Il y a des actes ô combien militants qui, à jamais, ont marqué l’histoire du rock ! Avouez que balancer son tampon usagé au visage du public pour, en plein concert, signifier son mécontentement, ça vous en bouche un coin ! Si ce fait d’arme vieux de près de trente ans a marqué d’une pierre blanche la carrière de Donita Sparks, son groupe L7 (quatuor 100% féminin) au grunge mâtiné de punk aussi percutant que jouissif est sans nul doute la figure de proue d’un féminisme absolu, abouti. Quatorze ans après leur séparation, les californiennes ont donc repris du service et seront, sauf cas de nouvelle vague pandémique, l’un des points d’orgue du prochain Hellfest. À vos agendas et, sortez couverts !
« Je pense que Trump est très hypocrite concernant le sujet de l’avortement car j’ai l’intime conviction qu’à lui seul, il doit être la cause de plusieurs centaines d’interruptions volontaires de grossesse ! »
Dès l’âge de cinq ans, vous écoutiez en boucle « La mélodie du bonheur », la musique a-t-elle été, dès votre plus jeune âge, quelque chose de quasi compulsif ?
Je ne sais pas si la musique était quelque chose de compulsif chez moi mais il est vrai que j’écoutais en boucle la radio et des groupes comme les Monkees, les Beatles, des albums de la Motown… J’ai des sœurs qui sont plus âgées que moi et donc la musique de la fin des années 60 et du début des années 70 tournait en boucle à la maison. Mes parents eux avaient une culture plutôt jazzistique et c’est ce qui m’a permis de m’ouvrir à des styles vraiment divers et variés.
Et lorsqu’en 1985 vous fondez L7 avec Suzi Gardner, aviez-vous en tête de changer le monde avec votre musique et surtout vos textes si engagés et percutants ?
Pas de manière consciente mais en fait pourquoi pas ? Peut-être que d’un certain point de vue, nous avons à notre niveau contribué par nos textes non pas à changer le monde mais au moins à faire évoluer certaines perceptions des choses, ouvrant les yeux de ceux qui en avaient besoin. Au début, quand tu fondes un groupe, tu te concentres surtout sur ta musique et puis, avec le temps, entre en effet en considération le fait de faire passer des messages, de faire entendre ta voix et donc d’apporter ta pierre à l’édifice pour tenter de faire bouger la société telle que tu la vois. Je crois que la musique de manière générale a participé à faire évoluer notre monde et cet aspect-là ne doit surtout pas être sous-estimé. Au début de L7, si tu m’avais dit que la musique était capable de changer le monde, je t’aurais certainement ri au nez mais aujourd’hui, en prenant le recul nécessaire de toutes ces années passées, je te répondrais que oui, la musique est un vecteur fort de communication et si faire passer un message est une manière de changer le monde alors oui, la musique a indubitablement ce pouvoir.
Dans une interview vous disiez de L7 : « Nous ne sommes pas un groupe très sérieux, mais nous prenons notre groupe très au sérieux ! ». Est-ce là une définition assez juste de ce qu’est L7 ?
On a toujours pris le groupe très au sérieux, mais individuellement par contre, on aime se moquer de nous-mêmes, rire de certaines situations… Après, tu sais, dans cette vie très rock’n roll avec ces tournées, cette vie passée sur les routes, les rencontres… Tu te retrouves forcément dans des situations vraiment bizarres parfois où une bonne dose d’humour et un certain recul sur toi-même sont nécessaires. On est des filles je pense très drôles avec un sens aigu du second degré mais cela ne nous empêche pas d’aborder l’idée même du groupe de manière tout à fait sérieuse. Sur scène par exemple, on est juste focalisées sur le fait de donner le meilleur concert de rock possible au public. Avec le temps, on est juste moins déjantées qu’on pouvait l’être il y a vingt ou trente ans !
Il y a deux jours, j’ai regardé le documentaire qui vous est consacré et bourré d’images d’archives intitulé « Pretend We’re Dead ». Comment décririez-vous cette incroyable période créatrice qu’était le grunge du début des années 90 avec cette émergence de la scène de Seattle ?
Nous sommes originaires de Californie et avons fondé le groupe en 1985. Ce n’est que vers 1989 que nous nous sommes acoquinées avec la scène de Seattle et l’émergence de ce courant musical que l’on a appelé grunge. Après un premier single sur le label Sub Pop en 1989, on a sorti « Smell the Magic » qui d’ailleurs fête ses trente ans cette année et va ressortir dans quelques jours dans une nouvelle version. Cela nous renvoie au fait qu’en tant que personne, on a pris trente années au compteur et forcément, ça pique un peu ! Les années 90 étaient vraiment magiques avec tout un tas de nouveaux groupes qui émergeaient de cette incroyable scène de Seattle et venaient mettre un bon coup de pied dans le paysage musical ambiant. Il y avait une énergie folle, vraiment dingue. Pendant cette période, et cela se faisait peu à l’époque, on se promenait toujours avec une caméra pour filmer un peu tout et n’importe quoi. On a d’ailleurs des dizaines d’heures de vidéos et des concerts incroyables filmés backstage de groupes légendaires de l’époque. Ce sont des archives géniales qui racontent tout un pan de l’histoire de la musique. Nous n’avons pas encore utilisé ces images mais peut-être qu’un jour nous nous en servirons pour raconter justement l’histoire de ce courant musical né au début des années 90.
