcément, sonne la fin d’un si beau et ambitieux projet ?
L’idée était, il y a cinq ans, de démarrer un projet de longue haleine que l’on a souhaité étaler dans le temps plutôt que de sortir ces six symphonies en un seul et même gros volume. Nous désirions donner une visibilité dans la durée sur Haydn, enfoncer le clou pour dire ô combien cette musique était pleine de qualités et tout simplement extraordinaire. C’est une musique liée à l’histoire de notre orchestre, ce Concert de la Loge Olympique. Notre volonté était également de la confronter à des œuvres et des compositeurs italiens, allemands ou anglais venus à Paris afin d’y apporter un éclairage pour le moins original. Si le projet prend fin au niveau discographique, il nous a permis d’aller au bout de notre démarche artistique et musicale. Nous en sortons d’ailleurs animés de plein de nouvelles envies.
Enregistrer ces Symphonies les unes après les autres plutôt que d’en faire une seule et même intégrale était-ce un souhait de les mettre ainsi plus en valeur et d’inviter les auditeurs à une écoute plus attentive ?
Tout à fait ! Je pense que si nous les avions sorties en une seule fois, cela aurait, je l’espère, certainement reçu un bon accueil et un certain retentissement mais cela se serait résumé à « un coup ». Là, nous avons eu l’opportunité de préparer ce projet dans le temps tout autant que le public, les médias en leur signifiant bien que nous nous attelions là à quelque chose qui nous semblait important. Ce projet discographique à long terme nous a également permis de créer un festival devenu itinérant, « Osez Haydn », ce qui a été l’occasion, chose assez rare pour le souligner, de réaliser une affiche en écrivant en grand le nom de Haydn. C’est un évènement qui se veut le plus amical possible et où se mêlent des expositions, des conférences, des tables rondes, des concerts avec de la Musique de Chambre ou de l’orchestre. Ainsi, nous espérons participer à redonner une meilleure image à ce compositeur que l’on adore.
Tout génial que puisse être Haydn, il est en effet souvent le mal aimé dans le triumvirat qu’il constitue avec Mozart et Beethoven. Ce projet Symphonique, était-ce le souhait de redorer quelque peu le blason de ce compositeur un peu trop dans l’ombre à votre goût ?
Sans aucun doute. Haydn n’a pas de mythe comme l’empoisonnement de Mozart ou la surdité de Beethoven. Il a autant de qualités que ces deux compositeurs même si elles sont très différentes. Est-il pour autant aussi connu, je ne le pense pas ! Je souhaitais donc mettre en valeur le fait que Haydn est un compositeur dont le génie se révèle dans d’innombrables détails d’écriture ou d’orchestration.
On retrouve dans cette intégrale des Symphonies Parisiennes de Haydn à chaque fois un corpus qui nous explique l’œuvre, nous éclaire. Est-il important à vos yeux, au-delà du plaisir auditif, d’informer l’auditeur, de lui créer une sorte de cadre ?
Contrairement à Mozart avec lequel dès la première note tout le génie mélodique est présent, il y a, à mon sens, avec Haydn un travail pédagogique et presque didactique à opérer avec le public ou les auditeurs ; d’où le choix d’intégrer des livrets, véritables corpus dans nos différents disques pour lesquels on a vraiment pris le temps de demander à des musicologues ou à des historiens d’écrire sur Haydn. Au-delà du fait d’approfondir le sujet, cela m’a permis de toujours présenter les œuvres en profondeur au public, leur racontant de véritables histoires, chose qui me semblait d’une grande importance pour plus encore plonger l’auditeur dans cette musique de Haydn.
Nuance, couleur, articulation, tempo… Faut-il interpréter en fonction du manuscrit dont on dispose en suivant la plus petite indication ou, parfois, savoir quelque peu en sortir ?
