Depuis près de 35 ans, Vincent Coq promène son piano d’humeur vagabonde, en compagnie de ses compères Raphael Pidoux au violoncelle et Jean-Marc Phillips-Varjabédian (en remplacement de Guillaume Sutre depuis 1995) au violon, au sein d’une formation, le trio Wanderer, qui s’est imposée comme LA référence en matière de Musique de Chambre. Alternant avec un égal et contagieux bonheur des œuvres inscrites au panthéon musical et un répertoire moins connu fait de pièces oubliées, ce merveilleux triumvirat en errance permanente ne cesse d’emprunter de nouveaux chemins, transformant une carrière musicale sans faute en un délicieux voyage. En route !
« Le trio est le cumul de trois personnalités distinctes dans un tout indissociable »
« 30 ans, le bel âge » écrivait Olivier Bellamy dans le livre qu’il a consacré au trio Wanderer. Après presque 35 de carrière et alors que nous traversons une période bien sombre, vous vous sentez dans quel type d’âge ?
35 ans, c’est pas mal comme âge ! Nous nous sommes toujours attachés à garder une certaine jeunesse d’esprit et même si, comme vous le disiez, la période est sombre, on se plait à penser que cela finira bien, que l’on pourra repartir de l’avant et créer. Je fais partie d’une génération qui, contrairement à mes parents ou mes grands-parents, n’a pas connu de grandes crises comme des guerres par exemple. Là, même si l’on est face à l’inconnu, cela ne modifie pas vraiment ma vision de l’avenir. J’espère que malgré l’incertitude qui règne sur ce que sera demain, il sortira de cette période compliquée quelque chose qui tendra vers la création.
Pour revenir à des considérations plus musicales, c’est en entendant l’une de vos voisines jouer alors que vous étiez enfant que vous vous êtes tourné vers le piano. Après des cours auprès d’un professeur itinérant, vous découvrez véritablement la musique en compagnie de Jean Alain qui avait dû arrêter sa carrière en raison d’une cécité qui le gagnait. Que vous a appris cet apprentissage auprès de ce magnifique musicien qui avait connu Alfred Cortot ?
C’est amusant que vous connaissiez cette histoire puisque Jean Alain officiait au conservatoire de Corbeille-Essonne et a été également le professeur du pianiste Frank Braley. Plus que le fait de m’apprendre à jouer du piano, Jean Alain m’a permis d’aimer la musique. Il avait effectivement connu Alfred Cortot dans une époque très riche et bouillonnante où les rapports entre les arts était différents. Jean Alain était un vieux monsieur qui avait réalisé pas mal d’enregistrements puisqu’il avait été chef à Radio France. C’était un homme très bienveillant qui m’a fait aimer l’instrument ce qui est primordial car, à cet âge, on peut très vite être dégouté par la musique si votre professeur en a une approche rébarbative.
En 1984, vous obtenez un premier prix de Musique de Chambre. La Musique de Chambre est donc dès le départ un univers musical qui vous a séduit ?!
Pour être honnête, la Musique de Chambre faisait partie de mon cursus au conservatoire et je n’avais donc pas vraiment le souhait de me focaliser plus sur ça que sur autre chose. J’ai eu la chance d’avoir une professeure, Geneviève Joy, femme du compositeur Henri Dutilleux, qui était une musicienne formidable et pleine de vie. Après, je crois que la Musique de Chambre touche tout musicien d’abord parce qu’elle contient certainement les plus belles œuvres de l’histoire de la musique, des pièces dans lesquelles les compositeurs livrent véritablement une partie d’eux même, quelque chose de tout à fait personnel. J’ai également tout de suite aimé l’idée de partager sur scène à plusieurs une sorte de responsabilité musicale.
Le Trio Wanderer est né en 1987. Le secret d’un trio est-il le fruit de personnalités distinctes qui s’unissent dans un tout, une sorte de Sainte-trinité ?
Nous n’avons rien de saint bien sûr, mais le trio est effectivement une forme très particulière. Dans le quatuor à cordes par exemple, il y a quatre timbres assez proches et une homogénéité qui fait peut-être moins ressortir les individualités. Dans le trio, on a vraiment trois timbres tout à fait distincts entre le violon, le violoncelle et le piano, la difficulté étant d’ailleurs pour beaucoup de compositeurs de marier le piano avec les cordes. L’essentiel dans un trio est que chaque musicien puisse totalement s’exprimer tout en respectant l’unité de l’ensemble. Je dis d’ailleurs toujours à mes étudiants que, dans un trio, si l’un des musiciens s’efface, c’est l’ensemble qui se retrouve déséquilibré. D’un autre côté, si chacun joue pour soi en mettant en avant son égo, le trio ne fonctionne pas non plus. Il y a donc un point d’équilibre très tenu et pas forcément facile à trouver qui fait la particularité du trio. Un point d’équilibre essentiel afin de permettre de donner à l’œuvre interprétée tout son sens. On dit parfois que le trio est la Musique de Chambre pour soliste ce qui n’est pas entièrement faux, l’important étant simplement de s’adapter au mieux à la musique que l’on interprète. Même si parler de Sainte-Trinité est quelque peu iconoclaste, le trio est vraiment le cumul de trois personnalités distinctes dans un tout indissociable.
