Claude DUNETON, Le Monument, Presses de la cité, 528p
Ecrivain, philologue, comédien, ancien prof’ d’anglais et actuellement chroniqueur littéraire au Figaro, Claude Duneton a écrit en 2004 un « roman vrai », sous-titre de son œuvre intitulée « Le Monument ». Dans cet ouvrage l’homme de lettre a souhaité redonner vie aux 28 habitants de Lagleygeolle, son village natal en Corrèze, morts durant la Grande Guerre. Ce travail minutieux, devoir de mémoire mais aussi hommage à une figure paternelle largement marquée par le Premier conflit mondial ne s’est pas fait sans mal et a laissé des traces. Même pour un écrivain, se frotter près d’un siècle plus tard à la plus grande tuerie de tous les temps n’est pas sans danger. Des années après, l’auteur retrouve toujours avec la même émotion « ses gars », « ses morts » qu’il a fait revivre dans un livre qu’il n’a jamais pu relire.
Vous avez écrit ce roman comme un devoir de mémoire, par rapport à quoi ou à qui ?
Par rapport à mon père, mais aussi par rapport au pays, à mon village, aux gens. Je me suis fait écrivain en écrivant ce livre. Avant, j’ai écrit des choses connues comme « La puce à l’oreille » ou des romans reconnus, mais tout était séparé de mes bases corréziennes. Je n’avais pas rempli ma tâche tant que je n’avais pas parlé de notre village. On n’est pas un vrai écrivain, à mon sens, si l’on n’écrit que des choses fantaisistes, si l’on ne parle pas de soi. Regardez Proust, je ne me compare en rien à lui, bien sûr, mais il écrivait des choses sur les gens qu’il connaissait autour de lui, Céline aussi, n’écrivait pas sur les gens de l’Ariège, il écrivait sur ce qu’il connaissait. Moi, je me disais que je n’avais pas suffisamment accompli ma tâche d’écrivain local, qui me donnait en outre l’occasion de parler de mon père, de ma vraie vie.
Comment est née cette idée ?
On était en 2000 et quelque. Vous êtes trop jeune pour savoir de quoi je parle, mais comme tout le monde, au fur et à mesure que le temps passe, votre famille meurt peu à peu, jusqu’à ce qu’à votre tour, vous vous retrouviez sur le front. Avant, vous vous dites : « tiens, il faudra que je demande ça à mon père, à ma mère », et vous ne le faites pas et puis un jour ils disparaissent. Nous avions ainsi dans la commune une quasi centenaire, Julia. Elle est morte en 2000 juste avant son centième anniversaire. C’était la sœur d’un des gars que je décris. Elle savait tout des gens de la commune. Je la voyais de temps en temps, on était bien ami, et puis voilà, elle a disparu. Et un jour que je regardais le monument aux morts, je me suis dit que sans la mémoire de Julia, je ne saurais jamais qui étaient ces gens. Plus de la moitié de ces familles m’étaient inconnues, et Julia savait tout ça. Je me serais réveillé un an avant, je n’avais qu’à l’interroger et l’écouter. Elle était le livre, elle savait qui était qui. Ça m’a fait drôle. Je me suis dit, voilà, il n’y a plus personne à qui demander qui sont ces gens dont je voyais les noms sur le monument depuis mon enfance. J’ai été pris d’une forme de tristesse. Ces garçons allaient tomber dans l’oubli. Alors j’ai voulu savoir. Comme une sorte de devoir par rapport au village et à notre petite communauté rurale de Lagleygeolle. Ainsi a germé l’idée. Je me suis alors lancé dans les recherches.
Comment avez-vous procédé ?
La tâche aura duré 2 ans. Il a d’abord fallu savoir qui était qui. J’ai été aidé par une ami généalogiste qui a trouvé deux gars que je pensais ne jamais pouvoir retrouver. Je me suis surtout plongé dans les archives de l’armée pour savoir quelle avait été leur vie sur le champ de bataille.
Et leur vie au village ?
Je la connaissais à peu près.
Vous avez fait œuvre de romancier ou d’historien ?
D’historien. Le romancier n’a pas fait grand-chose dans ce livre. Je suis né en 1935. J’ai suffisamment entendu parler de la vie de mes grands-parents. Mon père avait 51 ans de plus que moi, il avait fait la guerre de 14, c’était donc des connaissances que j’avais. J’avais tout en main pour faire cette œuvre.
Ecrire sur quelque chose de connu a changé votre façon d’écrire, c’était plus facile ?
Non, c’était difficile à écrire car complètement étouffant. J’ai procédé simplement, de manière chronologique avec les premiers morts, dès le mois d’août 1914. Des gens m’ont dit que le roman était bien construit, avec des allers-retours entre le pays et le champ de bataille. C’est totalement involontaire. Quand j’en avais marre d’être sur le champ de bataille, dans le sang, le bourbier, le gel je partais en permission au pays, me libérer de la cruauté de cette histoire… Imaginez, plus de 4 ans d’une guerre perpétuelle, une boucherie. C’est effrayant quand on y pense.
Comment avez-vous vécu cette entrée dans la guerre ?