La question du texte est presque infinie. On a la chance de disposer non pas de tous, mais d’une grande partie des textes de Haydn concernant ces « Symphonies Parisiennes. » « La Reine » a été perdue sauf la première page et les autres sont disséminées entre Paris, Washington et la Suisse. Les manuscrits de Haydn sont toujours très bien écrits, sans fautes mais parfois quelque peu à la hâte. Il y a donc des manques notamment pour les articulations des instruments à vent ou pour les coups d’archets des cordes. Le manuscrit est bien sûr la base de tout notre travail de recherche mais quand manques il y a, on se doit de les combler. Ce n’est qu’après avoir lu l’intégralité de dizaines de symphonies de Haydn que l’on parvient à mieux comprendre son langage. L’autre aspect, c’est que lorsque les manuscrits ont été envoyés à Paris et que les musiciens parisiens les ont reçus, qu’ont-ils fait afin de pouvoir jouer ces symphonies en concert ? Ils ont dû non seulement au début les copier afin que chaque instrument ait ses parties séparées mais ils ont également édité leurs propres visions de l’œuvre et du manuscrit. Il est d’ailleurs à ce titre intéressant de noter que l’on voit déjà des différences entre le manuscrit original et la première édition des symphonies qui, pourtant se veut entièrement basée sur le manuscrit. C’est ce qui a motivé notre enregistrement du « Stabat Mater » où là, pour le coup, les parisiens ont aussi reçu un manuscrit sans que l’on sache précisément s’il était de la main de Haydn lui-même ou bien encore une copie. Toujours est-il que dans l’édition parisienne du « Stabat Mater » datant de la fin du XVIII e siècle, il y a beaucoup de changements et d’annotations très différentes par rapport à l’édition viennoise. Ça nous a posé question et a motivé le souhait que l’on enregistre cette version comme si l’on se mettait à la place des parisiens recevant le manuscrit d’une œuvre d’un compositeur viennois, l’interprétant avec nos propres outils ou encore notre manière bien spécifique de parler le latin « à la française ».
Le quatrième volume des « Symphonies Parisiennes » nous électrise avec cette magnifique Symphonie N°87. Ce nom de « L’Impatiente » que vous lui avez donné, était-ce le souhait de mettre en évidence le caractère presque survolté de cette Symphonie tout en mettant en situation l’auditeur afin qu’il se trouve dans une posture d’écoute imagée ?
Dans les Symphonies Parisiennes, trois ont des noms et trois n’en n’ont pas. C’est certes un peu injuste mais c’est comme ça. Je trouve que dans l’imaginaire du public, une symphonie qui a un nom a plus d’impact qu’une symphonie qui porte un numéro et sera, de fait, beaucoup plus anonyme. J’ai souhaité réveiller un peu l’imaginaire du public, non qu’il soit endormi, mais essayant de faire en sorte qu’il parvienne à générer une révélation chez eux au moment de l’écoute. Je voulais savoir comment ils entendaient cette symphonie, si elle était chez eux source d’images, d’un titre… même s’il s’agit d’une pièce en quatre mouvements ce qui rend plus complexe encore le fait d’y trouver une continuité. C’est ce qui a motivé la recherche de noms pour ces symphonies auxquelles il en manquait.
Vous jouez Haydn en quatuor et en « symphoniste ». Comment est née votre passion pour ce compositeur ?
Pourquoi Haydn effectivement ? Mes premiers souvenirs datent de lorsque j’étais encore lycéen et que nous jouions de la musique, simplement guidés par le plaisir. Ce qui nous tombait sous la main était souvent des quatuors comme l’opus 64 de Haydn, ou bien encore les opus 20 ou 33. C’est une musique qui m’a toujours parlé, passionné et que je trouve parfaite dans un certain sens. Elle possède des harmonies qui sonnent de manière luxuriante. Dans l’histoire de Concert de la Loge, il est vrai que c’est un compositeur qui ne nous a jamais quitté. Pour le bicentenaire de sa mort en 2009, nous avions déjà travaillé sur plein de programmes mettant en relief la diversité de son œuvre symphonique. Ma passion pour Haydn s’est donc opérée de manière assez naturelle.
Jean-Efflam Bavouzet qui, pour cause de dystonie, a commencé sa carrière discographique avec Haydn me confiait : « Ce que j’attends d’un compositeur ou même d’un interprète, c’est qu’il me fasse m’émerveiller sur la beauté de ce qu’il a pu écrire et cela même s’il s’agit d’une œuvre que je connais sur le bout des doigts. C’est ce que je retrouve par exemple dans la musique de Haydn. J’ai toujours cette impression qu’il essaye de m’en mettre plein la vue. » Est-ce également cette impression que vous avez avec la musique de Haydn ?
Plein la vue, je ne sais pas. C’est un compositeur qui devait se renouveler, obligé chaque semaine, pour son prince, d’écrire des choses nouvelles. Il avait certes un orchestre à sa disposition mais devait changer le « packaging » à chaque fois. Lorsque l’on regarde de près ses symphonies, on s’aperçoit qu’il combine toujours les instruments de manière différente, travaillant sur les couleurs, les formes, les cellules même et ce comme aucun compositeur ne l’a fait.
