Autodidacte, ce n’est qu’à l’âge de dix ans qu’Adam Laloum a pris ses premières leçons de piano. Après un passage quasi obligé par le Conservatoire National de Paris où il a reçu les conseils éclairés, entre autres, de Claire Désert et Michel Béroff, c’est en 2009 que la carrière du jeune musicien a pris son envol après un premier prix remporté haut la main au prestigieux concours Clara Haskil. Si le répertoire romantique Allemand semble coller aux touches noires et blanches du piano de cet enfant de la ville rose, Adam Laloum se laisse d’abord guider, au gré des partitions, par ce désir de jouer avec son cœur, l’un de ses innombrables atouts !
« Même si certaines personnalités se dégagent, il est vrai que le paysage global tend vers une forme d’uniformisation du jeu, ce qui est un peu triste. »
Je crois que c’est votre tante Hana qui vous a sensibilisé aux partitions. Après cela, peut-on dire que vous avez été pris d’une réelle boulimie musicale ?
On peut formuler les choses ainsi. À cette époque, j’avais déjà une formation musicale et participais à un chœur dans une petite école à côté de Toulouse. Ma tante était venue nous rendre visite pendant l’été. C’est un peu cliché mais elle m’a appris à jouer « La Lettre à Élise » de manière un peu empirique avec seulement les touches du clavier alors que je savais déjà lire la musique. J’avoue qu’il était moins fastidieux de la regarder faire et de reproduire cela que de me focaliser sur le texte. Pour en avoir parlé avec beaucoup de mes amis musiciens, il est vrai qu’enfant, le moment de la lecture musicale n’était pas franchement ce qui nous enchantait le plus. Au piano il y a, pour schématiser, deux portées, une pour chaque main et cela demande un vrai entraînement. Cette lecture de la partie piano est un exercice qu’il faut répéter maintes et maintes fois pour être à l’aise, un peu comme la lecture lorsque l’on souhaite se familiariser avec un texte afin de le déclamer le plus naturellement possible.
La carrière d’un concertiste se construit au fil des rencontres de son parcours musical. Quelles ont été celles et ceux qui ont grandement participé à vous faire éclore au fil des années, de Claire Désert à Jean-Claude Pennetier ?
Il y a eu beaucoup de rencontres mais, effectivement, Claire Désert et Jean-Claude Pennetier ont beaucoup compté et comptent toujours énormément par leur présence, leur bienveillance. Ce sont en plus des musiciens que j’adore écouter. Avant cela, il y a bien sûr eu Denis Pascal et Michel Béroff qui ont largement contribué à mon épanouissement. Plus tard, j’ai eu la chance de rencontrer Daria Hovora qui m’a tant apporté et inspiré ou Evgeni Koroliov qui a été mon professeur de 2009 à 2012 et qui m’a accompagné pour la préparation de mes premiers concerts après le concours Clara Haskil. C’est une grande chance d’avoir pu croiser le chemin de tous ces merveilleux pianistes.
Justement, en 2009 vous remportez ce concours Clara Haskil. Comment gère-t-on l’après, une fois la satisfaction immédiate passée et les sollicitations qui en découlent ?
Ça a été un moment impressionnant et, franchement, je ne savais pas à quoi m’attendre. On passe généralement ces concours pour attirer un peu de lumière sur soi et que les portes s’ouvrent afin de donner des concerts. Moi, je me suis inscrit avant tout dans le but de me tester. Quoiqu’il en soit, on n’est jamais vraiment prêt à ce que le concours va nous apporter tout autant sur le plan positif que négatif. Personne n’aura le même ressenti selon sa propre sensibilité mais je peux vous parler de ma propre expérience. Et là, je dois vous avouer que, même si j’étais content, j’ai réellement pris peur à l’annonce du résultat. Je ne m’attendais vraiment pas à ce premier prix. Très vite, j’ai eu cette impression d’avoir besoin de prouver que j’avais ma place dans le paysage pianistique alors que je ne me sentais pas prêt. Le répertoire est également compliqué à gérer puisqu’il faut l’élargir tout en respectant ce temps conséquent nécessaire afin de parvenir, lors d’un récital, à jouer toutes les pièces avec un niveau de qualité égal. Lorsque je suis sorti du concours Clara Haskil, je n’avais même pas une heure trente de piano en soliste dans les pattes et à peine un concerto et demi à proposer, ce qui était bien peu afin de prétendre me produire en concert. Du coup, j’avais un peu l’impression d’avoir arnaqué le jury. Comme j’ai dû me résoudre à rapidement étoffer mon répertoire pour me produire, j’ai pris, de fait, pas mal de risques, des risques qu’heureusement j’ai appris à limiter avec le temps. Il est important de trouver un équilibre tenu entre ses envies personnelles et les demandes des organisateurs qui, parfois, souhaitent intégrer au programme certaines œuvres, des thèmes ou des compositeurs qui nous sont donc imposés. Il faut jongler entre ses propres désirs et les demandes extérieures ce qui implique un travail pour le moins conséquent et une très grande rigueur.
