Le 13 novembre 2015, en cette nuit d’automne, 130 personnes venues assister à un concert ou tranquillement attablées à des terrasses parisiennes tombaient sous les balles de terroristes fanatiques créant un effroi sans précédent dans le pays tout entier. À quelques jours de cette bien triste commémoration et alors qu’au début de l’année 2021 se profile le procès de ceux ayant participé de près ou de loin à ce massacre, Jean-Pierre Albertini publie avec « Mourir au Bataclan » un vibrant hommage à son fils, Stéphane, sauvagement abattu, ode à sa mémoire comme à celle de toutes les victimes tragiquement disparues. Un récit poignant qui, bien que ravivant cette plaie béante qui jamais ne se refermera pour ce père meurtri, est un moyen de ne pas oublier que l’horreur peut, à tout moment, frapper à la porte.
« Devoir solder la vie de son enfant en un quart d’heure derrière une vitre est un sentiment insupportable »
Comme vous l’expliquez dans votre livre « Mourir au Bataclan », la souffrance liée à la perte de votre fils a été d’autant plus dure qu’aucun organisme ni autorité officielle ne vous a exposé les causes et les circonstances exactes de son décès !
J’ai écrit cet ouvrage car le soir du 13 novembre, alors que quatre amis étaient partis écouter de la musique, deux sont revenus vivants et deux sont morts. Il a fallu 48 heures pour savoir ce que mon fils était devenu. Auparavant il ne figurait sur aucune liste, ni celle des blessés, ni celle des hospitalisés ou des personnes décédées. Ce n’est qu’au bout de deux jours que son corps nous a été présenté à l’Institut médico-légal, dans un linceul jusqu’au cou, derrière une vitre, avec quinze minutes seulement à lui consacrer pour lui rendre un dernier hommage. Devoir solder la vie de son enfant en un quart d’heure, derrière une vitre, est un sentiment insupportable.
Comment, en ce soir du 13 novembre, votre vie bascule-t-elle dans l’horreur ?
En ce vendredi, la famille était dispersée. J’étais chez ma mère pour célébrer son 96ème anniversaire, la sœur ainée de Stéphane se trouvait en Tanzanie pour son voyage de noces et la sœur cadette était donc à ce moment-là, seule à Paris, tout comme l’épouse de Stéphane. Avant de se coucher, ma fille a machinalement allumé la télévision, découvrant l’horreur qui venait de se produire dans les rues de la capitale. En ouvrant sa page Facebook, elle a constaté avec effroi que Stéphane se trouvait au Bataclan. Elle a alors vainement tenté de le joindre. Au départ, elle avait entendu parler d’otages et pensait donc que Stéphane en faisait partie. Toute la nuit elle a essayé d’obtenir des informations pour savoir où se trouvait son frère sans parvenir à avoir la moindre réponse. Le samedi matin, j’ai reçu un coup de fil de la mère de Stéphane qui m’a expliqué que notre fils était, en ce vendredi 13 novembre, au Bataclan et que l’on était sans nouvelles. Au départ, forcément, on espère. Mais à partir du moment où l’on a commencé à nous demander des précisions sur ses signes distinctifs, sur ses radios dentaires, j’ai compris que c’était hélas terminé. Ce n’est que le dimanche matin qu’un ami de ma fille cadette nous a contactés pour nous dire d’appeler l’Institut médico-légal et, effectivement, c’est là que le corps de Stéphane se trouvait.
Espérez-vous que le procès des quatorze suspects, où sera présent le seul membre encore en vie des commandos qui ont frappé Paris et Saint-Denis en novembre 2015, puisse enfin vous apporter des réponses ?
J’espère y trouver des informations sur les réseaux et leurs ramifications, qui a acheté les armes ayant servi à perpétrer ces attentats, et avec quel argent ? Mais, hélas, rien concernant mon fils. Malheureusement, comme je l’ai dit aux juges lorsque nous avons pu les rencontrer « Messieurs, vous avez fait un travail formidable. Il est juste dommage que vous ne l’ayez pas réalisé avant ! » Face à cette remarque, la réunion s’est terminée dans le plus grand silence.
Quels sont les sentiments, les émotions qui vous ont animé depuis le décès de votre fils ?