Justement quand vous regardez dans le miroir et le chemin parcouru, avez-vous une pointe de nostalgie ou est-ce que vous vous dites que votre vie musicale a été pleine et franchement aboutie ?
La première chose que je vois lorsque je regarde dans le miroir, ce sont les rides sur mon visage (rires !) Après, si je regarde dans la boule de cristal pour me pencher sur ce qu’ont été les trente-cinq années de ma vie depuis la création de L7, je dois dire que le bilan est quand même plutôt pas mal et qu’on a passé de sacrés bons moments. Reformer le groupe après quatorze ans de silence a été aussi un super évènement qui nous offre une seconde vie, la possibilité de connaître à nouveau ce qui nous fait toutes vibrer au fond de nous, c’est-à-dire monter sur scène, se donner à fond, voir des fans qui sont encore là des dizaines d’années après et nous encouragent… Tous ces éléments pour nous vitaux et qui font le rock’n’roll !
Vous prenez donc toujours autant de plaisir à monter sur scène après toutes ces années ?
Je crois même que je prends encore plus de plaisir aujourd’hui à faire des concerts que ce n’était le cas dans les années 90. Le fait d’avoir dû attendre toutes ces années avant de pouvoir goûter à nouveau à la folle ambiance d’un concert fait que d’un coup toute ta frustration s’évapore et que tu savoures à 100% chaque seconde du moment présent. Bien sûr ce qu’on regrette un peu, c’est qu’à l’époque les lives étaient disons plus sauvages. Tu n’avais pas toutes ces barrières de sécurité, tous ces trucs qui t’éloignent que tu le veuilles ou non du public venu te voir. Est-ce que les concerts sont aujourd’hui plus régis par l’ordre et les règles protocolaires de sécurité ou est-ce le public qui est moins déjanté qu’il ne l’était il y a une trentaine d’année ? Je ne saurais trop le dire ! Un peu des deux sans doute.
Aujourd’hui avec le mouvement MeToo, la parole des femmes heureusement se libère pour parler sexisme et harcèlement. Pensez-vous qu’il soit plus facile de faire entendre sa voix en tant que femme aujourd’hui que ce n’était le cas en 1993 lorsque L7 a fondé le « Rock For Choice » soutenant le droit des femmes à l’avortement ?
Il faut tout d’abord savoir que les membres de L7 s’accusent l’une l’autre par rapport au mouvement MeToo car on ne cesse de se harceler sexuellement avec un réel plaisir ! On possède d’ailleurs des tonnes de dossiers secrets les unes sur les autres. Pas un seul concert ne se déroule sans que l’une d’entre nous ne soit harcelée dans les loges. C’est notre petit rituel, je suppose ! Après, je pense sincèrement qu’il est beaucoup plus simple d’être une féministe aujourd’hui que cela ne l’était dans les années 90. Beaucoup de femmes se disent féministes, font entendre leurs voix par les réseaux sociaux et pas mal de mouvements fédérateurs. On les écoute et, surtout, on prend en considération leurs propos. Je me souviens que, me concernant, j’ai souvent été raillée il y a une trentaine d’années justement par rapport à mes positions pour les droits et le respect des femmes. Les choses ont heureusement changé avec le temps. En fait comme les hommes ne voulaient pas que le pouvoir aille aux mains des femmes, leur méthode pour nous décrédibiliser et passer outre nos revendications consistait à nous ridiculiser. Cette méthode ne fonctionne heureusement plus aujourd’hui car, pour le coup, ce sont eux qui passeraient pour des cons s’ils ne prenaient pas en compte les revendications faites par les femmes au sein de notre société.
Et avec les filles du groupe, même après toutes ces années, vous continuez à vous harceler mutuellement avant d’entrer en scène ?
Oh bien sûr que oui ! Je dirais même que le phénomène s’est dramatiquement amplifié avec le temps (rires). Nous sommes un MeToo à nous seules !
Le droit à l’avortement est encore un sujet épineux aux Etats-Unis avec le président Trump qui prend fait et cause contre l’avortement. Comment peut-on expliquer qu’il faille encore outre-Atlantique se battre pour faire respecter ce qui devrait être un droit élémentaire ?
Je pense que Trump est très hypocrite concernant le sujet de l’avortement car j’ai l’intime conviction qu’à lui seul, il doit être la cause de plusieurs centaines d’interruptions volontaires de grossesse ! Et je parle là de sa vie personnelle ! Il se positionne contre l’avortement à des fins politiques et pour brosser dans le sens du poil son électorat, c’est tout. Pour moi, ce président est juste un fasciste qui joue sur tous les tableaux et n’est même pas en accord, et je parle là de l’avortement, avec ce qu’il défend. Ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis politiquement parlant est vraiment quelque chose de terrible.
