Choisir pour nom de groupe le sublime poème épique de John Milton peut, de prime abord, paraître un tant soit peu présomptueux, mais une seule écoute d’un album du groupe de Nick Holmes et de ses compères, Paradise Lost, saura vous convaincre de l’adéquation parfaite entre l’univers du poète et celui, sombre, épique, pesant du quintet britannique. Obsidian, dernier né en date, sorti quelques jours aprés le confinement, est, une fois encore, un aller simple au paradis dans un monde en plein enfer pandémique. Bienvenue au royaume du doom où la mélancolie s’érige au rang d’art !
« Je ne crois ni au paradis ni à l’enfer ! »
Paradise Lost est défini comme un groupe de death doom. Pouvez-vous mettre des mots sur ce style musical ?
Le doom est une musique sombre qui mélange des éléments liés à l’univers gothique, la vision d’un monde condamné, en proie à la mélancolie. Après, dans le métal en général, on a toujours aimé coller des étiquettes un peu comme lorsque le groupe Venom a vu le jour et a donné naissance à ce que l’on nomme le Black Metal.
Vous êtes-vous attaché à, au-delà de la musique, introduire des éléments poétiques en référence au nom de votre groupe qui s’inspire du célèbre poème épique de John Milton ?
J’ai découvert l’œuvre Paradise Lost de Milton chez mes parents, ce qui était plutôt surprenant puisque ces derniers n’étaient pas franchement attirés par la littérature en générale. Je me souviens être tombé sur une version très ancienne de l’œuvre qui trainait dans le grenier. J’ai plongé dedans et j’ai tout de suite été conquis par ces poèmes si lyriques. Plus tard, quand il a été question de chercher un nom pour le groupe, j’ai pensé que Paradise Lost tombait à point nommé.
“Ce qui en moi est noir, illumine » écrivait John Milton dans Paradise Lost. Est-ce là une définition assez juste de votre propre approche musicale ?
C’est assez difficile à dire ! En fait, au départ, ce qui m’a plu c’est que le nom Paradise Lost ne laissait pas vraiment penser que nous étions un groupe de metal. Les gens imaginaient plus quelque chose de pop. Quand, au début de notre carrière, nous nous produisions dans de petites salles et que l’on montait sur scène, il était assez drôle de voir les visages des gens se transformer dès que l’on commençait à jouer. Vraiment, ils ne pouvaient s’attendre à un tel déluge sonore et à mes hurlements !
Depuis le début de Paradise Lost, il semble que le groupe helvète Celtic Frost ait été une forte inspiration tout autant musicalement que pour ses textes ?!
Oui tout à fait et cela le reste aujourd’hui encore. Les premiers albums sont vraiment des références absolues dans l’univers du metal. Avec « To Mega Therion », Celtic Frost a ouvert la voie à quelque chose de totalement novateur, défrichant des territoires encore vierges. Visuellement parlant, en utilisant le fameux tableau de Giger du diable qui tient le christ comme un arc sur leur pochette d’album, le groupe mettait en place une imagerie d’une force incroyable et en totale osmose avec la musique qu’ils proposaient. À mon époque, et c’est certainement beaucoup moins le cas désormais avec la musique digitalisée, la pochette d’album était quelque chose de très important tout comme les notes qui y figuraient. C’est d’ailleurs avant même la musique, l’imagerie de Celtic Frost qui m’a conduit vers ce groupe.
Si Celtic Frost n’est pas le groupe le plus connu du metal, il semble être une influence indiscutable pour bien des groupes comme me l’expliquait également John Tardy d’Obituary !
John et moi avons à peu près le même âge et nous avons donc baigné dans un univers musical commun. Il est vrai que Celtic Frost n’a certainement pas eu le succès qu’il méritait mais son influence est énorme sur tant de groupes qu’il fait figure de référence pour tout amoureux de metal.
Depuis plusieurs mois, nous vivons une situation très sombre avec cette crise pandémique qui touche le monde. Je vous sais grand fan de films d’horreur et nous sommes là dans un scénario catastrophe pourtant bien réel !