La colère surtout car, dans les mois qui ont précédé les attentats du 13 novembre, la France se trouvait dans un climat fortement conflictuel et en état d’alerte vis-à-vis de potentiels actes terroristes.
Le Bataclan était d’ailleurs une cible potentielle !
Ça, hélas, nous ne l’avons appris qu’après coup ! Sinon, j’aurais forcément tenté de dissuader Stéphane de s’y rendre. Ayant eu moi-même un père officier de police, je me souviens qu’en mai 68, il m’avait dit de ne surtout pas aller sur les barricades où je risquais de perdre un œil ou même un bras, sans pour autant faire changer le cours des choses…
Stéphane est mort pour être allé écouter de la musique un soir de novembre et cette musique est très présente tout au long de votre ouvrage. « La vie sans musique serait une erreur » comme disait Nietzsche ?
L’éditeur m’a demandé quel était le fil rouge du livre. Et effectivement, je me suis rendu compte que c’était la musique. Au-delà de ses vertus apaisantes, la musique est comme un voyage qui marque des instants de vie. Par exemple, lorsque nous sommes allés en Californie, nous écoutions en boucle « Tears in Heaven » d’Eric Clapton, magnifique morceau que le guitariste a composé en hommage à son fils, mort tragiquement. Je ne pensais pas bien sûr à quel point cette composition allait prendre, pour moi aussi, quelques années plus tard, une tout autre dimension. C’est la même chose aujourd’hui, lorsque j’écoute « Stairway to Heaven » de Led Zeppelin, j’y vois forcément un message bien différent et qui fait référence à ce deuil que j’ai vécu.
Il vous a fallu quatre ans pour commencer à écrire ce livre et vous dites même que vous seriez certainement incapable de l’écrire aujourd’hui. Cet ouvrage était un processus obligatoire tel un exutoire, tout autant, je suppose, que quelque chose de douloureux, vous replongeant dans les derniers moments de la vie de votre fils disparu ?!
(sanglots) L’écriture m’a permis d’être encore un peu avec Stéphane. Elle prolongeait sa vie de quelques lignes… Je voulais que son propre fils ait un « référentiel » global, avec l’histoire de la famille tout autant que le contexte social et politique de l’époque, et dans lequel il puisse lui aussi trouver des réponses à ses propres questions, lorsqu’il sera en âge de comprendre tout cela. Il avait quatre ans lors du drame. Il en a neuf aujourd’hui et la seule chose dont il soit conscient, c’est qu’il n’a pas de père. Quand j’ai terminé le livre et qu’il a fallu le relire, cela a été une véritable épreuve, mes larmes coulant à chaque page ! Mais, en même temps, c’était quelque chose de nécessaire…
Plonger ainsi en écrivant votre livre dans cette quête pour comprendre comment un jeune homme qui se rend à un concert peut finir dans un linceul à l’Institut médico-légal et s’approcher ainsi au plus près de ce qu’ont été ses derniers instants a forcément été pour vous effectivement une nouvelle épreuve. N’avez-vous jamais failli renoncer pendant le processus d’écriture face à la douleur ?
Non, car je souhaitais vraiment obtenir des réponses et aller au plus près de ce que Stéphane avait vécu lors de ses derniers instants. Lorsque l’on nous a proposé d’aller voir le Bataclan où je ne m’étais jamais rendu auparavant, j’avais peur qu’il y ait une lumière trop crue, que cela soit sinistre. Par rapport à ce que son amie rescapée nous avait dit, Stéphane se trouvait devant le gros pilier qui est à gauche en entrant. Il y avait un énorme blanc entre ce moment et celui où l’on nous a rendu son corps à l’Institut médico-légal. J’ai donc cherché à travers les dossiers disponibles, les interviews et je me suis rendu compte que son corps n’avait pas été retrouvé au Bataclan mais au 56 Boulevard Voltaire, dans le bureau administratif de la salle de spectacle. Il était seul, sous une couverture de survie, et on a retrouvé son corps que le samedi vers 14H30. Comment était-il arrivé là ? Pourquoi était-il seul ?
Dans votre ouvrage vous citez les phrases prononcées par les terroristes lors de l’attaque, des paroles glaçantes qui font froid dans le dos !
Ils vivent en fait dans un monde parallèle… Et, ce qui est horrible, c’est qu’ils sont persuadés de faire ce qui est juste.
