En co-fondant la plateforme Tiptoque, Edwy Rousseau a bouleversé les codes d’une gastronomie obligée de s’adapter à la nouvelle donne inhérente au confinement et à la fermeture des restaurants décidée par le gouvernement. Avec Tiptoque, c’est désormais en ligne que l’on commande les plats de chefs étoilés ou de restaurants gastronomiques pour être livré à la maison ou au bureau en version 2.0. De Eric Fréchon à Yannick Alléno, Kelly Rangama ou Jean-Claude Cahagnet, les grands noms du Michelin sont de plus en plus nombreux à adhérer au concept. Si Tiptoque s’est d’abord fait un nom en assurant la distribution des plateaux repas aux soignants lors de la première vague de la Covid-19, le site offre aujourd’hui à tout un chacun, pour une somme modique, l’occasion de s’accorder un voyage culinaire les papilles dans les étoiles.
« Notre combat, c’est la cuisine, pas l’usine ! »
Pouvez-vous nous résumer le principe de fonctionnement de Tiptoque ?
Tiptoque est une start-up qui regroupe un collectif de chefs de qualité, proposant une cuisine gastronomique. Le mode de fonctionnement est simple. Le client se connecte sur notre site et passe sa commande de plats que les chefs préparent le jour même dans leur restaurant. Nous nous chargeons ensuite de livrer ce repas soit au bureau, soit à domicile au client.
Comment est né le projet ?
L’idée part d’un constat. La gastronomie est un élément essentiel de notre culture et l’on voit depuis quelque temps déjà se développer massivement une nouvelle forme de restauration livrée. Le problème, c’est que ces plats issus de ce mode de fonctionnement sont souvent industriels ou proviennent de fast food ou de dark kitchens. Si, pour les générations futures, l’usage est justement de se faire de plus en plus livrer, on a voulu étendre ce champ de la livraison à une vraie gastronomie de qualité qui soit en adéquation avec notre art français de la cuisine.
Vous parliez d’un constat concernant le fait que gastronomie et livraison semblaient à ce point deux termes antinomiques. Comment est justement né ce constat ?
Avec de lancer Tiptoque, je travaillais dans la finance. Lorsque j’avais le temps, j’allais et vais toujours d’ailleurs dans de bons restaurants car c’est là l’un de mes péchés mignons. Quand, bloqué au bureau, je commandais des plateaux repas donte les leaders dumarché sont des industriels, je me suis vite rendu compte que ce que je mangeais était à peu de chose près ce qui était proposé dans les grandes surfaces. Je ne comprenais pas comment on pouvait valoriser les petits restaurants qui étaient à côté de notre bureau lorsque nous avions le temps d’y aller et pourquoi nous devions manger des plats qui répondaient si peu à nos valeurs avec un goût insipide quand, de fait, nous étions coincés au travail et donc dans l’obligation de commander. C’est comme cela qu’a germé l’idée de proposer autre chose, une vraie gastronomie disponible à la livraison. Je voulais donc offrir un circuit court et vertueux de la gastronomie en version plateau repas, que ce soit au bureau ou à domicile.
Combien de chefs sont aujourd’hui présents sur la plateforme Tiptoque ?
Aujourd’hui plus de 50 chefs ont rejoint notre plateforme et ils sont de plus en plus nombreux à adhérer à notre initiative.
Quel est le partenariat qui existe entre Tiptoque et le Guide Michelin ?
Le Guide s’est rapproché de nous afin de créer une plateforme qui permet de retrouver des chefs du Michelin dans une formule de click and collect pour répondre à la conjoncture actuelle de fermeture des restaurants et, ainsi, les soutenir dans cette période très compliquée pour leur établissement. C’est un moyen d’ouvrir cette cuisine étoilée, ou au moins labélisée Michelin, à un plus grand nombre de personnes. Nous voulions démontrer que la livraison ne se résume pas à du burger.
Depuis le premier confinement, les restaurateurs sont, comme on l’a dit, mis à rude épreuve et les nouvelles annonces formulées récemment par le président Macron ne sont pas faites pour les rassurer. Tiptoque c’est donc pour eux un moyen de s’adapter et ainsi leur permettre de continuer à exister malgré cette fermeture obligatoire ?
C’est un moyen de permettre à ces restaurants de maintenir un contact avec leurs clients même s’il faut bien comprendre que la livraison ne suffit pas aujourd’hui à un restaurateur pour trouver l’équilibre économique. Elle reste cependant une composante importante dans la situation actuelle pour ne pas cesser toute activité ce qui serait désastreux. Tiptoque existe depuis cinq ans maintenant et, au-delà du confinement et de la situation exceptionnelle qui en découle, nous souhaitons prouver qu’il est important de pouvoir aujourd’hui faire rimer livraison et gastronomie.
