Alors que le confinement n’a fait qu’accroître l’écart qui, chaque jour un peu plus, se creuse entre les plus riches et les plus pauvres, le rapport annuel publié par le Secours Catholique, fondé en 1946 par l’abbé Jean Rodhain, nous livre des chiffres qui font froid dans le dos ! Un exemple, celles et ceux qui, de plus en plus massivement, font appel à l’association disposent aujourd’hui de moins de 10 euros par jour pour se nourrir, se vêtir, offrir un cadeau à leurs enfants pour les anniversaires. Notre France est aujourd’hui clairement coupée en deux entre des nantis aux salaires proches de l’indécence et une frange de la population qui se bat pour survivre et pour qui chaque dépense se calcule à l’euro près. Jean Merckaert, ancien rédacteur en chef de la revue Projet et directeur action plaidoyer France et Europe pour le Secours Catholique nous ouvre les portes de cette France qui crie au secours !
« Avec cette crise de la Covid, on va franchir le cap des 10 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté. »
Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est, depuis sa création par l’abbé Jean Rodhain en 1946, la mission du Secours Catholique ?
Le Secours Catholique est d’abord, comme son nom l’indique, une association qui est née de l’église donc enracinée dans les évangiles, dans la reconnaissance de la valeur de chaque être humain et soucieuse de venir en aide aux plus fragiles. Le Secours Catholique porte ainsi secours à des personnes qui sont dans une forme d’urgence sociale parce qu’elles dorment dans la rue ou meurent de faim. La mission de départ était focalisée sur cet aspect, puis nous nous sommes rendu compte que, pour les personnes qui venaient nous voir, l’important était tout autant de répondre à des besoins disons vitaux que d’avoir des rapports fraternels, ce qui est devenu aujourd’hui le cœur de notre mission. Le Secours Catholique tourne autour de trois points cruciaux. D’abord, il invite toute personne qui le souhaite à s’engager pour vivre la rencontre, l’entraide, la joie de la fraternité. Deuxième point, nous incitons tout le monde à agir pour que chacun accède à des conditions de vie dignes. Enfin, notre volonté est de lutter contre les causes de la pauvreté et de l’exclusion en proposant des alternatives. L’association s’appuie sur le savoir, fruit de l’expérience des personnes en situation de précarité. Nous estimons que toute personne même en situation de grande précarité à en elle les ressources pour s’en sortir. C’est un élément clé dont on a besoin au sein de notre société.
Comment fonctionne aujourd’hui le Secours Catholique présidée par Véronique Fayet qui, très tôt, s’est engagée dans la vie associative avant de devenir adjointe d’Alain Juppé à Bordeaux, chargée de l’Action Sociale et de la Lutte contre l’exclusion ?
Tout d’abord une petite précision. Même si Véronique Fayet a effectivement connu une carrière politique à Bordeaux au côté d’Alain Juppé, le Secours Catholique est une association non partisane. À titre d’exemple, le précédent président, François Soulage, avait été élu dans une municipalité socialiste. Le Secours Catholique regroupe donc des personnes aux sensibilités très diverses. Nous sommes organisés en délégations avec, pour chaque délégation, une équipe locale comprise entre 3500 et 4000 entités en France, composées de 66 000 bénévoles. Le cœur de notre travail se situe dans ces actions locales avec des activités extrêmement variées, accueil de vacances, aide au logement, accueils fraternels, groupes conviviaux, micro-crédits, maraudes pour aller à la rencontre de personnes qui vivent dans la rue… C’est là notre activité essentielle avec également un volet moins connu de solidarité en compagnie de partenaires un peu partout dans le monde qui, comme nous, luttent sur le front de la pauvreté dans une soixantaine de pays.
Le confinement n’a fait qu’un peu plus augmenter les inégalités de notre société entre les plus riches et celles et ceux qui, chaque jour, luttent pour se loger, se nourrir… Avez-vous une idée du nombre de personnes supplémentaires que cette crise sanitaire va plonger dans la pauvreté ?