Vous aviez déclaré dans une interview : « Je n’aime pas jouer seul. Il y a une pression avant, pendant et après le concert que je n’ai sincèrement pas envie de subir. » C’est cette pression que vous ne souhaitiez pas vivre seul sur scène qui vous a fait vous tourner vers le trio ?
C’est une des raisons mais il y en a plein d’autres, dues en grande partie aux aléas de ma vie musicale. On a créé avec mes collègues le Trio Wanderer pendant le conservatoire, puis nous avons passé des concours que l’on a réussis et notre carrière a donc débuté sur ce registre. Il est vrai qu’aujourd’hui, peut-être encore plus qu’à nos débuts, je me vois mal être seul sur scène à gérer la pression énorme que cela implique. Regardez l’immense pianiste qu’est Martha Argerich qui, pendant une période, a choisi de se mettre en retrait des récitals, éprouvant l’envie de jouer avec d’autres. L’idée d’une solitude avant, pendant et après le concert n’est pas quelque chose qui me tente. Aujourd’hui, partager la scène est vraiment un choix. Même si notre carrière en trio nous occupe beaucoup, je sais que pour certains musiciens, avoir un jour de libre sur leur planning les rend malades. Personnellement, j’aime avoir du temps pour moi. C’est ainsi que j’ai trouvé mon équilibre.
Le Trio Wanderer a souvent alterné dans ses enregistrements des œuvres très connues et un répertoire un peu moins en vue comme les deux Trios de Saint-Saëns qui font partie de ces œuvres très peu enregistrées. Faire découvrir des pièces du répertoire un peu mises de côté, c’est aussi la « mission » de l’interprète ?
Totalement. Je pense qu’il nous incombe de faire découvrir tout autant les œuvres qui ont été mises de côté que la musique contemporaine. On a par exemple joué les pièces de Lili Boulanger ou de Bruno Mantovani ou, comme vous le citiez, les Trios de Saint-Saëns dont 2021 marque le centième anniversaire de la disparition. Nous avons également enregistré cette œuvre de Gabriel Pierné qui n’est pas beaucoup jouée. Il est important de faire découvrir ces pièces oubliées et souvent magnifiques. Le génie est très rare dans l’histoire et, même chez certains de ces immenses compositeurs, il est à noter qu’il existe des œuvres qui sont délaissées pour des questions de mode. C’est le cas pour certains trios de Beethoven ou de Schumann comme l’opus 110 alors que l’opus 100 de Schubert est devenu une sorte de tube que l’on nous demande en permanence. Les organisateurs de concerts étant très soucieux du remplissage de salle, il n’est pas toujours évident de sortir des sentiers battus en proposant des pièces que le public n’a jamais entendues. On tente donc au maximum dans nos programmes de mêler les pièces très connues et celles que l’on se plait à faire découvrir.
Vous évoquiez l’opus 100 de Schubert que vous avez enregistré. Ce terme « Wanderer » fait référence au compositeur autrichien. Il y a chez Schubert, à l’image de sa vie, une douleur latente, une blessure dans ces œuvres. Face à un tel répertoire, est-il toujours facile de garder la distance nécessaire pour ne pas se laisser dépasser, en concert, par l’émotion que véhicule de telles compositions ?