Lors du premier confinement, on a beaucoup parlé de Tiptoque qui a assuré la livraison de repas réalisés par des chefs pour les soignants, en première ligne face à cette épidémie de la Covid. Pouvez-vous nous raconter comment est née cette initiative qui a été énormément relayée ?
Les chefs sont des personnes avec de vraies valeurs et qui donnent beaucoup, animés par une passion commune : la gastronomie. Pendant ce premier confinement, la fermeture des restaurants s’est faite du jour au lendemain et beaucoup de chefs se sont posé des questions face à cet arrêt brutal. En même temps, est né chez eux un souhait immédiat de mettre à profit leurs talents pour aider les soignants qui, comme vous le disiez, se trouvaient en première ligne et fortement exposés face à cette pandémie totalement inédite. Le journaliste culinaire Stéphane Méjanès a publié une lettre pour émettre justement cette idée qu’il serait peut-être de bon ton de préparer des plats dans des restaurants pour les faire livrer aux soignants et ainsi les soutenir. Le fait de livrer étant notre cœur de métier, nous avons rapidement contacté Métro et Rungis qui nous ont suivis dans cette opération et ont donc fourni la matière première pour préparer ces repas. Nous nous sommes occupés de l’emballage qui est celui que nous avons fait breveter et qui est produit en France. Puis, nous avons fourni la logistique là où les chefs apportaient leur savoir-faire. C’est ainsi que nous avons pu livrer plus de 120.000 repas aux soignants de la France entière, de Lorient à Toulouse, Strasbourg, Paris ou Mulhouse. Au-delà du fait de nourrir, le but était de soutenir et montrer une vraie marque d’attention à l’égard du personnel soignant. Du chef du bistrot de quartier au meilleur chef du monde, on a pu noter une véritable mobilisation générale avec cette envie de faire plaisir qui est l’essence même du métier de restaurateur.
Le Guide Michelin a décidé de maintenir sa sortie en début d’année 2021 malgré ce que de nombreux chefs appellent une année « blanche » où la seule préoccupation est de garder leur établissement pérenne et de préserver les emplois. Vous ne pensez pas qu’eu égard à cette année pour le moins particulière la décision de maintenir la sortie du Guide en donnant ou retirant des étoiles risque de fortement faire jaser ?
Je n’ai aucune information sur ce qu’envisage de faire le Guide et je me garderais bien d’émettre un avis sur le fait ou non de faire cette année une sélection pour attribuer des étoiles. Ce que je sais, c’est que la sortie annuelle du Guide Michelin est quand même un rendez-vous essentiel pour toute la profession mais je ne suis pas là pour juger ce qu’ils devraient faire ou vont faire en cette année certes particulière.
Aujourd’hui, les chefs étoilés ou pas d’ailleurs prônent pour beaucoup une écoresponsabilité. Est-ce quelque chose qui est également au cœur de votre démarche lorsque l’on parle de livraison ou d’emballages ?
On veille d’abord comme je vous le disais à rester dans une optique de circuit court avec des livraisons dans un rayon de moins d’un kilomètre. Il faut savoir que nous sommes les seuls à avoir déposé un emballage breveté écoresponsable et réalisé sous forme d’origami. Le papier, pour sa fabrication, provient de forêts qui sont gérées de façon écoresponsable et bénéficient donc du label FSC. Nous proposons également de la livraison en consigne en apportant les plats à nos clients, parfois, dans des cocottes par exemple. C’est le cas pour le restaurant « L’ami Jean » du chef Stéphane Jégo. On propose ainsi un cochon qui a cuit cinq heures ou un lièvre à la royale dans une cocotte que, soit le client nous rapporte, soit que l’on peut revenir chercher. On tend à réduire au maximum l’empreinte carbone. Dans notre ADN, on veut être en ligne avec les valeurs de la gastronomie. Un respect de l’humain, du produit, de la fourche à la fourchette, c’est ce vers quoi on tend !
De Eric Fréchon à Yannick Alléno, Kelly Rangama ou Jean-Claude Cahagnet, les chefs étoilés ont largement répondu présents à votre concept. Même la haute gastronomie doit donc s’adapter à un nouveau système de fonctionnement lié à cette pandémie qui aura transformé en profondeur la restauration ?
On voit effectivement une accélération du processus même si certains des chefs que vous citez travaillaient déjà avec nous avant le premier confinement et la fermeture de leur restaurant aux clients. Aujourd’hui, la livraison devient importante et s’avère un besoin qui s’affirme dans notre société. Nous sommes juste présents pour permettre à ces chefs de livrer tout en gardant leurs valeurs.
La cuisine étoilée c’était, au-delà du repas en lui-même, un service. On peut donc repenser la chose et s’affranchir de cet élément qu’est le service pour privilégier le moment de partage entre amis autour d’une table ?