C’est un peu compliqué d’avoir des chiffres précis à ce stade car, en raison justement de la crise sanitaire, nous ne sommes pas à 100% de notre activité puisque certains de nos lieux ont dû fermer. Ce que l’on observe très clairement, c’est que des personnes que l’on ne voyait pas auparavant font désormais appel au Secours Catholique. C’est le cas notamment des jeunes y compris les étudiants. On sait très bien qu’il y a de grands vides au sein de notre protection sociale qui couvre les majeurs actifs mais pas les 18/25 ans. Alors, forcément, lorsque les petits boulots s’arrêtent, ces personnes-là n’ont plus rien ! C’est un sujet qui nous préoccupe énormément. La deuxième population que l’on a vue arriver massivement, ce sont les précaires qui n’ont pas pu bénéficier du chômage partiel parce que intérimaires, indépendants ou en CDD. Ce qui est clair, c’est que l’on est face à une vague très forte et l’un des indicateurs les plus parlants, c’est le nombre de personnes qui ont recours à l’aide alimentaire. On est passé en l’espace d’un an de 5,5 millions de personnes qui avaient recours à cette aide en 2019 à 8 millions fin 2020. Il s’agit là des chiffres fournis par Olivier Véran, des chiffres qui montrent hélas l’impact de cette crise sur les plus pauvres.
Reconnu d’utilité publique depuis 1962, le Secours Catholique établit des rapports annuels sur l’état de pauvreté des ménages dans notre pays. La crise de la Covid-19 nous conduirait donc vers une paupérisation de plus en plus massive de nos concitoyens ?
Avant même cette crise de la Covid, nous avions noté une augmentation des chiffres de la pauvreté. Les chiffres de l’INSEE montrent que l’on est passé de 14,1% de la population à 14,7% en situation de pauvreté entre 2017 et 2018. Malgré un léger tassement en 2019, on s’attend au pire en 2020 ! On est donc là sur une courbe ascendante. Avec cette crise de la Covid, on va franchir le cap des 10 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté. Au-delà des chiffres, il y a l’impact que cette crise a généré chez les familles. C’est ce que montre notre dernier rapport avec les choix impossibles auxquels doivent faire face les personnes en situation de précarité. Vivre dans la pauvreté, c’est concrètement choisir entre se nourrir et se chauffer. C’est ne pas pouvoir permettre à ses enfants de participer à un anniversaire car dans l’impossibilité financière d’offrir un cadeau. On ne parle donc pas là que de chiffres, mais de vies douloureuses avec un sentiment de honte chez ces personnes qui se voient contraintes de devoir dire non à leurs enfants qui veulent pouvoir acheter la même paire de baskets que leurs copains. Ce sont vraiment là des vies abimées.
On constate que sur les près de 1.400.000 personnes que le Secours Catholique a accompagnées en 2019, on compte 740.000 adultes et 653.000 enfants. Ces enfants, touchés par la pauvreté, on a hélas pu constater lors du premier confinement qu’ils sortaient des radars du système éducatif car ne disposant pas des outils nécessaires (ordinateurs, Internet, tablettes…) pour suivre les cours à distance. En proie à la pauvreté, les enfants ont donc moins de chances d’accéder à la réussite scolaire donc à un futur emploi ?! La pauvreté a donc toutes les malchances d’être héréditaire ?
C’est malheureusement un constat que l’on fait depuis un certain nombre d’années. Les enfants de personnes en situation de précarité auront effectivement moins de chance de s’intégrer au marché du travail. On est là dans quelque chose de très paradoxal sachant que le gouvernement actuel a fait de la lutte contre la pauvreté chez les enfants l’une de ses priorités. On se souvient de la phrase du président Macron : « Dans chaque famille pauvre, il y a un Mozart qu’on assassine. » et il est vrai qu’il y a des talents qui hélas ne pourront éclore. Maintenant, il est illusoire de vouloir lutter contre la pauvreté des enfants si l’on ne lutte pas contre la pauvreté de leurs parents et ce que l’on constate, c’est que non seulement les revenus des plus pauvres stagnent mais ils décrochent vis-à-vis du reste de la population. Quand on regarde le niveau du RSA aujourd’hui, on est à moins de 40% du revenu minimum du travail alors qu’à la création du RMI, il y a 30 ans, nous étions de l’ordre de 50%. Ces disparités n’aident pas lorsqu’il est nécessaire d’acheter un ordinateur afin de faire la classe à distance. Le lien social est quelque chose de déterminant dans la construction d’un enfant. Pouvoir jouer, inviter, se faire inviter par ses copains d’école… Hélas, bien souvent, dans les familles pauvres, on reste coincé chez soi.
Notre société a-t-elle selon vous un regard culpabilisant sur la pauvreté, synonyme d’échec dans un monde ultra libéral ?
