Pour tout amoureux de metal extrême, la Norvège est une terre promise qui a vu naître les piliers du genre que sont Mayhem, Darkthrone, Gorgoroth ou Immortal. C’est dans ce berceau de la fonderie du metal scandinave, qu’au milieu des années 80, Anders Odden donne naissance à Cadaver et s’impose comme une pierre angulaire d’un genre sans concession où le terme brutal, martelé à coups de riffs saignants de guitare, prend sa dimension la plus épique. Si depuis une quinzaine d’années, le cadavre exquis semblait à jamais perdu dans les limbes, Anders, après des passages remarqués chez Celtic Frost, Satyricon ou Magenta, fait ressusciter le « défunt » d’entre les morts avec un nouvel album « Edder & Bile » dont la violence musicale tend à prouver que la longue gestation n’a en rien endigué la créativité diabolique et pour le moins musclée de notre homme du grand Nord. Quand la mort vous va si bien…
« Personne ne s’est dit : « On va brûler des églises et tuer des mecs afin de devenir célèbres ! »
Ce nouvel album de Cadaver a mis énormément de temps à mûrir entre les premières démos qui datent de 2012 et la plupart des morceaux qui ont été composés en 2018. Comment expliquer un si long processus d’écriture, de maturation du projet ?
Effectivement, j’avais écrit pas mal de choses avant de rencontrer Dirk Verbeuren (batteur) en 2014. Sur les dix morceaux que j’avais en boîte, je crois que finalement un seul a survécu. Le processus de composition ayant pris du temps, j’ai moi-même évolué et voulu donner à ce nouvel album de Cadaver une direction toute différente. Finalement, il était normal qu’entre 2014 et aujourd’hui, avec les divers évènements personnels que j’ai traversés, les choses se modifient.
La nature humaine semble être la principale source d’inspiration de vos textes. L’être humain est donc à ce point inspirant ?
La condition humaine, les peurs, les angoisses, la paranoïa ou la vanité sont effectivement des sources d’inspiration inépuisables dans l’écriture de mes textes. Se poser des questions sur sa condition d’humain est forcément quelque chose de très inspirant. Il est assez drôle de constater d’ailleurs à quel point l’on se donne une importance factice, octroyant à nos actes plus de valeurs qu’ils n’en ont réellement car finalement, à la fin de la journée, tout s’évapore avant que, le lendemain, on ne recommence le même processus.
Cet album, c’est donc une certaine réflexion sur le sens de la vie ?
Je crois que c’est en fait ce que devrait être tous les albums à partir du moment où tu y intègres une bonne dose de toi-même, de la personne que tu es vraiment, sans faux-semblant. Après, c’est aussi, au-delà de ma propre personne, le souhait d’être en phase avec notre époque, avec ce monde qui est quand même bien sombre et qui, chaque jour, a cette fâcheuse tendance à s’assombrir un peu plus.
Si l’on se réfère à cette crise pandémique que nous vivons depuis plusieurs mois et qui paralyse le monde, il y avait là effectivement une large source d’inspiration ?!
Je crois qu’avant même de parler de cette pandémie, nous faisons actuellement face à une vraie crise politique et sociale. Nous vivons dans un monde où tout est extrême et ma musique n’en est donc que le parfait prolongement. Aujourd’hui, quand on voit dans votre pays, la France, que des personnes sont capables de commettre des meurtres pour de simples caricatures, on se dit que notre monde marche vraiment sur la tête. Entre les attentats terroristes, la résurgence de l’extrême droite en Pologne qui en vient à interdire le droit à l’avortement, on note à quel point les libertés sont mises à mal et dans quelle mesure la violence est inhérente à notre société. La crise pandémique n’est qu’un facteur supplémentaire qu’il faudrait prendre comme un signal d’alarme pour que notre monde ne vire pas au chaos le plus total. La frontière qui sépare une démocratie d’une dictature est à mon sens très mince et je crois que les jeunes générations vont avoir du pain sur la planche pour éviter que nous ne revenions aux heures les plus sombres d’une histoire d’un autre temps.
Pouvez-vous nous parler du titre de cet album, “Edder & Bile” qui, je crois, fait référence à une vieille expression danoise qui a attrait au diable ?!
Oui, tout à fait. Cela fait référence aux fluides corporels. Au moyen-âge, les médecins balbutiaient leur savoir et avaient souvent recours à des saignées, pensant que cela permettait d’enlever du patient toutes ces humeurs néfastes. C’était également un moyen supposé de faire sortir la part maléfique qui se trouvait dans le corps humain.