Je me suis aperçu après coup que je m’y étais épuisé. J’ai commencé en 2001 et j’ai achevé l’écriture en juin 2003. Plus de deux ans à travailler 14 heures par jour. Je me suis vraiment immergé dans mon sujet. Je me suis rendu sur les lieux, j’ai pris des notes, dessiné des croquis. Mais j’ai poussé le scrupule jusqu’à me renseigner sur les phases de la lune de septembre 14 jusqu’à novembre 1918. Quand je raconte que la lune brillait, que je recrée un paysage lunaire, ce n’est pas inventé. Je ne place pas la lune pour faire joli. Il pouvait certes y avoir des nuages… Ne pas dévier de la petite réalité historique, c’était comme une mission.
Je devais la vérité à ces hommes. Du coup, je n’ai pas écrit un roman, mais un roman vrai. Ce n’est pas une construction de l’esprit. Ce n’est pas non plus un reportage, si ce n’est différé de plusieurs décennies.
J’ai écrit en 1991 un petit livre, « Marguerite devant le pourceaux », c’est tout une construction de l’esprit, tout à l’exception de la Toscane où l’action se déroule, est inventé, créé. Là, c’est l’inverse. Je n’ai rien créé, c’est un récit différé à partir des sources, des lettres des combattants, pas nécessairement celles de mes gars qui écrivaient la plupart du temps trois mots : « Je me porte bien », ils se portaient toujours bien, mais à partir d’autres lettres de poilus plus érudits.
Par rapport à des personnages fictifs, a-t-il été difficile de les quitter à la fin du roman ?
Ce n’était pas le même enjeu. Les personnages fictifs, vous les avez créés, vous les aimez beaucoup, très bien. Mais là, j’ai essayé d’être au plus près de la vérité. Je me suis juste interdit de lire les livres écrits sur la période. Une petite parenthèse là-dessus : quand j’ai dit à des amis que je voulais écrire sur la guerre de 14, ils m’ont porté des livres de Gevenoix, de Barbusse etc. Je n’ai rien voulu lire. J’ai senti que ça allait me gêner. Je n’ai voulu comme sources que des lettres et les archives de l’armée. Je ne savais pas, quand j’ai commencé avec mes premiers morts en Belgique, comment la guerre se déroulait vraiment. J’avais des souvenirs épars.
« De la guerre, je ne sais rien que ce qu’ont vu mes morts »
Comment les historiens ont-ils perçu l’ouvrage ?
Bien. Un spécialiste de la guerre m’a écrit pour me dire que je lui avais appris quelque chose. En l’occurrence, il m’a parlé de la boue. Il n’avait jamais compris que la boue avait pu jouer un tel rôle dans la vie de ces gens, au quotidien. Vous savez, quand vous avez les pieds dans l’eau et la boue en permanence, que vous mangez un morceau de pain, vous avalez de la boue, tout est gluant. J’ai pu cerner ce genre de détail parce que je suis resté au ras des pâquerettes. Je ne me suis pas mêlé de stratégie. Mes gars ne savaient pas ce qui se passait ailleurs. Les stratégies des généraux, je m’en moquais. Les spécialistes en savent bien sûr plus que moi sur le déroulement de la guerre, sur les batailles, sur les chefs de guerre. Moi, je ne sais rien. Je ne sais que ce qu’ont su mes morts. Je me suis fait le mémorialiste des morts, pas de la guerre. Je me suis contenté de les suivre. Et j’ai vu les choses au plus près de la réalité. Certains, comme Michel Manimont, mort en octobre 1918, un peu connement d’ailleurs, ayant fait toute la guerre, j’ai pu en voir tout le déroulé. L’histoire de Manimont est d’ailleurs incroyable. Ses actes héroïques sont dignes d’un roman; pourtant, le « Journal de Marche et Opération » (JMO) des armées décrit bel et bien les action telles que je les ai écrites. C’est mon dernier mort, il était devenu caporal. Pour le jeune Arfeuil, passé à l’école normale de Tulle où j’allais étudier 40 ans plus tard, je n’ai pas eu à imaginer beaucoup, je savais quelle avait été sa vie. Ceux dont je n’avais jamais entendu parler avant, il a tout de même fallu les recréer. Pour les autres c’est du réel, du vécu. A deux reprises, j’ai quand même flippé puisque j’ai imaginé des choses qui, je ne l’apprendrais qu’après la rédaction, se sont vraiment déroulées. Je suis quelqu’un de très rationnel, mais c’était flippant. Ai-je deviné ? Des fantômes m’ont-ils aidé ? J’ai passé des moments un peu prostré. Ça m’a d’ailleurs foutu le cœur en l’air parce que j’ai fini le bouquin blessé, victime d’une arythmie cardiaque, probablement provoquée par cette soudaine irruption de la réalité dans mon roman. Tout comme la mort de Victor, du côté de Reims. A partir des journaux du JMO, très précis, j’ai reconstruit sa mort à l’heure près. Sa troupe était en train de creuser une tranchée, ils étaient armés de leurs seules pelles. Il y avait du brouillard. Au matin, les Allemands sortent de la brume et les zigouillent. C’est ce que dit le JMO. Mais le journal ne dit pas comment ils sont morts. J’ai donc imaginé que Victor avait été embroché par la baïonnette de l’allemand, qu’il l’avait ouvert de la gorge au menton. C’est ce que j’écris. Vers la fin du bouquin, j’apprends par la famille que de source sûre, le Victor est vraiment mort égorgé. Je me dis, c’est pas possible, il a guidé ma main. J’ai pris un coup sur la casserole. J’ai déliré totalement. J’ai du mal à croire que les fantômes m’aient aidé, pourtant pendant quelques heures, je l’ai crû.
