Yazid est un jeune enseignant qui, depuis deux ans, exerce en Seine-Saint-Denis auprès d’élèves parfois en rupture scolaire et dont le confinement n’a fait qu’accroître un fossé des inégalités de plus en plus marqué. Le premier confinement, c’est dans son petit appartement que l’instituteur l’a passé assurant ses cours en visio conférence avec, à la clé, une facture téléphonique conséquente que, pour l’heure, l’Éducation nationale n’a toujours pas pris en charge. Entre période post traumatique liée à l’horrible assassinat de Samuel Paty, preuve d’un enseignement muselé par la peur, la sourde oreille de l’Éducation nationale face aux demandes tant autant salariales qu’au besoin de reconnaissance de ces jeunes enseignants désireux de réformes structurelles mais qui, hélas, trop souvent ont jeté l’éponge dans la transmission de nos piliers de la littérature française, Yazid nous fait part de ses interrogations sur un avenir qui s’écrit en pointillés.
« La République doit renouer les liens avec ses enfants et tant que ceux-ci ne seront pas à nouveaux tissés, on fera malheureusement face à une forme de défiance de plus en plus marquée et profonde. »
Pensez-vous que, pour le corps enseignant, il y aura un avant et un après Samuel Paty ?
Je ne suis pas très optimiste sur ce sujet car l’assassinat de Samuel Paty a hélas révélé beaucoup de mal-être au sein du corps enseignant, mettant en lumière le fait que les collègues s’étaient justement beaucoup bridés dans leur enseignement pour ne pas froisser les familles, les élèves, les institutions. Le courage dans l’enseignement s’éloigne un peu plus avec le traumatisme qu’a constitué le mort atroce de Samuel Paty. La conséquence, c’est que les collègues vont travailler encore plus bridés, avec la peur au ventre.
On a pu constater que la minute de silence en hommage à Samuel Paty avait été sujette à plus de 400 débordements du plus léger au plus grave. Ça vous inspire quoi ?
Cela montre à quel point un travail pédagogique doit être effectué pour redonner foi en notre République. La République doit renouer les liens avec ses enfants et tant que ceux-ci ne seront pas à nouveaux tissés, on fera malheureusement face à une forme de défiance de plus en plus marquée et profonde. C’est quelque chose de fortement dommageable et qui doit poser des questions sur la manière dont justement les enfants envisagent aujourd’hui la République de leur pays. Certains la voient comme un ennemi alors qu’elle est un allié de taille pour la démocratie, pour l’égalité des chances, pour l’émancipation… C’est tout cela que la République doit représenter !
Cette défiance vis-à-vis des valeurs de la République, on a du mal à la comprendre. Croyez-vous que l’éducation, avant même les bancs de l’école, doit commencer dans le cercle familial et que c’est ce paramètre qui fait cruellement défaut aujourd’hui alors que certains parents ont rendu les armes ?
On constate que certes certains parents ont lâché prise vis-à-vis de leurs enfants mais je vois heureusement beaucoup plus de parents qui se démènent pour que leurs enfants s’en sortent. Il faut savoir que cela n’est pas une mince affaire lorsque l’on cumule la misère ; que l’on est par exemple une maman célibataire, qui a plusieurs enfants et n’est pas forcément allée à l’école pour pouvoir les aider à faire leurs devoirs, qui travaille loin de chez elle, rentre tard… Cette maman n’a pas le temps nécessaire pour s’occuper comme elle le voudrait de ses enfants et c’est là le rôle de l’école qui doit justement leur offrir une chance de réussite dans la vie.
Cette crise pandémique de la Covid-19 a montré dans bien des décisions que le gouvernement naviguait à vue. Pensez-vous que cela soit aussi le cas concernant le mode de fonctionnement de notre système éducatif ?