N’a-t-il pas été trop compliqué après toutes ces années de faire correspondre votre voix au cadre très particulier et brutal de Cadaver ?
En fait, il a fallu que je me replonge dans le passé, dans ce milieu des années 80 à l’heure où je menais ce groupe seul alors que je n’étais encore qu’un adolescent. À cette époque, j’ai dû me mettre au chant, ce qui n’était pas franchement mon domaine de prédilection. Ensuite, lorsque j’ai intégré des groupes avec des chanteurs, j’ai pu me recentrer sur la guitare et la basse. Lorsqu’il s’est agi de reprendre du service vocalement parlant avec Cadaver, j’ai été étonné que cela se fasse assez naturellement. Ma voix avait certes évolué avec le temps, mais elle était plus en phase avec ce côté extrême que, justement, je souhaitais apporter à ce nouvel album.
De Magenta, à Celtic Frost ou Satyricon vous avez fait partie de nombreux groupes, certains au sein desquels vous officiez encore d’ailleurs. Ce nouvel album de Cadaver, c’était un souhait de retourner à vos propres racines musicales ?
Tout à fait. Je voulais réaliser quelque chose qui me ressemble à 100% sans que j’aie besoin de me soumettre au moindre compromis entre ma vision du projet et le résultat final. Dans un groupe, il faut que chaque membre fasse des concessions et là justement, je ne voulais en faire aucune. Bien sûr, Dirk a apporté sa touche au projet avec son jeu de batterie si spécifique mais que ce soit au niveau des riffs de guitare comme des paroles, mon désir était réellement que cet album soit une parfaite projection de qui je suis en tant que musicien. Cadaver est pour moi un espace de liberté totale, une liberté dont j’avais grandement besoin !
Je crois que la compilation “Speed Kills” où figurent Venom, Celtic Frost, Metallica or Megadeth a été pour vous une porte d’entrée dans le metal extrême ?!
Oui, j’ai d’ailleurs fait une vidéo autour de cela afin d’expliquer en quoi cette compilation avait joué un rôle déterminant pour moi. En un seul album, tu avais une vue générale de ce que le metal extrême était avec tant de groupes qui, plus tard, ont connu les carrières qu’on leur connait. Après cet album, j’ai également découvert mes compatriotes du groupe Mayhem qui ont été une grande source d’inspiration.
Justement, comme vous l’expliquiez dans une interview, vous n’étiez au départ pas plus de mille fans de metal extrême en Norvège au milieu des années 80. Donc, quand les groupes ont commencé à éclore, de Mayhem à Darktrone, tout le monde se connaissait en fait ?!
La scène metal était toute petite à cette époque et tout le monde se connaissait plus ou moins. Je trainais avec les mecs de Darkthrone vers 1987/88 alors qu’ils s’appelaient encore Black Death. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré les membres de Mayhem, puis d’Immortal ou Emperor. Puis, lorsque l’on a commencé à tourner, forcément on se retrouvait les uns les autres ne formant bientôt plus, avec la Suède, qu’une grande scène metal scandinave avec des groupes comme Dissection, Entombed ou Therion. Il faut remettre les choses dans leur contexte car, à cette époque, le metal extrême n’en était qu’à ces premiers balbutiements donc, forcément, tout le monde avait un pote dans l’un de ces groupes. Il y avait une vraie dynamique, une effervescence et une sorte d’esprit de compétition entre nous qui nous galvanisaient.
Pour tout fan de metal, la Norvège apparaît comme une sorte de terre promise. Il y avait, à cette époque, une scission entre la scène death et la scène black qui, dans les années 90, a fait parler d’elle pour des faits largement extra musicaux comme des incendies d’églises et des meurtres. Vous avez été un pont entre ces deux courants musicaux. À postériori, vous avez conscience d’avoir participé à ce point à écrire les pages du metal extrême ?
Pour moi, le meurtre d’Euronymous a été un choc. Il s’était fait pas mal d’ennemis et avait souhaité revenir vers ses racines, ses anciens amis en cet été 1993 où il a été assassiné. Après, on a opposé telle scène musicale à telle autre mais il faut comprendre que cela se limitait à des querelles internes, à des petits groupes de vingt mecs qui se montaient la tête et voulaient se venger d’une vingtaine d’autres. Après, malheureusement, cela a conduit au drame que l’on connaît et que l’on ne cesse de mettre en exergue dès que l’on parle de la scène black metal norvégienne. Quand j’ai appris qu’Euronymous avait été assassiné, il m’a fallu pas mal d’années pour refaire surface et me remettre du traumatisme de ce drame. J’avais l’impression que tout mon monde s’effondrait et j’ai commencé à me tourner vers une scène « indus » entre 1993 et 1995. Deux ans ont été nécessaires avant que je ne plonge à nouveau dans les albums de Darktrone, de « Battles in the North » d’Immortal ou encore de Satyricon que, plus tard, j’ai rejoint.
