Monique Dagnaud : Génération Y, les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion, éd. Les Presses de Sciences Po
Facebook, Twitter, Youtube… Qui des 18-30 ans n’a pas aujourd’hui sa place au cœur de ces réseaux sociaux qui font l’Internet d’aujourd’hui ! Si ces communautés à la réactivité extraordinaire ont, pour le meilleur, démontré leur capacité à mobiliser les foules comme ce fut le cas pour les révolutions qui ont balayé le monde arabe de ses dictatures, elles peuvent aussi être synonymes du pire. Harcèlement entre élèves, langage codé qui nivelle un peu plus vers le bas la langue française chez la jeune génération, employeurs s’immisçant dans la vie privée d’autrui afin de juger un futur postulant… Tout n’est pourtant pas très net ! Monique Dagnaud, membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel de 1991 à 1999 et directrice de recherche au CNRS nous livre son point de vue sur ce monde virtuel qu’elle étudie en profondeur.
« Comment légiférer et interdire aux employeurs de se servir de la page Facebook d’un candidat pour juger s’il est apte ou non à répondre aux attentes de la société qui va l’employer ? C’est tout simplement impossible, c’est aux internautes de savoir se protéger ! »
Les réseaux sociaux sont-ils un constat de la solitude et de l’absence de communication des individus au sein de notre société ?
Je ne crois pas. Aujourd’hui les gens sont, dans leur quotidien, plutôt disposés à valoriser le relationnel et le communicationnel. Être solitaire est d’ailleurs bien souvent une attitude qui intrigue et même inquiète car l’injonction sociale est d’être dans la relation. La tendance dominante est d’établir des relations de tous types et pas uniquement des relations virtuelles. Les nouveaux outils de la communication amplifient toutefois cette appétence à la socialisation. Multiplier les contacts que l’on peut mobiliser pour telle ou telle occasion, telle ou telle cause, voilà l’atout qu’offre le virtuel. Pour les adolescents, avoir une nuée d’amis virtuels permet également de signifier à la cantonade que l’on est populaire. Dans cette période où l’on construit son identité et où l’on a besoin d’être conforté, le fait d’avoir beaucoup d’amis, mêmes virtuels, est sans conteste une satisfaction narcissique.
Plus personne dans les villes ne se salue dans la rue et « l’autre » est bien souvent synonyme de peur. Par contre, derrière son ordinateur, sur n’importe quel réseau social, deux personnes qui ne se sont jamais vues et discutent depuis dix minutes peuvent se livrer des secrets très personnels. Comment expliquer ce décalage entre le réel et le « virtuel » ?
Dans la vie réelle, les gens sont plus réservés et timides alors que, dans le monde virtuel, les internautes ont une capacité à s’extérioriser. La Toile permet, si on le désire, d’avancer à visage couvert, mais aussi de se créer une identité nouvelle, voire plusieurs identités, et donc d’avancer masqué. Dans ce monde virtuel, les réserves, les inhibitions se lèvent, et c’est certainement l’une des raisons du succès des réseaux sociaux. Parallèlement, les adolescents et les jeunes adultes, ici, se livrent souvent sans aucune retenue en utilisant leur nom réel, en indiquant où ils habitent aussi bien que l’école qu’ils fréquentent. Ils naviguent entre jeux sur les apparences et souci d’authenticité.
On sait que si le but premier de Facebook comme bien d’autres étaient au départ de réunir des « amis » virtuels avec des centres d’intérêts communs. Ces réseaux sociaux sont devenus de merveilleuses agences matrimoniales, bouleversant le fondement même de la rencontre amoureuse. Comment l’expliquer ?
Facebook a plusieurs portes d’entrées, il est à usages multiples. Informations, échange de contenu, de photos et lieu de rencontre. Il faut savoir que la majorité des personnes inscrite à ce réseau social ont entre 18 et 30 ans. Les profils sont donc ceux de personnes qui se situent dans une période de la vie fondée sur la rencontre, les sorties, les relations amoureuses. Alors, oui, on profite de Facebook pour tout ce qu’il offre, y compris pour les aventures amoureuses ou non qu’il peut engendrer !
