Professeur agrégé de philosophie à l’université de Grenoble, membre du Conseil d’analyse de la société, membre du Conseil national des programmes, consultant à l’Association Progrès du Management, Gilles Lipovetsky est également l’auteur d’ouvrages comme L’Ère du vide, L’Empire de l’éphémère ou Le bonheur paradoxal, qui s’accordent à démontrer l’hyper individualisme comme l’hyper consommation, nouveaux paradigmes de notre société. Dans un système où l’économie et la finance ont largement pris le pas sur la politique, on peut néanmoins se demander si ces paradigmes ne précipiteront pas la chute de notre système sociétal !
« Le problème est que personne n’a dans sa poche un système concurrentiel crédible au capitalisme »
Aujourd’hui, selon vous, plus que le système proprement dit, l’individu serait au centre de tout !
Le système est aujourd’hui basé sur deux grands pôles, l’individu et le marché, deux pôles qui sont intimement liés et ne peuvent donc être séparés. Notre société est commandée par un système économique, un marché qui guide sa loi jusqu’aux états et imprègne nos modes de vie (pour toute chose, il faut payer !). Nous vivons aujourd’hui dans une bulle économique et financière énorme qui a des répercussions sans précédents sur notre vie quotidienne. De l’autre côté, il s’est développé une logique de l’individu qui a pris une ampleur spectaculaire. Actuellement, l’individu doit construire sa propre vie en dehors des institutions, des organismes politiques qui le guidaient autrefois dans des voies pré-établies.
Cette bulle économique et financière arrive-t-elle selon vous à ses limites ?
La dernière fois que la bulle s’est fissurée, c’était en 2008. Cette deuxième vague que nous subissons actuellement ne fait qu’élargir une fissure qui était loin d’être colmatée. Aujourd’hui, le mot d’ordre est d’éviter le catastrophisme absolu. On sait, depuis Marx, que le système capitaliste génère des crises mais que, jusqu’à présent, ce système a eu la capacité de se réformer. C’est d’ailleurs cette souplesse du capitalisme qui explique sa longévité. Nous sortons actuellement d’un modèle, mais je ne pense pas que le système soit à bout de souffle. Il existe en effet de nouveaux marchés dans le monde qui seront source de profits tout comme l’innovation, emplie des nouveaux défis comme celui de l’environnement, pour lequel les industries vont investir dans l’économie verte. Même si je ne pense pas que le système soit au bord du précipice, il y aura néanmoins beaucoup de victimes, de « laissés pour compte ».
Croyez-vous que ces « laissés pour compte » puissent se soulever contre le système ?
Des soulèvements, il y en aura, comme en Grande-Bretagne cet été. Nous avons, selon moi, perdu le sens de ce qu’était la lutte de classes, chose la plus commune qui soit dans l’histoire du capitalisme. Cette économie désordonnée et chaotique qui créé des situations de paupérisation de tas de catégories et qui laisse de coté des masses entières de populations entraînera bien entendu des conflits, des manifestations… Le problème est que personne n’a dans sa poche un système concurrentiel crédible au capitalisme. Je ne vois pas la recomposition de partis armés d’idéologies suffisantes pour changer de système. Le dilemme actuel provient du fait que les états doivent faire des économies tout en ayant de la croissance. On sait pourtant très bien que ces deux phénomènes se contredisent.
Au sein de notre société basée sur l’individu roi, hyper individualisme et hédonisme sont-ils devenus les nouveaux paradigmes ?
L’hédonisme est un vieux principe de vie, le plaisir souverain. Dans la société de consommation apparue depuis le milieu du 20e siècle, ce concept de vie est devenu central à notre société. Consommation, désir de profiter de la vie, divertissement, jeux, musique… La société a transformé les modes de vie, provoquée un investissement sur la recherche du bonheur privé. Chacun veut aujourd’hui construire sa vie comme il l’entend avec des plages de jouissance quotidiennes. La société de consommation a diffusé l’idéal du plaisir et la crise ne change rien à cette logique-là. Seuls les modes de consommation peuvent changer. Aujourd’hui tout le monde souhaite posséder alors qu’auparavant les personnes les plus démunies ne pensaient qu’à survivre. Il y a donc un drame au carré puisque la tentation est là alors que les moyens pour y accéder sont hélas bien souvent limités. Je ne crois pas néanmoins que cette crise va modifier les aspirations de gens vis-à-vis de leur désir de consommer. Seuls quelques bobos qui ont tout disent qu’ils se moquent de la consommation !