Vu depuis l’Europe, on a l’impression qu’il s’est créé sous la présidence de Trump un fossé énorme au sein de la population qui semble plus divisée que jamais. Quelle est l’ambiance à moins de deux mois de l’élection présidentielle ?
Il y a effectivement un fossé au sein de la population et le problème est que je ne vois pas aujourd’hui comment il est possible de le combler. Je vis par exemple à Los Angeles et, autour de chez moi, je ne vois pas une seule personne avec cette espèce de casquette de baseball rouge ridicule que portent les militants pro Trump. Mais dès que tu sors des grandes villes, c’est vraiment du 50/50 entre les pro et les anti Trump. Puis, plus tu t’enfonces dans les campagnes et plus tu t’aperçois que là, ce sont des bastions qui ne jurent que par celui qui, actuellement, gouverne le pays. Je pensais que l’on avait atteint déjà un point de non-retour sous la présidence de Bush junior mais là, avec Trump, c’est encore pire. Et le vrai danger, c’est qu’il entretient des mouvements contestataires dans les rues qu’il se plait à réprimer. Je ne crois pas qu’un seul autre président de l’histoire des Etats-Unis se soit ainsi amusé à mettre de l’huile sur le feu pour que la rue finisse par s’embraser.
Comme vous le mentionniez, vous avez repris L7 après quatorze années de silence. L’industrie musicale a énormément changé avec aujourd’hui des artistes qui ne passent plus par les maisons de disques mais se font par Internet, les réseaux sociaux… Quel est votre regard sur cette nouvelle donne ?
Je crois que c’est une bonne chose d’un certain côté puisque l’on n’est plus obligé d’être signé par une maison de disques, faire un plan promotionnel traditionnel pour atteindre directement un public. Avec la Toile, tout est possible ! Si tu composes un morceau, il te suffit de le mettre en ligne et s’il plait alors banco ! Cela offre quand même une liberté bien plus grande pour tous les artistes. Après, pour moi, c’est beaucoup plus de travail car aujourd’hui, niveau promotion, tout passe effectivement par les réseaux sociaux qu’il faut alimenter en permanence. Artistiquement parlant, Internet a été pour beaucoup une réelle révolution qui a modifié en profondeur la musique dans son approche, dans son écoute, dans sa distribution… Après, comme aujourd’hui la plupart des artistes doivent tout gérer, je trouve que le côté promotionnel en ligne est très chronophage parfois au détriment justement de la création purement artistique qui consiste à écrire et composer des morceaux. Le truc que je trouve génial c’est que même avec cette crise de la Covid et ce confinement obligatoire, Internet a permis à tous les groupes de rester en contact avec leur public, offrant cette possibilité géniale de donner des concerts en ligne. Il y a quand même un côté proximité et immédiateté tout simplement magique.
En 1997, après la sortie de votre album « The Beauty Process », Warner Brothers, major avec laquelle vous aviez signé, vous lâche. Comment avez-vous encaissé le coup alors que vous étiez en pleine tournée ?
On était effectivement en tournée lorsque l’on a appris la nouvelle et on a été sur le cul. Il faut dire que le stress et la fatigue accumulés avec les concerts n’ont pas aidé. Après, nous étions quand même déterminées à poursuivre l’aventure et à enregistrer un nouvel album malgré cette désillusion. Notre message c’était : « Hey les gars, on existait avant notre contrat avec la Warner donc on continuera à exister après ! Fuck You ! On s’est faites toutes seules » En plus, il faut dire qu’à cette époque la plupart des groupes étaient lâchés par les Majors. Nous n’avons donc pas pris la chose en nous mettant à douter de nos morceaux ou de la qualité du groupe. Non, on savait que la période était néfaste et que tout le monde en pâtissait.
Lorsque vous étiez sur une Major comme la Warner, vous disiez que c’était là pour L7 un moyen très subversif d’atteindre la masse. Vous êtes-vous servies de cette visibilité justement pour véhiculer des messages forts auprès du plus grand nombre ?!
Être sur une Major, c’était passer sur MTV et MTV, c’était l’assurance d’être vues partout, d’entrer dans tous les foyers américains et donc de pouvoir faire passer notre message au plus grand nombre. C’est cela que j’entends en disant que Warner a été pour nous l’occasion d’infiltrer la masse. Beaucoup de gamins des quartiers se sentent aliénés, mal dans leur peau avec aucun référent sur lequel pouvoir s’identifier. La subversion est une forme de rébellion et nous nous en sommes donc servies puisque l’occasion nous en était donnée.
Vous imaginez si Trump était réélu au mois de novembre ?
Je connais pas mal de musiciens qui, déjà, quittent le pays car si Trump est réélu, la situation risque de se tendre encore plus. Beaucoup de ses électeurs sont des gens lourdement armés et, franchement, on ne sait pas ce qu’il peut arriver. S’il est élu ce sera le chaos et s’il est battu la situation risque d’être très flippante avec tous ces extrémistes pro Trump qui feront on ne sait trop quoi. Le climat est vraiment étrange en ce moment, je ne te le cache pas !