Lorsque l’on sait qu’un site comme Facebook détient une foultitude d’informations sur chaque profil créé, on est un peu dans le big brother is watching you non ?
Il est difficile de dire avec précision ce que Facebook peut faire de ces millions d’informations détenues ! Mais il y a, en effet, une multitude de problèmes liés à ce réseau social, où les personnes n’hésitent pas à fournir des informations très personnelles sur leur situation amoureuse par exemple, ou encore en mettant en ligne les photos de leurs soirées arrosées. Aujourd’hui, il faut savoir qu’un employeur sur deux se rend sur la page Facebook d’un candidat à un poste. C’est certes s’immiscer dans la vie privée d’autrui en passant outre toutes les règles de droit à la vie privée. Partout, on met en garde les étudiants, les familles pour les inciter à une certaine réserve, et les encourager à utiliser les paramètres de confidentialité. Il convient donc de contrôler ce que l’on met en ligne ce qui est un peu antinomique avec la culture Facebook qui est celle de l’humour, du pas sérieux, du cool… Ce qui est parfaitement en décalage avec ce qu’un employeur attend d’un futur employé ! Même si l’usage de ce réseau est très diversifié entre la personne active qui crée du contenu, l’autre qui ne fait que commenter et la dernière qui aborde ce monde virtuel de manière passive, il faut comprendre que nous sommes la plupart du temps dans la culture du « fun », à l’opposé du monde du travail. Mais comment légiférer cela et interdire aux employeurs de se servir de la page Facebook d’un candidat pour juger s’il est apte ou non à répondre aux attentes de la société qui va l’employer ? Cela me semble impossible, les réseaux sont un monde ouvert !
Le langage « lol, tkt, mdr », largement majoritaire dans les échanges écrits des réseaux sociaux, est-il un nivellement par le bas inquiétant pour le niveau orthographique et grammatical de nos enfants ?
Il faut savoir que souvent la page Facebook n’est qu’un prolongement de l’univers que l’on fréquente dans la vie réelle, donc le milieu social reste le même, ou presque. Les chats au sein des réseaux sociaux ne sont pas la seule explication de cette transformation de la langue française que vous évoquez. Les SMS ont instauré les bases de ce langage rapide et codé qui, quoi qu’on en pense, est devenu pour de nombreux jeunes aujourd’hui un des moyens de communication écrite. Ce monde virtuel fonctionne avec des acronymes, une orthographe particulière et, pour circuler dans ces réseaux, il faut en connaître les codes et les abréviations ! Par bien des aspects, il s’agit d’une culture d’initiés. Le contrepoids à cette évolution de la langue française, c’est l’univers éducatif hors média ou celui des « vieux » médias comme le livre par exemple. Internet est aux mains des internautes et des grandes sociétés qui le tiennent, et il est bien délicat de souhaiter y instaurer des règles. Nous sommes en effet dans ces sociétés ou l’on peut essayer de poser des limites mais où interdire quoi que ce soit est assez illusoire. Le CSA a beaucoup de mal à réguler les radios jeunes par exemple, tout simplement parce que la société est permissive pour ces espaces, et les abordent comme des lieux de défoulement pour la jeunesse. Le seul sujet important est que, dans les autres aspects de la vie éducative, il y ait des contrepoids. Il faut également se souvenir que, bien avant la création de Facebook, les enseignants se plaignaient déjà de la baisse du niveau orthographique et grammatical des élèves qui, effectivement, a pu être été amplifiée par Facebook.
Dans les milieux scolaires, on note également que les réseaux sociaux servent parfois à prendre en grippe certains élèves. Ces moqueries et grossièretés d’une telle violence en ont hélas conduit certain(e)s au suicide. Comment peut-on lutter contre un tel fléau ?