On se dirige effectivement de semaine en semaine vers un scénario de plus en plus catastrophe. Nous vivons une époque réellement étrange à laquelle personne ne s’attendait. En très peu de temps, le monde a plongé dans une atmosphère anxiogène, oppressante sans trop savoir de quoi demain sera fait. Au mois de Mai, je faisais la promotion de notre nouvel album Obsidian et depuis, il semble que les chose soient figées. Rien ne bouge ! On s’enlise peu à peu dans une situation qui nous échappe. À cette époque de l’année, j’ai généralement pris une soixantaine de fois l’avion que ce soit pour les concerts ou la promo et là, je suis chez moi, bloqué sans trop savoir quoi faire. L’industrie musicale est à l’arrêt et franchement, on ne voit pas de réelle amélioration à court ou moyen terme. Pas de festivals, de tournées, de concerts… Tout est bloqué et l’horizon semble pour le moins obscur. Nous avons la désagréable sensation que le monde s’est arrêté de tourner. Avec la sortie de notre dernier album, mon agenda était plein, avec des tonnes de projets. Et puis, tout à coup, tout s’est annulé. Tout le monde est hélas dans le même bateau et, à part espérer que les choses évoluent dans le bon sens, nous n’avons pas d’autre solution que prendre notre mal en patience, faire le dos rond et attendre. Aujourd’hui, on fait des projets pour l’année prochaine, mais sans aucune certitude quant à savoir si oui ou non on pourra les mener à bien.
Même si vous avez publié mi-mai votre nouvel album « Obsidian » cette période de confinement a-t-elle été pour vous source d’inspiration ?
En fait, je dois avouer que les choses sombres, oppressantes ne sont pas pour moi une source d’inspiration. Bizarrement, alors que mes textes sont je l’avoue assez déprimants, j’ai le besoin d’être de bonne humeur et dans un état d’esprit positif pour écrire des textes. Je pense que tant que je serai prisonnier de cette situation, je n’aurai pas le recul nécessaire pour analyser la chose et donc être capable de coucher sur papier mes impressions. Il va falloir certainement pas mal de temps pour digérer tout cela avant qu’effectivement cette période très sombre, une fois digérée ne devienne une source d’inspiration.
Comme vous le mentionniez, vous avez déclaré dans une interview que vous étiez créatif lorsque vous étiez heureux alors que, paradoxalement, vous composez des musiques très sombres ? La joie peut donc être une source d’inspiration à la tristesse ?
Je ne dirai pas que la joie est inspirante à la tristesse mais j’ai effectivement besoin d’être dans un état d’esprit positif pour écrire. C’est la même chose lorsque j’écoute de la musique. Quel que soit le style, il faut que je sois disponible, réceptif et la tristesse est un frein à cela. Adolescent, j’écoutais de la musique en permanence. Il faut donc croire que j’étais dans un état d’esprit plus positif que je ne le suis aujourd’hui ! Je pense que c’est une question d’humeur avant tout. N’imaginez pas non plus que je tape des pieds à siffler dans mon salon en écoutant de la musique (rires). Je crois que tout artiste a besoin d’être poreux à l’environnement qui est le sien et dans une phase qui soit propice à l’exercice de son art qu’il s’agisse de musique, de peinture ou de littérature.
Le groupe Paradise Lost existe depuis trois décennies et vous venez de publier votre seizième album. Le fait de vous essayer à plusieurs styles de metal tout au long de votre longue carrière est-il la clé de votre longévité ?
Je crois qu’il y a effectivement de cela. Même si nos albums sont noirs, on peut dire qu’ils sont quand même musicalement assez différents les uns des autres, tout en gardant une ligne directrice commune. Nous avons également débuté notre carrière à une période où le metal était en pleine expansion avec des groupes très inspirés et qui se lançaient sur un tronc commun mais avec une multitude de variantes. Il y avait un véritable élan créatif et je crois sincèrement que nous avons eu beaucoup de chance d’être au bon endroit au bon moment. Je suis intimement persuadé que le facteur chance est un élément essentiel de la réussite d’un groupe. J’avais discuté longuement de ce sujet avec Lemmy (Kilmister du groupe Motörhead) qui partageait mon point de vue sur la question. Tu peux être le meilleur groupe qui soit au monde, si tu n’as pas ce facteur chance qui se dresse sur ta route alors, tu auras beau te démener, je pense sincèrement que tu seras hélas voué à l’échec.
Obsidian, le nom de votre album, fait référence à une roche noire et réfléchissante. Est-ce là une parfaite allégorie de ce que ce dernier né propose musicalement ?
C’est un album très noir en effet, beaucoup plus que ne l’était le précédent qui s’avérait à mon sens moins varié. Avec Obsidian, j’ai pris vraiment plaisir à mélanger les voix claires et les grognements pour alterner les ambiances.
Dans votre processus de création, prenez-vous pour exemple votre dernier album en date comme point de référence afin de continuer à avancer ?