C’est une question très intéressante car selon moi le musicien n’est pas là, en concert, pour ressentir des émotions. De plus, les émotions qu’il va ressentir ne seront pas forcément celles qu’il va transmettre au public car, pris dans un tourbillon de sentiments, il sera incapable de transcrire au mieux l’œuvre qu’il interprète. Nous sommes des passeurs supposés transmettre au public les émotions que contient une partition. Une partition, c’est un savant mélange d’intellect et d’émotions, une parfaite analogie de ce qui fait l’humain. En tant qu’interprète, on doit garder la tête froide pour contrôler justement notre jeu sans être pris par une émotion débordante qui nuirait à l’œuvre. Comme je le dis à mes étudiants, nous possédons avec la partition un texte musical constitué de phrases qui, au même titre que celle d’un poème ou d’une pièce de théâtre, contiennent en quelque sorte un sujet, un verbe, un complément tout comme une ponctuation faite de nuances et d’indications de phrasés que nous nous devons de respecter. Une fois que l’on a bien assimilé le texte, on peut donc en comprendre le sens et l’émotion que souhaite faire passer le compositeur pour le retransmettre à l’auditeur. Si l’on a une vision désordonnée, déstructurée de la pièce, il y a de grands risques pour qu’en la jouant il ne se passe rien. On se fera pour le coup pleurer soi-même mais le public, lui, n’y comprendra rien. Il faut également penser que lorsque nous interprétons une œuvre en concert, on a des semaines de répétitions derrière nous. Cette émotion, on l’a donc ressentie en travaillant l’œuvre, en la comprenant petit à petit. Le moment du concert est quelque chose de court, d’éphémère pendant lequel on va retransmettre au mieux tout ce travail de recherche fourni en amont. Nous ne sommes pas dans l’improvisation mais dans la transmission d’un texte que l’on a découvert et que l’on va tenter d’éclaircir. Il ne faut donc pas en concert se laisser dépasser par l’émotion car on prend vraiment le risque de totalement passer à côté de cette transmission de l’œuvre au plus juste, mission qui nous incombe.
Nous évoquions les compositeurs qui ont jalonné le parcours discographique du Trio Wanderer. De Haydn, à Beethoven, Messiaen, Brahms ou Escaich… Vos enregistrements traversent les siècles et un large pan du répertoire classique. Baudelaire écrivait : « Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique. » La musique est-elle pour vous une perpétuelle invitation au voyage, celle du cœur, de l’esprit, de l’âme, une errance que l’on retrouve dans le terme « Wanderer » du romantisme allemand d’un jeune homme qui part de chez lui à la découverte du monde et réalise un voyage que l’on peut qualifier d’initiatique ?
Effectivement, cette image du jeune homme qui part de chez lui pour parcourir le monde est l’explication générique de « Wanderer. » Mais cela va plus loin que cela puisqu’il s’agit de la découverte de soi-même dans ce voyage initiatique de la vie à la mort. On retrouve également cette spécificité liée au « Wanderer » de toujours être en chemin sans se dire que l’on a enfin atteint son but. En tant qu’interprète, que ce soit dans la recherche du répertoire ou dans le travail des œuvres, si l’on se dit que l’on a tout vu, tout compris, c’est à mon sens un peu triste car cela sous entendrait que l’on va désormais se cantonner à de la simple répétition. Notre vie artistique serait donc terminée. Je pense que l’idée de l’errance est justement le fait de toujours chercher quelque chose de nouveau, d’aller plus loin dans la quête, de pousser en profondeur la compréhension des textes, leur essence. Dans ce cycle de Lieder de Schubert, « Le voyage d’Hiver », le personnage principal meurt et, même dans cette mort, il continue à marcher vers quelque chose qu’il ne connait pas. C’est ce qui me semble intéressant, ne jamais cesser d’avancer sans en connaître la finalité, simplement guidé par ce besoin presque viscéral de découvrir en permanence, tendre vers l’inconnu. Cette philosophie de vie est porteuse pour le musicien mais également pour l’humain.
Comme vous l’a fait toucher du doigt votre professeur Jean-Claude Pennetier, faut-il aller au-delà de l’œuvre pour tenter de percer les mystères intimes qu’elle contient et qui se trouvent être une partie du compositeur lui-même ?
Sans aucun doute et pour plein de raisons. D’abord pour des raisons purement techniques et historiques car, selon les époques, on n’a pas la même lecture des choses, la même manière de s’exprimer. Le sens va donc varier selon l’époque. Et cela est valable pour l’art en général. Difficile de comprendre toute la portée d’une pièce de Racine si l’on n’a pas un peu de connaissance de la mythologie, de la religion ou de ce qu’étaient les rapports sociaux au XVIIe siècle ! Pareil en musique. Si l’on enregistre le quatuor en Ut mineur de Brahms pour piano et cordes, il est important de savoir que lorsque Brahms l’a composé, il avait des idées suicidaires et avait demandé à son éditeur d’y apposer son portrait avec un pistolet sur la tempe, ou que le début du quatuor est construit sur les lettres C.L.A.R.A parce qu’il était amoureux de la femme de Robert Schumann, Clara… Tout ce contexte est primordial pour comprendre la pièce. Il faut donc s’intéresser à la vie de Brahms, à ce qu’était le romantisme, savoir ce qu’est le classicisme en musique afin d’éviter de faire des contresens, ou bien encore pourquoi la forme est génératrice d’émotion… Plus on s’approprie la vie du compositeur, son environnement et plus on sera à même d’approfondir et comprendre le sens de la musique qu’il a écrit. Il est donc primordial de se nourrir du contexte culturel et émotionnel d’une œuvre. Plus on a de clés et plus on peut aller loin. Je pense d’ailleurs que, contrairement aux idées reçues, des pièces de Mozart ou Haydn vont être plus difficiles à aborder pour un néophyte que celles de compositeurs du XXe siècle comme Chostakovitch, œuvres avec lesquelles il sera plus aisé d’avoir une certaine perspective historique.