Cette crise de la Covid a mis en lumière beaucoup de carences. Des carences de l’institution qui n’a pas toujours mis à disposition du corps enseignant le matériel nécessaire pour assurer les cours à distance. En même temps, il faut avouer que certains collègues n’ont pas cherché à innover, à devenir acteur d’un évènement certes tout à fait nouveau plutôt que d’en être que des spectateurs passifs. Certains se sont avérés hélas totalement fermés aux nouvelles technologies et à cette possibilité d’enseignement à distance qu’elles permettent. Ce confinement aurait pu à mon sens être l’occasion de tous se mettre autour d’une table pour réfléchir ensemble aux grands enjeux de l’Éducation nationale pour les années à venir. Hélas, ça a été là un rendez-vous manqué ! Nous avions la possibilité de réfléchir à une manière d’enseigner plus innovante, à la façon dont on doit faire entrer l’Éducation nationale dans l’ère du numérique. Nous aurions pu également réfléchir aux enjeux sociétaux quant à savoir comment donner à des élèves défavorisés les outils nécessaires pour apprendre convenablement que ce soit chez eux comme à l’école.
Le premier confinement a créé justement comme vous l’évoquez encore plus de disparités au sein des élèves entre ceux qui bénéficiaient d’ordinateurs et de conditions propices pour suivre les cours et ceux qui se sont retrouvés, par manque de moyens, en échec scolaire comme sortis des radars. Ce confinement a mis encore plus en lumière le fossé social entre deux mondes ?!
Je partage votre avis. On entend beaucoup parler dans les gestes barrières de distanciations sociales. Je suis contre ce terme et pense que cette crise de la Covid-19 ne doit pas être une distanciation mais la volonté d’un rapprochement social justement. Il faut recommencer à penser la société autour des personnes qui sont les plus fragiles, les plus faibles, les plus vulnérables. On se confine pour protéger les personnes âgées, on pense aux personnes en situation de handicap… Ce moment très particulier que nous venons de vivre montre effectivement encore plus de disparités, d’inégalités sociales. On voit par exemple une explosion des demandes d’aides auprès d’associations telles que le Secours Catholique ou les Restos du Cœur. Les cas de maltraitance dans les familles ou les violences faites aux femmes ont explosé au niveau des chiffres. L’après confinement doit donc nous permettre de nous rapprocher socialement pour pouvoir repenser la société autour des plus fragiles et éviter de créer un fossé qui sera si grand qu’il en deviendra infranchissable et source de tensions encore plus accrues. Il faut arrêter de penser égoïstement et voir plus loin en imaginant une société pour tous, des plus riches aux plus pauvres, des plus jeunes aux plus âgés, des plus forts aux plus vulnérables.
Vous évoquiez le fait que certains enfants voient aujourd’hui notre République comme un ennemi. Vous êtes de confession musulmane. La montée du communautarisme, ça vous inspire quoi et est-ce quelque chose que vous constatez dans les classes au sein desquelles vous enseignez ?
Je constate cela régulièrement mais je ne suis pas dérangé par le fait que certains élèves veuillent se retrouver selon des affinités liées à un pays, une religion… Ce qui me gêne, ce sont celles et ceux qui veulent faire passer la religion avant les règles de vie commune au sein de la République ! Ce n’est aucunement à la République de s’adapter à une religion, mais l’inverse.
Pendant le premier confinement, vous avez continué à assurer vos cours. L’Éducation nationale vous a-t-elle fourni des moyens technologiques ou des compensations financières pour régler votre forfait téléphonique ou votre connexion Internet ?
Je n’ai reçu à ce titre aucune aide de la part de l’Éducation nationale d’autant que j’étais dans une situation très particulière puisque je n’avais pas de connexion à Internet dans mon lieu de résidence. J’ai donc été obligé pour faire cours à mes élèves d’utiliser la connexion Internet via mon forfait téléphonique ce qui m’a valu un dépassement de forfait de 70 euros, somme que j’ai dû sortir de ma poche et pour laquelle je n’ai pas été remboursé.
Vous êtes jeune enseignant. Pensez-vous que l’Etat mette en œuvre les moyens nécessaires pour un enseignement de qualité et accessible à tous ?