Effectivement ! Le premier morceau que nous composons est généralement une suite logique de l’album précédent. La composition « Fall From Grace » aurait d’ailleurs très bien pu figurer sur Medusa que nous avons sorti trois ans avant Obsidian. Je conçois le processus de composition comme une route sur laquelle on pousse une pierre que l’on fait avancer au fur et à mesure des albums. Lorsque tu commences à travailler sur un nouvel album, tu dois reprendre cette pierre là où tu l’avais laissée et remettre la machine en route, relancer le mouvement. Au départ, c’est forcément compliqué et puis, une fois que deux ou trois morceaux ont été écrits, l’avancée se fait de manière plus fluide. Ecrire, composer, même après toutes ces années est quelque chose dont jamais je ne me lasse. Il est si plaisant de petit à petit voir éclore quelque chose de nouveau, un projet qui prend forme. On se demande forcément comment le public va réagir à ce nouvel album qui, bien qu’étant le seizième, est toujours pour nous un évènement délicieusement jouissif.
Que signifie pour vous la foi qui est supposée nous diviser alors que la mort nous unit (Faith Divides Us Death Unites Us est le douzième album de Paradise Lost) ?
J’ai en définitive foi en des choses assez simples, aux liens entre les gens, à l’amitié, à la famille, ce genre de valeurs qui me tiennent à cœur. Ma conception de la foi fait forcément référence à quelque chose que je peux voir, que je peux matérialiser et non à des croyances que personne ne peut prouver. Croire en l’impalpable, en l’invisible revêt pour moi un aspect tout à fait fascinant et s’avère une réelle source d’inspiration pour mes textes bien que je sois incapable d’y adhérer.
Vous êtes donc comme Saint-Thomas ?!
Oui mais en même temps si je suis le seul à voir ou à croire en quelque chose alors peut-être est-ce simplement la preuve que je deviens fou (rires)
Partagez-vous l’avis de Karl Marx selon lequel la religion serait l’opium du peuple ?
Franchement, si la religion reste quelque chose de très personnel et qu’elle te permet de te sentir mieux, je n’ai rien à redire à cela. J’ai des amis proches très chrétiens mais qui ne font pas éloge de leur foi ou tentent de vous convaincre du bien-fondé de leur pensée et c’est une attitude que je respecte profondément. Si la croyance te rend plus heureux et illumine ton existence, pourquoi trouverais-je cela dérangeant ? Ce qui me gêne profondément, ce sont ceux qui se servent de la religion pour manipuler les esprits et imposer une vision qui devrait s’ériger comme un dogme.
Vous haïssez les idoles pourtant vous en êtes une pour tous les fans de Paradise Lost. N’est-ce pas là quelque peu antinomique ?
(rires) Je ne me considère vraiment pas comme une idole. Je ne tiens pas à rencontrer des personnes pour qui je serais leur idole tout simplement car cela me fait peur. Avoir de l’admiration pour quelqu’un, ça je peux l’admettre mais dès que l’on touche à l’idolâtrie, je trouve personnellement que cela devient vite dangereux.
Votre voix parvient à couvrir un large registre, de la voix claire aux grognements caverneux. Est-ce un moyen de vous ouvrir le champ des possibles en matière d’écriture ?
J’ai toujours eu un faible pour les voix en général et celles et ceux capables de couvrir un large registre. Cela permet indéniablement de transmettre des émotions beaucoup plus variées et faire de ta musique quelque chose de non linéaire. La voix est comme un instrument et il est donc important de ne pas se limiter à un seul registre. Passer de la voix claire aux hurlements, cela revient en quelque sorte à jongler entre la guitare acoustique et un gros riff bien saturé.
Et lors de la phase de composition, en couchant vos textes sur papier, savez-vous dès le départ quelles parties seront dédiées à la voix claire ou aux grognements ?
Pas vraiment ! Je débute par la mélodie vocale sur laquelle je chante en yaourt sans mettre de réelles paroles. Là, je fais de nombreux essais de voix afin de savoir ce qui colle le mieux à la musique, à l’esprit du morceau, à l’émotion que je souhaite véhiculer. Ce n’est que lorsque musicalement tout est terminé et que je connais la mélodie vocale qui sera la mienne sur telle ou telle partie du morceau que je me mets à écrire les paroles. J’ai besoin de la musique comme support, une source d’inspiration. Je suis incapable de créer un texte qui ne repose sur rien de concret.
Quel est votre top 3 des albums de metal ?
Sans hésiter en pole position je mettrais « Don’t Break the Oath » de Mercyful Fate. Je l’ai acheté dès sa sortie en 1984 et je l’écoutais en boucle. C’est vraiment l’album sur lequel je reviens en permanence, tout spécialement après avoir bu quelques verres (rires). En deux, je dirais « To Mega Therion » de Celtic Frost. Et pour finir « Master Of Puppets » de Metallica.
L’une des citations les plus célèbres du Paradise Lost de Milton est : « Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis » Partagez-vous cette allégation du poète anglais ?
(rires) Je crois que Slayer a utilisé cette citation mais personnellement je ne peux me prononcer car je ne crois ni au paradis ni à l’enfer !
Photos Anne C. Swallow