Je ne pense pas qu’il faille repenser la chose, je crois plutôt qu’il s’agit là de besoins complémentaires. Personnellement, j’encouragerais toujours les gens à se rendre au restaurant. Parfois, pourtant, il arrive que vous ne puissiez y aller comme c’est le cas actuellement et donc souhaiter retrouver autour d’une table avec des amis tous les marqueurs qui sont ceux de la haute gastronomie. Nous apportons alors un complément au fait de venir au restaurant et je pense d’ailleurs que les deux processus s’alimentent réciproquement.
On sait que la cuisine étoilée, c’est souvent une cuisson à la seconde et une assiette qui, à peine dressée, se retrouve sur la table du client. Dans le cas d’une livraison à domicile, comment gère-t-on la problématique de la logistique ?
Il faut se rendre compte que lorsqu’on livre des plats, c’est en liaison froide. Ils partent froids de chez le restaurateur et sont ainsi livrés aux clients qui lui va les remonter en température. Soit ce sont des plats mijotés qu’il suffit de faire réchauffer soit, parfois, des plats un peu plus complexes qui demandent alors quelques manipulations. Avec la livraison, vous n’êtes pas dans la même expérience que dans un restaurant étoilé où là vous aurez une cuisson minute. Vous ne retrouverez par exemple jamais une Saint-Jacques juste snackée dans nos menus proposés.
Les chefs, même étoilés, proposent sur votre plateforme des menus à des prix tout à fait abordables. C’était ça aussi votre but, montrer que la cuisine étoilée n’était pas destinée qu’à une poignée de « happy few » ?!
Cela fait complètement partie de notre envie. Il est possible de manger un plat gastronomique, préparé par un chef étoilé pour un prix en effet modique. Notre enjeu, qui est crucial, c’est de faire découvrir à une clientèle souvent plus jeune que celle qui se rend au restaurant, le bon produit, la vraie saveur, l’acidité, l’amertume et ne pas se limiter à la saturation en sucre et en graisse. Beaucoup de jeunes qui commandent chez nous n’ont pas eu la chance ou l’opportunité de se rendre dans un restaurant étoilé. Notre but est de les aider à découvrir cet univers et de les inviter à terme à en pousser la porte.
Quelle est la relation justement que vous entretenez avec les chefs. Ils vous proposent un menu, des plats que vous goûtez ?!
On a une relation très étroite avec les chefs. Ils nous proposent les menus et nous vérifions que cela soit cohérent avec les besoins des clients, qu’il s’agisse de particuliers ou bien encore d’entreprises. Nous avons un peu le rôle du serveur dans un établissement, tenant les chefs informés des retours de nos clients.
Pensez-vous qu’une fois la crise de la Covid derrière nous les gens vont garder cette habitude de se faire livrer de la gastronomie à domicile ou même au bureau ?
J’espère surtout que les gens retourneront massivement dans les restaurants. Nous n’avons pas perçu une augmentation sensible de notre activité puisque nous livrons surtout aux entreprises. Le recours au télétravail a donc diminué nos commandes aux bureaux, ceci étant en partie compensé par la livraison à domicile. Cette situation actuelle ne nous enchante pas du tout car elle met en difficulté nos amis restaurateurs.
Après cinq années d’existence et une modification structurelle et conjoncturelle de la livraison, comment imaginez-vous le développement de Tiptoque dans les mois à venir ? Plus de chefs qui vous rejoignent et une infrastructure dans la France entière ?
Nous sommes en train de nous déployer au niveau national. Nous souhaitons continuer à développer nos valeurs de responsabilité et de citoyenneté pour aider la restauration gastronomique en laquelle nous croyons et qui est fortement mise à mal depuis plusieurs mois. On espère pouvoir inciter les entreprises à faire appel aux petits restaurateurs du coin qui proposent une vraie cuisine faite de vrais et bons produits plutôt que commander des plats préparés auprès d’industriels à des centaines de kilomètres. Notre combat, c’est la cuisine, pas l’usine ! Privilégiez le restaurant et ses plats de qualité plutôt que les dark kitchens ou les fast food. Il faut absolument éviter dans les mois à venir ce qui semble hélas se dessiner, c’est-à-dire une catastrophe dans la restauration et la disparition de nombreux établissements.
C’est ce que me disaient plusieurs chefs étoilés que j’ai pu interviewer. Après le confinement et la réouverture des restaurants, se rendre dans ces établissements pour les soutenir s’apparentera à un acte citoyen !
Complètement et on encourage vraiment les gens à le faire. Retournez massivement dans ces restaurants tenus par des chefs passionnés, où le produit arrive brut, est sélectionné, transformé le matin même à la main, où l’on transmet un savoir-faire… C’est cela que l’on doit conserver au risque de perdre l’un des joyaux de ce qui fait la France. Il faut se mobiliser pour conserver cet ADN de notre pays.