Cet hyper individualisme est-il également valable sur le plan politique ?5
Il se voit en effet à un niveau assez basique puisque pour des tas d’élections les gens ne votent pas, ne s’investissent plus. La politique n’intéresse pas ou plus et la crise va encore accélérer ce phénomène. Les politiques ne cessent de montrer leur impuissance et, si on ne croit plus en eux, cela ne donne pas très envie d’aller voter ! Les discours se sont rejoints au niveau des idées puisque, entre la droite et la gauche aujourd’hui, tout le monde explique que l’on va devoir se serrer la ceinture. Les conflits de personnes l’emportent également sur le conflit des idées, ce qui est un grand changement par rapport à l’avant années 60. Il n’y a plus de grand système alternatif susceptible d’être proposé, donc la personne l’emporte sur le programme. Les grands partis de gouvernement se calquent sur les mêmes principes et comme plus personne ne dit que l’on va détruire le marché donc, les jeux sont faits ! Qui aujourd’hui ne dit pas qu’il va falloir investir dans l’éducation, la recherche, l’économie verte… Tout le monde à un discours identique qui tente de répondre à la crise. Imaginons le programme annoncé d’un leader politique même après 2008, lorsqu’une crise mondiale arrive, il n’a plus aucune marge de manœuvre puisqu’il doit s’adapter à la situation économique, paramètre aujourd’hui crucial. De Gaulle disait : « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille », mais aujourd’hui personne ne peut passer outre le rôle primordial de la bourse. Le politique doit s’adapter au marché qu’elle soit de droite ou de gauche. Résultat, les citoyens n’y croient plus sachant pertinemment que le politique est impuissant et ne peut rien face aux nouvelles contraintes économiques et financières. On a forgé une Europe dont peu ont hélas anticipé les possibilités de désordre interne. Il n’y a plus que le pouvoir du marché qui fait foi alors comment voulez-vous que les gens croient aux politiques quand l’économie dicte sa loi ? À part les militants, les gens étant sceptiques sur les programmes, ils votent pour la personne, le programme, lui, pouvant s’effondrer en quelques jours face à des secousses terribles de type mondial. Au final, nos concitoyens votent donc pour une personne qu’ils pensent capable d’affronter les hautes vagues et les grands creux de la crise. L’individu s’adapte aux contraintes extérieures à la démocratie et cela n’aide pas à l’engagement politique. C’est hélas la règle d’or actuelle, soit on s’adapte soit on meurt !
Vous parlez d’individualisme, voir d’hyper individualisme au sein de notre société. L’omniprésence de la télévision y participe-t-elle grandement selon vous ?
Bien entendu ! La télévision apporte des éléments de type hédoniste, mais elle informe également et créé de nouveaux paramètres de réflexion. Elle ouvre l’éventail de l’existence en tant que partie intégrante de la société de consommation. La télévision a également transformé les réseaux sociaux des hommes qui, il y a plusieurs années, se rendaient au café pour échanger, se retrouver, débattre. Aujourd’hui, le petit écran a fait tomber les cultures de classes. Là où les ouvriers allaient dans les cafés ouvriers, ils restent aujourd’hui devant la télévision. Si je trouve que dans l’ensemble, n’en déplaise à certains, la télévision a eu une influence plutôt positive, elle a indubitablement individualisé les personnes.
La notoriété éphémère des candidats de la télé réalité et ses conséquences vous inspirent quelle réflexion ?