En parlant de néophyte, si vous deviez inviter un néophyte à découvrir la Musique de Chambre, quelles seraient les trois œuvres que choisiriez ?
D’abord la « Truite » de Schubert parce que même pour ceux qui ne connaissent pas la musique classique, cela évoque forcément quelque chose. C’est une musique avec un thème assez simple et très fort émotionnellement avec ce côté spectaculaire inhérent au quintet. Toujours dans les romantiques, je les dirigerais vers le quatuor en Sol mineur de Brahms avec piano dont le final a servi pour le film « « Monsieur Hire » pour celles et ceux qui s’intéressent au cinéma. Il s’agit là d’une œuvre de jeunesse de Brahms, pleine de puissance et dont le final à la hongroise avec cette danse endiablée très romantique et spectaculaire marque dès la première écoute. Je choisirais également le trio opus 67 de Chostakovitch. C’est une œuvre relativement moderne car écrit en 1944 et proche de nous dans le sens où elle nous renvoie à une période historique très sombre. Une œuvre d’ailleurs écrite après la bataille de Leningrad en pleine guerre mondiale avec ce fil conducteur qu’est l’oppression du peuple juif que l’on retrouve dans toute sa dimension dramatique dans le final. C’est une musique avec beaucoup de tension, de brutalité même et quand on l’écoute, on a vraiment cette impression d’être au cinéma. C’est une musique universelle, qui parle à tout le monde et dont la signification est simple. On imagine très bien des scènes de guerre avec cette dramaturgie latente qui vous prend à la gorge.
Et vous concernant, les pièces de Musique de Chambre qui font à vos yeux figure de références absolues ?
Là c’est très subjectif, mais je choisirais le quatuor N°13 de Beethoven, opus 130 car il contient « La Cavatine » que je trouve tout simplement sublime et qui représente à mes yeux l’un des sommets de la musique. Pour la deuxième pièce, je pense que si vous demandez à l’ensemble des musiciens classiques, au moins la moitié vous donnera la même. Il s’agit du quintet à deux violoncelles de Schubert qui est une œuvre qu’il a composée à la fin de sa vie. Dans la musique de Schubert, il y a une fragilité, une fêlure qui nous fait nous sentir proche de lui, pris sur cette ligne très étroite et tenue entre le rire et les larmes. Dans ce quintet, on atteint réellement des sommets d’humanité, de poésie et de tragédie également. Pour la troisième œuvre, je citerais le trio en Si majeur de Brahms qui est une pièce qu’il a entièrement réécrite à la fin de sa vie. C’est une œuvre extatique avec ce thème du début empli de générosité, d’humanité et un mouvement lent d’une extrême solitude, celle que Brahms ressentait à la fin de sa vie. On imagine le compositeur repassant ainsi le film de sa vie. J’avais également envie d’y inclure le deuxième quatuor à cordes de Fauré, moins connu mais qui permet de prendre conscience qu’il y a dans la musique française des pièces d’excellence du répertoire de Musique de Chambre. Avec Fauré, on est dans le monde de Marcel Proust avec cette complexité des sentiments, une force expressive inouïe, une vraie délicatesse. Voilà les œuvres que j’emporterais sur mon île déserte.
En attendant de vous retrouver sur votre île déserte, on va croiser les doigts pour espérer vous revoir en concert avec le Trio Wanderer dans pas trop longtemps !
Il va falloir attendre quelques mois mais, comme on en parlait en début d’interview, il ne faut pas être pessimiste. Cette situation, n’est la faute de personne. Aujourd’hui, les artistes ont besoin d’argent et ceux qui n’ont pas la chance comme moi d’enseigner peuvent se retrouver dans des situations financières assez dramatiques même si la France est certainement le pays européen où l’aide est la plus conséquente. L’important aujourd’hui est de penser à l’avenir et de le préparer afin de permettre à la culture de redémarrer. Comme souvent après les périodes sombres, il y a des énergies nouvelles qui se créent, des choses qui émergent. Bon, bien sûr, il ne faudrait pas que cela dure encore trop longtemps !