Avec ce professeur décapité en pleine rue, on voit jusqu’où peut aller le fanatisme, la folie meurtrière. Pourquoi faut-il attendre de tels drames pour que le gouvernement réagisse, prenne des mesures ?
J’ai l’impression qu’il y a un décalage entre ce qui se passe dans la réalité et nos lois. Je n’arrive pas à savoir si, à l’époque des attentats de 2015, les dirigeants étaient dans un véritable déni ou s’ils ne voulaient pas voir la vérité en face.
Vous pensez que la permissivité peut conduire à de tels drames ?
Responsables mais pas coupables… Après je laisse le lecteur se faire sa propre opinion.
Lorsque l’on prend conscience que la vie peut ainsi, en une fraction de seconde, basculer et prendre fin, comme cela a été le cas pour votre fils, cela modifie forcément l’approche que l’on a de l’existence, ce fil qui nous relie à la vie peut être coupé à tout moment ?
Le seul point positif de ce tragique évènement, c’est qu’aujourd’hui je ne crains pas la mort. Une partie de moi-même s’en est allée avec Stéphane. La perte d’un parent, c’est déjà très douloureux, mais on sait qu’on ne peut pas les retenir éternellement. Perdre un parent, c’est perdre son passé. Avec un enfant, c’est son avenir qui s’évapore. Ça vous ferme toutes les portes du futur.
Et au niveau de la famille tout entière, je suppose que les conséquences sont énormes ?!
Oui, hélas, le deuil soude les liens tout autant qu’il peut les distendre… Mais je ne souhaite pas m’épancher là-dessus.
L’écriture est-elle comme le veut la citation : « La gardienne de l’histoire » ?
Je suis assez d’accord avec ça. Les gens me disent que c’est une thérapie. Sans doute un peu, même si je ne suis pas malade !… C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à l’Institut médico-légal lorsque des psychiatres et des bénévoles adorables sont venus nous voir pour nous proposer leur aide. Je n’ai pu m’empêcher de leur dire que les malades, ce n’était pas nous, mais les terroristes !…
Dans votre livre vous dites que le terrorisme est une nouvelle forme de guerre qui, en temps de paix, massacre des civils. Avant, la guerre c’était des conflits mondiaux dans les livres d’histoire. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il y a eu une modification de la forme des conflits qui effectivement n’étaient plus mondiaux, impliquant une ou plusieurs nations contre d’autres avec des armées, mais des guérillas plus diffuses, pour déboucher ensuite vers le terrorisme.
Ce livre sort quelques mois avant le procès des attentats de 2015, espérez-vous qu’il fasse un peu bouger les lignes ?
Je n’aurais pas cette prétention. Ce livre m’a fait du bien dans le sens où il m’a permis, comme je vous le disais, d’être encore un peu avec Stéphane. Après, j’espère que ceux qui ont vécu un drame similaire s’y reconnaîtront et que cela leur fera du bien de savoir qu’ils ne sont pas seuls. Nous sommes une communauté de souffrance, unie hélas pas ce terrible chagrin qu’est la mort d’un proche. Je fais partie de plusieurs associations auxquelles j’ai demandé que soit annoncée la publication de mon livre. J’ai reçu en retour un mail très touchant de Madame S… qui, dans ces attentats, a perdu deux filles venues fêter leur anniversaire. Vous imaginez l’horreur ?!
On a l’impression hélas que seul l’amour ou la peine réunit l’humain aujourd’hui !
Oui ! Et encore, vous savez, entre personnes touchées par ces attentats nous ne nous voyons qu’une fois par an, lors des commémorations. Nous avons rarement le temps d’échanger longuement, ce que je trouve dommage, car il est intéressant justement de savoir comment une personne parvient à se reconstruire après un tel drame familial. Dans le cimetière où est enterré mon fils, se trouve la tombe d’un autre garçon qui a été tué lui aussi le 13 novembre, à 29 ans. Un jour, après une séance de thérapie où j’avais pleuré toutes les larmes de mon corps, je suis allé visiter la tombe de Stéphane et j’ai vu cette maman qui, en sanglots, s’est jetée dans mes bras, en me disant à quel point elle était malheureuse. J’ai tenté de la consoler car ce jour-là, étonnement, j’étais assez fort… Mais, franchement, chaque jour est une épreuve.