La notoriété est devenue un phénomène de mode éphémère. Là où, en d’autres temps, les gens connus étaient des héros, ils sont aujourd’hui des people. La logique du temporaire, du passager a gagné un phénomène comme la célébrité. Cela me fait penser aux mots de Warhol et au quart d’heure de célébrité que tout le monde aura une fois dans sa vie. Tous ces programmes de télé réalité rendent aujourd’hui possible cette notoriété éphémère. Mais nous assistons également à une instrumentalisation des individus puisque les candidats manipulent eux-mêmes le système. Ils ne sont pas, contrairement aux idées reçues, que les victimes. Les candidats de la télé réalité sont les acteurs et non des spectateurs passifs. Nous ne sommes plus dans la « société du spectacle » dont parlait Guy Debord où l’individu est passif en subissant des images de l’extérieur. Les gens ont intégré les codes des médias et parlent désormais le langage qu’on leur demande. Ils ont mis à profit la logique de l’écran. Les personnes qui passent à la télé ont aujourd’hui une stratégie en fonction d’un plan, d’un projet qu’ils adaptent au système dans le but de gagner.
L’hyperconsommation que vous évoquiez plus tôt n’est-elle pas un bonheur illusoire, une satisfaction éphémère ?
La consommation donne des satisfactions et crée en même temps un certain nombre de frustrations. La consommation est liée à l’éphémère. Elle est un système qui fonctionne à l’obsolescence, à la vitesse et qui crée toujours un besoin de renouvellement. Ce que j’avais appelé le bonheur paradoxal est le fait que la société d’hyper consommation met en avant les images de bonheur, de bien-être, des images rayonnantes à l’opposé de notre société anxieuse. Nous sommes saturés d’images de bonheur en contradiction avec notre quotidien où tout est compliqué, l’avenir incertain et la vie privé agitée de soubresauts permanents.
C’est la raison pour laquelle notre société, soi disant porteuse de bonheur, plie de plus en plus sous le poids de la morosité, de la dépression ?
Les trajectoires individuelles deviennent compliquées car la personne n’est plus encadrée. Des écarts se créés par rapport à la situation professionnelle, voir affective. Cette société à plusieurs vitesses est la résultante de l’individualisme et de la société de marché. Les jeunes se construisent aujourd’hui par le biais de la consommation, de marques qui sont devenues un symbole d’appartenance. Est-ce un moyen d’exister par rapport au groupe ? L’appartenance peut être fictive, néfaste et dérisoire lorsqu’elle est extrême comme chez la fashion victim. Vivre pour les marques est une chose insupportable qui fait réfléchir sur l’avenir d’une société qui se reconnaît en un logo. Maintenant est-ce que cela est aussi général et aussi fort qu’on le dit ? J’émets quelques doutes là-dessus ! Je pense que les gens prennent la mesure des choses, s’adaptent. Ils ne sont pas aussi addictif qu’on veut bien le dire. Les compulsifs ne sont qu’un créneau. L’appartenance, le repère de la marque est vrai chez les très jeunes pour qui une marque est un totem. Cela témoigne de la force d’un marché qui créé une appartenance vis-à-vis d’un produit.
Mesure-t-on aujourd’hui à quel point Internet a modifié en profondeur notre société ?
Internet a changé nos pratiques, nos comportements, notre rapport à la consommation, à la vie affective, à l’information. On voit bien que les gens achètent aujourd’hui massivement par ce biais. Ils sont, comme je le disais pour la télé réalité, les acteurs de ce nouveau média.
Facebook, dont vous aviez annoncé le succès bien avant sa création, est-il l’éloge du narcissisme de notre société ?
Oui, c’est indéniablement une forme de narcissisme. Les gens ne sont pas passifs, ils se mettent en scène et chacun devient un acteur. C’est une nouvelle manière pour l’individu de se positionner. Chacun se veut créatif et tente ainsi d’exister par rapport à l’autre dans une société qui l’oublie trop souvent. Cela permet de construire une identité virtuelle lié à la consommation, à la mode, à ses propres goûts, loin de l’identité reçu du passé, du poids des traditions ou des institutions.