Comme vous l’évoquiez, beaucoup a été écrit ou même filmé sur la scène du metal extrême norvégien, ne se focalisant quasiment que sur les incendies d’églises et le meurtre d’Euronymous. Que direz-vous à ceux qui ne voient pas plus loin que cela ?
Je pense qu’ils oublient tout simplement l’élément essentiel qui est la musique et la multitude de groupes qui, aujourd’hui encore, sont reconnus comme des références absolues en matière de metal extrême. Il faut comprendre que notre but n’était pas de devenir célèbres, d’être des rock stars. On souhaitait juste s’exprimer par le biais de la musique avec une sorte d’émulation née du fait que de nombreux groupes voyaient le jour ça et là dans le pays.
Avez-vous visionné le film « Lords Of Chaos » (film très controversé sorti en 2018, consacré à la vie et au meurtre d’Euronymous) ?
Non, je n’ai pas voulu le regarder. Si je me fie au scripte que j’ai pu lire alors je dis simplement que l’on ait bien loin de la réalité. Le réalisateur laisse penser que toute cette scène black métal norvégienne n’a été fondée que dans le but de devenir célèbre et de conquérir le monde alors que c’est tout le contraire. Nous étions un mouvement underground qui souhaitait le rester. Personne ne s’est dit : « On va brûler des églises et tuer des mecs afin de devenir célèbres ! » Ça, c’est un truc inventé par les médias pour donner dans le sensationnalisme.
Vous avez participé à un projet qui consistait, lors du festival Inferno (festival annuel consacré aux musiques metal et organisé en Novège), à guider des touristes pendant un tour d’Oslo en bus afin de leur montrer, explications à la clé, les principaux lieux où s’étaient déroulées toutes ces sombres affaires liées au black metal. Etait-ce pour vous une sorte de thérapie ?
Oui, tout à fait ! J’ai fait ça jusqu’en 2012. Je voulais expliquer aux gens ce qu’avait réellement été le meurtre d’Euronymous et à quel point sa tragique disparition m’avait affecté. Je crois que l’on peut dire que cela a effectivement été une sorte de thérapie, l’occasion de prendre du recul par rapport à tout ce chaos. J’avais besoin de ce cheminement pour avancer dans ma vie. Ne pensez pas que j’aie fait ça pour l’argent ou pour polariser l’attention sur moi, c’était avant tout une démarche très personnelle. Bien sûr aujourd’hui, avec le film « Lord Of Chaos », cela prendrait une toute autre dimension. Moi, ça m’a aidé à tourner une page, une page de ma vie et à avancer pour me reconstruire grâce à la musique.
Aujourd’hui, on a l’impression qu’il existe un nombre infini de sous-genres musicaux liés au metal. Ne pensez-vous pas que l’on s’éloigne peu à peu des origines, des bases du metal extrême ?
C’est évident ! Cette musique est symbole de liberté et vouloir la faire entrer dans une case est une stupidité. Pour moi, il n’existe que le metal extrême et les spécificités techniques ou sonores ne n’intéressent pas. Mettre la musique dans des cases, c’est juste là pour rassurer les gens et leur faire croire qu’ils appartiennent à un genre plutôt qu’à un autre. Tout cela me semble bien illusoire.
De “Ritual Morgue”, “Deathmachine” ou “Circle of Morbidity”, la mort semble être une source d’inspiration sans fin. C’est là un parfait exutoire ?
Comme je suis passé par des moments très difficiles étant atteint d’un cancer, je ne sais que trop aujourd’hui ce qu’être confronté à la mort signifie. Il y a d’ailleurs fort à parier que si je devais composer aujourd’hui de nouveaux morceaux, ils seraient forcément bien différents dans leur approche de ceux qui figurent sur ce dernier album de Cadaver. Parler de la mort lorsqu’elle n’est qu’un mot est bien différent du fait de la voir en face et d’y penser de manière très concrète. À mon sens, le prochain album sera beaucoup plus introspectif avec un côté moins brutal, moins rentre dedans et plus poétique. Ce cancer m’a appris à ne pas m’embarrasser avec des futilités et me concentrer uniquement sur ce qui me tient à cœur.