L’un des cancers de notre société, c’est la méritocratie. Cette idée que chacun ne devrait sa situation sociale qu’à son mérite. Si vous réussissez très bien, c’est que vous avez un talent fou, que vous avez su prendre des risques, que vous êtes plein d’audace et tout cela justifierait d’ailleurs le fait que certains gagnent 1000 fois plus que d’autres, ce qui est une aberration. Et puis, de l’autre côté du spectre, lorsque vous êtes en échec social, privé d’emploi, vous le vivez comme un échec personnel, comme si vous ne valiez rien. Il y a selon nous un aspect très destructeur dans le discours politique lorsqu’il en rajoute dans cette culpabilisation, expliquant que l’argent versé aux plus pauvres seraient de l’argent jeté par les fenêtres. Même chose quand le président Macron explique qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi alors que certaines personnes se heurtent à un mur et ce depuis des années. C’est extrêmement violent, blessant et on attend des responsables politiques un discours beaucoup plus compréhensif, plus inclusif afin que toute personne puisse être reconnue à sa juste valeur.
Votre enquête montre qu’en 2019, pour celles et ceux qui ont fait appel au Secours Catholique, le reste pour vivre médian journalier était de 9 euros pour se nourrir, s’habiller. C’est moins que le prix d’un Coca en terrasse au café de la Paix à Paris. Ça vous inspire quoi ? La société divisée dans laquelle nous vivons ?
Cela inspire de la colère, une colère d’autant plus forte que ces personnes qui vivent avec si peu se voient renvoyer le fait que cette situation serait de leur faute. Comment sommes-nous parvenus à ces chiffres ? Nous avons étudié les revenus de 3000 ménages que l’on a reçus en 2019, nous penchant donc sur leurs revenus mais bien sûr également sur leurs dépenses. Cette étude montre que les dépenses contraintes ou pré engagées ne cessent d’augmenter (loyer, chauffage, assurance, Internet, téléphone…), toutes ces dépenses auxquelles on ne peut pas échapper. Il reste alors en moyenne neuf euros par personne et par jour pour vivre mais cela varie beaucoup entre les ménages. En effet, pour une femme seule avec trois enfants, on constate qu’il lui reste en moyenne 16 euros quotidiens pour faire vivre les siens. Dans de telles situations, tout imprévu devient un véritable drame. Se voir donner des leçons de bonne gestion du budget alors que vous êtes déjà à l’euro près au quotidien, c’est extrêmement douloureux.
On constate d’ailleurs que les français ont de plus en plus recours au crédit. Une partie de la population doit donc aujourd’hui s’endetter pour se nourrir, se loger, se chauffer… Vivre tout simplement ?
Là-dessus, les chiffres qui sont sortis sur la période du confinement sont très parlants. Si une partie des français a profité du confinement pour thésauriser et mettre de l’argent de côté, ce qui est vrai pour les classes moyennes aisées et pour les plus riches ; En revanche, 20% des français ont dû eux piocher dans leurs petites économies pour survivre. On craint donc très fortement que l’on sorte de cette année 2020 avec une spirale d’endettement terrible. Nous attendons donc des pouvoirs publics qu’ils mettent en place des budgets à l’appui des paiements des loyers, des factures d’énergie car les impayés risquent de s’accumuler. Nous constatons une crainte très vive chez les personnes que nous recevons de se voir couper d’électricité ou même d’être expulsées.
On parle beaucoup des travailleurs pauvres. Est-ce une tendance que vous avez notée se développer ces dernières années ?
Ce que l’on constate dans nos statistiques chaque année, c’est un nombre croissant de personnes qui appellent à l’aide. Maintenant, la prime de revalorisation liée au mouvement des gilets jaunes a contribué à offrir une bouffée d’oxygène aux personnes ayant un faible revenu. L’année 2020 a été un révélateur qui a montré que la protection sociale comme l’assurance chômage couvraient insuffisamment tout un tas de travailleurs qui, aujourd’hui, se présentent au Secours Catholique ou au Restos du Cœur pour demander de l’aide afin de nourrir leurs familles.
Vous préconisez l’instauration d’un revenu minimum de 893 euros sans contrepartie. Ne craignez-vous pas qu’entre ces presque 900 euros que vous proposez et un SMIC à 1219 euros cela n’incite certains à opter pour ce revenu minimum doublé d’un travail non déclaré ?
La question que vous posez revient souvent. Aujourd’hui il ne faut pas comparer ces 893 euros au SMIC mais au SMIC plus primes d’activités, ce qui représente un delta plus important. Les travaux de l’économiste Esther Dufflo montrent que dans tous les pays où l’on a élevé les minima sociaux, cela a eu plutôt tendance à encourager les personnes à retourner sur le marché du travail et se réinsérer. Pourquoi ? Tout simplement parce que lorsque vous gagnez 500 euros comme aujourd’hui avec le RSA, votre objectif quotidien se limite à lutter pour survivre. Cela monopolise tant de forces et l’avenir parait si précaire qu’il devient très compliqué de vous mobiliser pour chercher du travail. Cette recherche représentera de surcroît pour faire garder ses enfants par exemple. On préconise donc un revenu minimum qui permettrait de sortir de la grande pauvreté avec un plancher social en-dessous duquel on ne descend pas. Cela offrira ainsi le minimum de sécurité nécessaire afin d’envisager une reprise d’emploi lorsque la personne en a été durablement éloignée.