Comment avez vous vécu avec ce livre, avec les fantômes de ces jeunes hommes morts à la guerre ?
Il faut savoir que le roman, je ne l’ai jamais relu. Je n’ai pas pu lire les épreuves, j’étais trop à fleur de peau, je pleurais à chaque page. Je ne l’ai pas relu non plus à la seconde publication. C’est le seul de mes livres que je n’ai jamais relu. Si j’essaie, je m’effondre.
Une dernière question sur le Monument, ces personnages continuent-ils de vivre en vous ou vous avez fait votre deuil ?
J’ai fait mon deuil, y compris celui de mon père. J’ai dit tout ce qu’il m’avait raconté. J’ai fait le livre comme si c’était lui qui l’écrivait pour qu’il soit content. Dans ce désir très grand de précision, il y avait aussi en toile de fond la volonté de ne pas trahir sa parole, lui qui m’avait beaucoup parlé de la guerre. Il avait passé 4 ans dans la terreur absolue et en avait gardé des séquelles. La veille de sa mort, il gueulait encore dans sa chambre « Pourquoi ils ne m’ont pas tué à Verdun ? »
Vous êtes né en Corrèze, occitaniste mais aussi ancien prof d’anglais, quel regard portez vous sur le passage, en quelques décennies, d’un monde régionalisé, à un monde globalisé ?
Je pense que dans des mutations telles, c’est toujours le lampiste qui trinque. Les victimes de la mondialisation seront toujours les prolos et les gens sans fortune. Prenez le dessus du panier de la société, je me rends compte, que de plus en plus de gens, dans les hautes sphères, parlent l’anglais, ne parlent que l’anglais et ne veulent plus parler que l’anglais. Je suis membre d’une association, l’Académie de la carpette anglaise qui décerne chaque année un prix à la personnalité qui aura le mieux servi les intérêts de l’anglais en France. Je crains que la langue française soit particulièrement menacée par la mondialisation. J’ai écrit un bouquin là-dessus, avec un titre un peu trop dramatique peut-être puisqu’il s’appelle « La mort du Français ». J’imagine que d’ici une cinquantaine d’années, le Français sera une langue de ploucs. Notez la pyramide des salaires. En bas, tout le monde, en haut, l’élite. Toute l’élite ne travaille plus qu’en Anglais. Et ce qui se passe généralement, c’est que l’élite lance un mouvement, des modes de vie, que les autres finissent par suivre. Prenez Christine Lagarde, elle a voulu que le Ministère des Finances travaille en Anglais. Il y a une pression énorme de la part de ce que l’on nommait l’intelligentsia.
Comment inverser le mouvement ?
Les Québécois y sont parvenus parce qu’ils étaient réellement en danger. En 20 ans, plus personne ne parlait Français. Cernés, ils ont réagi en se disant : « Ils nous auront pas ! » Et il y a eu un mouvement de résistance. En France, on ne se rend pas compte du mouvement. Il ne faut pas oublier que le Français n’est la langue de tous les Français que depuis à peine un siècle. Le Français n’est pas implanté. Je crois qu les gens ne sont pas attachés au Français. Les gens de ma génération, dans les régions, sont la première génération à parler Français. Je crois qu’ils seraient ravis, honorés de parler anglais. Pour moi, le Français n’est qu’une langue transitoire. Le Français est foutu en France. Ce sera une langue de famille dont le vocabulaire se réduira. Ce deviendra un dialecte. J’espère me tromper mais il n’y a pas de résistance. Une preuve ? On se moque de notre association, la Carpette Anglaise, on passe pour des irréductibles gaulois.
Vous avez été prof d’anglais pendant une dizaine d’années, quel regard portez-vous sur le système éducatif actuel ?
Aucun. J’ai quitté l’école, j’ai abandonné le combat et je me sens un peu coupable. J’ai écrit deux ou trois bouquins dont un anti-manuel de Français pour me donner bonne conscience, pour me persuader que je n’étais pas un fumier de déserteur. Mais j’ai cessé de m’intéresser à ces questions. Pour tout vous avouer, les mômes me font peur. Alors tout ça, c’est fini.
Vous êtes chanteur, comédien, écrivain, l’artiste que vous êtes a-t-il envie de transmettre des messages ?
Non, pas de message, l’art pour l’art, le plaisir de créer des choses, celui de les partager. Il se trouve qu’au mois de décembre, je devais jouer dans un spectacle à Chaillot en tant que comédien. C’est ma première formation. C’est par la comédie que je me suis évadé des études. Une évasion de la vie courante, de celle des métiers, de la vraie vie.