L’Etat ne fait pas à mon sens tout ce qu’il devrait pour que les choses se passent bien. Il faut aussi se dire que nous sommes tous des acteurs de l’Éducation et que l’Etat ne peut tout assurer seul. C’est donc aussi à nous, enseignants, d’agir, d’échanger pour tenter justement que les choses bougent, avancent. La réflexion des enseignants, des parents, des collectivités territoriales qui ont aussi un rôle à jouer me semble quelque chose de primordial. Il ne faut pas oublier que parfois les mairies sont propriétaires des murs d’écoles qui sont dans un état tout simplement catastrophique. Certaines écoles ont été laissées à l’abandon par un soucis de clientélisme. On a parfois permis de laisser entrer dans l’école des revendications pour acheter la paix sociale et cela a été à mon sens une grave erreur commise là par certains élus. La responsabilité de l’Éducation nationale est donc à mettre au crédit de l’Etat, comme des enseignants qui ont mis de côté certaines problématiques ou bien encore des élus locaux… C’est tout cela qui aujourd’hui doit poser questions !
Une revalorisation des salaires vous paraît-elle être un point crucial pour motiver les jeunes diplômés à se tourner vers l’enseignement ?
Essentielle oui, fondamentale non ! Il y a un tel mal-être dans le corps enseignant, un tel désamour pour l’enseignement comme pour les enseignants que cela donne effectivement peu envie de se lancer dans ce type de carrière aujourd’hui. Il faut savoir que dans notre métier, il n’y a pas non plus de grandes perspectives d’évolution. Un professeur des écoles peut espérer devenir directeur ou tout au mieux inspecteur de l’Éducation nationale. Quand on part en bas de l’échelle, les perspectives ne sont pas immenses. Ça ne fait pas franchement envie ! Je pense qu’il est important de réfléchir à la carrière des enseignants. Quels sont les débouchés possibles pour que justement cette carrière ne soit pas linéaire et leur permette également de prétendre à une valorisation salariale tout au long de leur parcours ?! C’est là tout autant de problématiques auxquelles il serait temps d’apporter des réponses.
Comment expliquer qu’aujourd’hui les auteurs « classiques » de la littérature française ne soient plus « obligatoires » au programme et que les élèves arrivent au lycée sans même avoir lu un seul ouvrage de Balzac, Stendhal, Flaubert ou Zola qui, auparavant, étaient des ouvrages référents ?
Je ne suis pas nécessairement attaché à ce que l’on avait coutume d’appeler les « grands auteurs ». Chaque génération peut avoir ses propres référents qu’elle considérera comme un auteur important et en phase avec son temps. Si l’on me dit que l’on va plus se focaliser aujourd’hui sur Musso que Zola, ou Lévy plutôt que Balzac cela ne me choque pas ! Les auteurs dits « classiques » correspondent à la vision d’une certaine époque. Le naturalisme de Zola n’est à mon sens plus en phase avec notre temps largement plus tourné vers le consumérisme par exemple.
Si vous aviez un quart d’heure avec le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, quel message souhaiteriez-vous lui faire passer et quelles seraient, selon vous, les premières mesures à prendre ?
J’aurais tellement de choses à lui dire que je crains qu’un quart d’heure ne soit pas suffisant. Déjà, il faudrait recréer de l’optimisme dans l’enseignement où il y a aujourd’hui une forme de résignation chez la plupart des professeurs. La deuxième chose serait de réfléchir au fait que les enseignants puissent augmenter leur rémunération en faisant des heures supplémentaires, ce qui n’est pas le cas actuellement. Les enseignements du second degré peuvent faire des heures supplémentaires mais pas ceux du premier degré, ce qui engendre un fossé au niveau des salaires. Je dirais également au ministre qu’il faut à mon sens beaucoup plus de concertation et d’écoute pour laisser place à l’innovation. Il est essentiel d’inciter les enseignants à innover, à réfléchir, à évoluer, à être en perpétuel questionnement. Il y aurait enfin des réformes structurelles à mener. Est-il opportun de laisser un enseignant toute sa carrière durant dans une même classe au sein d’un même établissement ? Ne faudrait-il pas justement qu’il y ait plus de mobilité dans la carrière des enseignants ? Bref, il y a tant de sujets à mettre sur la table et qui nécessiteraient d’être débattus !