L’économiste Thomas Piketty déclare : « Le niveau d’inégalités qu’on a actuellement en France n’est pas utile à l’économie. Au contraire, on empêche toute une partie de la population de participer à la vie économique, sociale, civique, politique. C’est un énorme gâchis, à tous points de vue. » Cela tend à démontrer que les gouvernants qui ont la conviction qu’on a besoin de ces inégalités très fortes pour inciter les personnes à se remuer font fausse route ?!
Il est sûr que ce qui se cache derrière les propos de Thomas Piketty, c’est cette fameuse théorie du ruissellement que notre président de la République a rebaptisé : Premier de cordée. Il est évident que chacun joue un rôle dans notre société avec, effectivement, des capitaines d’industrie importants. Après, il n’est pas nécessaire que ces « dirigeants » gagnent 1000 fois plus que d’autres salariés. C’est d’une violence colossale ! On a en tête les propos d’Emmanuel Faber, patron de Danone, il y a quelques années, qui expliquait que si l’on réduisait de 30% le salaire des 1% les mieux payés au sein de son entreprise, on pourrait doubler le salaire de 20% des moins bien payés. C’est un choix de société que d’entretenir des inégalités aussi fortes. Au Secours Catholique, on dit qu’il doit y avoir des limites aux inégalités et la limite, c’est la dignité humaine. En France, où la devise de notre République est « liberté, égalité, fraternité », on ne devrait pas laisser nos concitoyens vivre ainsi dans la misère d’où nos préconisations pour un revenu minimum garanti qui, certes aurait un coût, mais un coût que l’on peut assumer par un peu plus de solidarité.
Les 500 plus grosses fortunes de France qui sont comme chaque année répertoriées dans le magazine Challenges valent 700 milliards d’euros cumulés aujourd’hui, soit 30 % du PIB, contre 200 milliards en 2010, soit 10 % du PIB de l’époque. Cela représente un gain de 500 milliards d’euros en dix ans, soit l’équivalent de 5 millions de ménages qui auraient touché 100 000€ en plus ces dix dernières années. Comment peut-on arriver à de telles aberrations ?
Le choix des années à un impact sur les chiffres puisque la crise financière avait, en 2010, eu un effet sur les revenus des plus riches. Même s’il faut avoir en tête ce paramètre, ce sont en effet des chiffres qui donnent le vertige. Comment peut-on en arriver là ? C’est le fruit d’une idéologie méritocratique que je décrivais tout à l’heure avec cette idée que ces personnes ont pris tant de risques, fait preuve de tant d’audace qu’elles devraient toujours plus s’enrichir comme si c’était le seul moteur de l’innovation dans notre société. La deuxième chose, ce sont des choix politiques qui sont pris. Le choix du gouvernement d’avoir instauré par exemple une flat tax, c’est-à-dire un impôt qui n’est plus progressif sur les valeurs financières et mobilières. Un gouvernement qui a diminué l’imposition sur le capital avec la baisse de l’impôt sur la fortune. Ces choix-là ont un impact sur l’enrichissement des très riches. Il suffit de regarder les courbes de l’OFCE (observatoire français des conjonctures économiques), vous notez un enrichissement des classes moyennes et un enrichissement très important des classes les plus fortunées. Par contre, du fait du recul des APL ou de la désindexation de certaines aides, vous constatez un net décrochage de 5 à 7% des plus pauvres qui eux se sont appauvris depuis trois ans.
Comment peut-on concrètement aider le Secours Catholique ? Par des dons, du bénévolat ?
Le Secours Catholique accueille effectivement tous les élans de générosité et ce peu importe les convictions de celles et ceux que l’on accueille. On peut s’engager de deux manières différentes. Soit en donnant de son temps, de son énergie, de son intelligence, de son cœur. Pour cela je vous invite à vous rapprocher de l’antenne du Secours Catholique la plus proche de chez vous. Nous sommes une association qui vit de la générosité du public qui nous octroie une indépendance financière et donc une grande liberté de parole et d’action. Vous pouvez donc également donner pour nous aider dans les actions que nous menons chaque jour contre la pauvreté et la précarité au sein de notre pays.