Vous avez consacré un album aux deux sonates de Schubert d. 894 et d. 958. On a réellement l’impression chez Schubert que sa musique est une parfaite allégorie de sa vie, faite de tristesse tout autant que de moments de lumière. Est-ce ce que vous ressentez en interprétant ces sonates ?
C’est assez difficile à dire. On ressent effectivement une infinité de choses. Connaître la vie de Schubert, ça ne peut qu’aider et inspirer l’interprète ; savoir ce qu’il se passait dans sa vie au moment où il a composé telle ou telle pièce, s’il parlait de ces pièces précises dans des correspondances avec ses amis… Tout est inspirant et, en même temps, lorsque l’on découvre une œuvre pour la première fois en tant qu’auditeur, on n’a pas forcément ces connaissances historiques et, pourtant, on ressent quelque chose de très fort, une émotion palpable. Dans le cas de Schubert, on se retrouve plongé dans une musique qui peut s’avérer très calme et d’une sérénité absolue pour, tout à coup, nous emporter dans une très grande violence. Schubert, c’est une musique qui prend son temps, ne s’arrête jamais. Je pense là par exemple au premier mouvement de la Sonate en Sol majeur. Il y a la vie dans ce texte !
Le concert est un moment très particulier où il faut transmettre une émotion sans soi-même se laisser déborder par cette même émotion dont est chargée l’œuvre interprétée. Avez-vous une sorte de rituel pour vous préparer au mieux à ces échéances ?
Pas vraiment. Je me considère toujours comme un étudiant qui aurait besoin de se tester afin de savoir ce qui rend le plus service à la musique. Je n’ai pas de préparation particulière pour le concert, essayant d’être le plus ouvert possible, le plus à l’écoute. J’ai vécu un peu tous les états. Il m’est par exemple arrivé de me présenter sur scène totalement déconcentré. Tout peut se produire et il est donc important de rester réceptif. J’imagine la musique comme un prolongement de la vie et c’est la raison pour laquelle j’essaye de ne pas me compartimenter avant le concert en m’imposant des choses impératives à faire avant de monter sur scène car je sais très bien que, si je n’y arrive pas, cela va me rendre fou. Il me sera alors impossible d’être concentré et donc capable de donner le meilleur de moi-même. Je préfère rester ouvert et ne surtout pas me refermer dans une sorte de bulle qui se voudrait protectrice.
Votre amie l’altiste Lise Berthaud avec qui vous avez publié un album consacré à Schumann, Schubert et Brahms me disait : « Notre rôle de musicien est d’abord de servir au mieux ce texte. » Comment parvient-on à servir au mieux le compositeur et son texte tout en y intégrant son Moi et donc sa propre interprétation ?
C’est une question que l’on se pose toute notre vie. Servir le texte, je l’interprète comme : « Que peut-on faire pour que le texte soit le plus vivant et le plus expressif tout en restant fidèle à chaque indication laissée par le compositeur. » Ce qui est drôle, c’est que « servir le texte » est quelque chose qui n’a pas la même signification selon les esthétiques et les sensibilités de chacun. Je crois que chaque indication, reliées les unes aux autres, sont là pour nous éclairer sur comment donner vie à un texte écrit, ce qui donne une infinité de possibilité d’interprétation.
Si l’interprétation du texte dépend de la personnalité de chacun, on peut néanmoins légitimement se demander si, aujourd’hui, une personnalité comme celle d’Alfred Cortot aurait eu sa place dans un univers musical parfois trop lisse. Vous ne regrettez pas que, souvent, la technique soit plus mise en avant que la personnalité du musicien ?
Je pense qu’il y a une demande des organisateurs de concerts comme des grands orchestres internationaux de fiabilité, d’artistes assez égaux dans leurs prestations avec, il faut bien le souligner, un niveau très élevé et une technique, une musicalité et même une culture assez impressionnantes. On note également un certain appauvrissement des œuvres proposées par manque de risque. Même si certaines personnalités se dégagent, il est vrai que le paysage global tend vers une forme d’uniformisation du jeu, ce qui est un peu triste. Après il y a toujours eu de grands artistes dans l’histoire, je ne vois pas pourquoi cela cesserait aujourd’hui. Nous en avons de très grands aujourd’hui, plus ou moins jeunes, plus ou moins connus du grand public. Ça me parait important de garder sa curiosité en éveil, et ne pas entrer dans un discours déprimant du « c’était mieux avant » .»
J’ai regardé des interviews filmées de vous dont celle de mon ancien collègue et ami Marc Zisman et il émane de votre personnalité une certaine retenue, une réserve. Le Adam Laloum derrière son piano est-il le même que celui sans son piano ?
Ce n’est pas vraiment à moi d’en juger. Bien sûr, on est face à deux éléments de langage, celui parlé et la musique, qui est une autre forme d’expression. Je ne pense pas être quelqu’un de prime abord très extravagant tout autant dans ma personnalité que dans ma musique d’ailleurs. Je souhaite simplement faire ce qui me paraît le plus juste dans ma lecture de l’instant présent et être au plus près, en musique du moins, de l’émotion.