Ce jeu malsain que l’on voit hélas fleurir sur les réseaux sociaux n’est qu’un moyen d’exacerber des embrouilles qui ont toujours existé dans les univers adolescents. Là, à visage couvert ou découvert (via internet), des jeunes vont s’acharner sur une personne qui a été prise en grippe, souvent un adolescent fragile. C’est une violence psychologique qui permet de souder le groupe qui l’exerce. Comment prévenir ces débordements ? Il est difficile d’y apporter une réponse concrète. Là encore, le seul contrepoids est la parole des adultes, le système éducatif, parents compris. Et évidemment la loi en cas de délit. Internet, de fait, amplifie et reconfigure des comportements sociaux qui lui préexistaient.
Concernant les réseaux sociaux vidéo, entre violence gratuite pour faire rire les amis et bagarres organisées pour quelques dollars, on a l’impression de sombrer dans le pire du pire. Comment expliquer cette nouvelle « trash culture » ?
Internet est une culture du fun et du défouloir avec tous les aspects négatifs qu’il y a par définition dans l’excès. Mais d’un autre côté, il ne faut pas réduire la Toile à cela. Il y a plusieurs types d’utilisateurs, y compris au sein de la jeunesse. Là où certains ne voient en Internet qu’amusement et défoulement, certains y voient l’échange d’informations, de contenu… Dans un contexte de crise, un contexte morose pour les jeunes qui, pour beaucoup, sont confrontés à un horizon professionnel incertain, beaucoup d’entre eux sont plutôt réactifs et s’entraident via le monde des réseaux sociaux. Il ne faut également pas croire que cette culture « gaguesque » est l’apanage du Net. Beaucoup de choses observées sur la toile sont ou étaient en germe dans les médias d’images comme la télévision. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le flot d’émissions de télé réalité.
Lors des révolutions du printemps arabe, nous avons pu constater cette fois la force des réseaux sociaux qui ont permis de fédérer des populations autour d’une cause. Comment analysez-vous ce phénomène totalement novateur ?
Les réseaux sociaux via les smartphones ont joué un rôle important dans la mise en mouvement des protestations face aux régimes dictatoriaux du monde arabe. Sans leader ou mouvement préétabli à l’aube de ces révolutions, ils ont constitué l’outil pour mobiliser des milliers de personnes et faire circuler des mots d’ordre. Mais le point de départ de ces mobilisations, c’est d’abord la révolte d’une jeunesse, souvent diplômée, qui ne trouve pas de travail et qui souhaite le départ d’élites corrompues. Ensuite, malheureusement, comme l’a dit fort justement Éric Schmidt, le directeur de Google, « il est plus facile de lancer une révolution sur Internet que de la faire aboutir ! » . Ainsi, si l’exaltation de la mobilisation passe par le Net, un outil avec lequel on peut être audacieux et se sentir pousser des ailes, le changement politique d’un régime passe d’abord par le travail de terrain. La jeunesse émancipée du monde arabe a été le détonateur de cette révolution, mais le travail politique de base, pour une part importante, a été conduit par d’autres mouvements politiques qui sont entrées dans la bagarre électorale et ont conduit les actions de quartier qu’elle suppose. Le processus démocratique est une longue marche, beaucoup plus lent que la temporalité d’internet.
On a encore du mal à cerner l’influence que les réseaux sociaux peuvent avoir en profondeur sur la société. Comment voyez-vous leur évolution dans une dizaine d’années ?
Il est bien difficile de se projeter car Internet est un univers vivant, qui bouge tout le temps. Aujourd’hui on note un enthousiasme pour ces réseaux, car ils ouvrent de réelles possibilités d’organisation entre individus et d’échanges, dans l’ensemble, et ils sont traversés par des valeurs émancipatrices. Mais les formes et l’orientation de ces réseaux va évoluer, et il est difficile de prédire ce que l’interaction des internautes produira dans dix ans.