Ces 6 Symphonies Parisiennes ont été une commande passée par le Concert de la Loge Olympique à Haydn qui, étonnement, n’est lui, je crois, jamais venu à Paris ?!
Effectivement, à la différence de Mozart qui est venu deux fois à Paris, Haydn lui n’y a jamais mis les pieds. Le Concert de la Loge Olympique lui a commandé trois œuvres qui sont devenues les « Symphonies Parisiennes » avant, quelques années plus tard, en 1788 ou 1789, d’en commander trois autres, les symphonies 89, 90 et « Oxford ».
Les Symphonies de Haydn invitent vraiment au bonheur dont on a bien besoin en cette période de pandémie qui dure maintenant depuis un an. Comment expliquer qu’elles soient si peu jouées finalement par les différents orchestres et donc pas assez mises à l’honneur ?
Elles ont été beaucoup jouées à une époque. Peut-être que lorsqu’elles ont été reprises au XX e siècle sur instruments anciens les orchestres modernes se sont-ils sentis quelque peu privés de ce répertoire, ce qui explique qu’elles aient été quelque peu délaissées. Il y a, à mon sens, tout un travail à refaire, et ce même sur instruments modernes, pour mieux comprendre les tempi qui étaient envisagés par Haydn, le type d’articulation, la manière d’attaquer les notes et de les laisser mourir… Ce sont là tout autant de choses que l’on peut tout à fait travailler même avec des orchestres modernes.
Diriger l’orchestre en étant premier violon, était-ce un souhait de revenir à ce que l’orchestration était au XVII et XVIII e siècles ?
Ce n’est pas un souhait historique, musicologique mais bien plus quelque chose qui m’apparaissait comme naturel. Il y a des œuvres qu’il est bon de diriger debout mais il est vrai qu’au XVII et XVIII è siècles, comme vous le soulignez, il était courant de diriger soit du clavecin, soit du premier violon. C’est quelque chose qui fonctionne bien et qui offre aux musiciens ont une plus grande indépendance et une responsabilité accrue. Le fait que tous les pupitres soient pleinement responsables de leurs parties est quelque chose qui me convient très bien.
Le fait de mettre en lumière des compositeurs méconnus ou oubliés, comme Marie-Alexandre Guénin, Louis-Charles Ragué comme vous le faites dans ces 6 Symphonies de Haydn, est-ce là aussi la « mission » du musicien, sortir un peu des sentiers battus dans un monde de la musique classique qui, malgré un répertoire si large, tourne presque toujours autour des mêmes œuvres ?!
Cela fait effectivement tout à fait partie de ce que j’ai envie de réaliser. On peut qualifier cela de mission car on possède un répertoire français que l’on se doit de défendre et celui de la fin du XVIII è siècle ne l’est quasiment pas. Lorsque l’on parle des compositeurs que vous citiez ou encore de Rigel ou de Gluck qui ont passé beaucoup de temps à Paris, il était important de les mettre en lumière et en perspective par rapport à la musique de Haydn, grande figure du génie musical de la fin du XVIII è siècle. Certains compositeurs français pouvaient vraiment être des suiveurs de l’écriture de Haydn alors que d’autres, comme Guénin, préféraient garder leur propre vision et un mode d’écriture plus français, soucieux de garder une personnalité marquée et à part.
Comment s’est opéré le choix concernant ces œuvres moins connues du répertoire ?
Là, c’est vraiment le hasard des recherches, des trouvailles. Nous avons un conseil scientifique au sein de l’orchestre, ce qui nous permet de travailler avec des musicologues qui nous aiguillent, nous apportent des partitions, des extraits de journaux de l’époque. De découvertes en découvertes, on s’arrête sur des compositeurs ou des œuvres que l’on ne connaissait pas forcément et que l’on trouve très belles, souvent dans ce mode mineur qui leur donne cette couleur toute particulière.
Peut-on dire de votre démarche musicale de manière globale qu’elle est un souhait de donner les clés à la jeune génération afin de découvrir le monde de la musique classique au travers de diverses formations qui vont de l’opéra à la musique de chambre ou encore l’orchestre ?
Il est important de ne pas découvrir les œuvres de manière figée mais également dans une perspective historique, sociologique et comprendre par exemple ce qu’il se passait dans la France de cette fin du XVIII è siècle quand y venaient des compositeurs originaires de plusieurs pays d’Europe. Savoir comment ils se retrouvaient et partageaient est très enrichissant. C’est quelque chose d’assez fascinant et selon moi source d’un apprentissage essentiel pour les jeunes générations.