Comment parvient-on justement à gérer sa virtuosité afin que jamais elle ne s’exprime au détriment de la musique comme avec la « Grande Humoresque » de Schumann par exemple qui pousse le musicien dans ses limites ?
C’est un combat de tous les jours. Certaines difficultés de pièces particulières paraissent des montagnes bien hautes et il faut éviter d’avoir un retour sur soi négatif en se polarisant sur le fait que telle ou telle difficulté serait impossible à surmonter. Avoir peur d’une chose nous fait malheureusement nous détacher de la musique et l’on y retourne uniquement lorsque la peur se dissipe. Il est d’ailleurs très gratifiant de parvenir à passer au-dessus d’une difficulté technique afin de la transformer en une continuité d’un geste. Cela demande de la réflexion, un travail intelligent pour éviter de reproduire de mauvais gestes de manière systématique. Il est primordial de se scanner au mieux pour avancer afin de rester dans une perspective musicale et non de retour sur soi.
Quel rapport entretenez-vous avec votre piano ? Êtes-vous, tel Alexandre Tharaud, dans un rapport quasiment fusionnel ou, comme Lise Berthaud, assez détaché, ne sacralisant pas votre instrument ?
Je crois que je pencherais plutôt du côté de Lise ! Après, évidemment, l’instrument est un reflet de soi, c’est une évidence. Souvent lorsque l’on ne joue pas bien ou que le son n’est pas celui que l’on souhaite, il y a une explication tangible. C’est généralement qu’une partie de nous n’est pas assez relâchée ou ouverte pour se trouver en adéquation avec l’instrument. La particularité de la plupart des pianistes est de changer d’instrument à chaque concert. Il est très rare que je connaisse à l’avance le piano sur lequel je vais jouer. C’est une découverte à chaque fois et j’essaye donc d’avoir le moins de rituels possibles en récital vis-à-vis de l’instrument pour rendre la chose la plus naturelle qui soit. Je suis dans une adaptation perpétuelle et c’est d’ailleurs ce que j’apprécie dans mon métier de pianiste.
Un album, c’est laisser une trace dans le temps. Est-ce qu’on y pense pendant l’enregistrement sachant que cet instant figé sera justement encore là lorsque vous n’y serez plus ?
Oui, j’y pense même si j’essaye de ne pas l’envisager ainsi afin de ne pas trop me mettre la pression. Le côté définitif n’est pas en adéquation avec la musique où l’on est là face à quelque chose en perpétuel mouvement. On ne jouera pas de la même manière une œuvre en fonction de ce qu’il s’est passé dans notre journée et c’est ce qui apporte à la musique sa vie. Après, que le disque perdure après moi et que les gens jugent mon travail dans une centaine d’années, je m’en fiche un peu. Jouer en concert ou réenregistrer une œuvre plusieurs fois au cours de sa carrière permet justement d’éviter ce côté définitif de l’enregistrement qui finalement ne correspond qu’à un instant T. Ce côté gravé dans le marbre à jamais est d’ailleurs à mon sens antinomique avec l’esprit même de la musique qui est en évolution permanente. Le disque n’est qu’une photographie que l’on va tenter de travailler au maximum. On a d’ailleurs toujours envie de tout changer après avoir enregistré un disque, ce disque qui est une étape nécessaire pour tendre vers le concert.
C’est aussi la réflexion que me faisait Jean-Philippe Collard pour qui, également, le disque est un passage obligé figé pour rendre sur scène la musique vivante !
C’est assez juste même s’il existe également d’autres chemins possibles où certains verront l’enregistrement comme une forme d’aboutissement d’une série de concerts, un couronnement après avoir fouillé l’œuvre devant un public des dizaines voire des centaines de fois. Dans ce cas-là, le musicien sera, à la sortie du disque, dans complètement autre chose puisque l’œuvre gravée correspondra à un travail passé.
Cette période à part que nous vivons depuis un an avec un monde de la musique en berne et des concerts reportés ou annulés a-t-il été chez vous une source de doute concernant votre avenir de musicien ou bien cela a-t-il été l’occasion de cultiver votre goût pour l’oisiveté ?
Beaucoup des deux, par la force des choses. Sachant que l’oisiveté sans fin devient vite angoissante. J’ai trouvé plus facile le premiers mois, car nous ne savions pas encore que cela durerait si longtemps. C’était plus simple pour me mettre dans l’apprentissage de certaines œuvres, imaginer des programmes, trouver l’envie de les travailler. La situation est toujours très inquiétante, un an après, et un certain ressenti s’accumule sur ces annulations en chaîne, les rencontres sont nettement moins fréquentes, cela crée un isolement. L’envie n’est plus vraiment là, et il faut pourtant se réjouir autant que possible de chaque manifestation maintenue, dans des conditions encore peu convaincantes, et surtout peu conviviales. La chaleur des corps des auditeurs, leur écoute, la communion que nous créons ensemble manquent..