Il faudra vous armer de patience si vous souhaitez vous délecter de la cuisine si inventive, spontanée et en perpétuelle évolution que propose le chef Kazuyuki Tanaka ! Pas moins de deux mois et demi d’attente sont en effet nécessaires pour espérer pouvoir réserver une table dans son restaurant Racine situé au cœur de Reims, à quelques encablures de la célèbre cathédrale. Tout juste auréolé d’une deuxième étoile, le lieu s’est imposé comme une référence dans le paysage de la haute gastronomie française. Mêlant avec parcimonie et équilibre parfait ses origines japonaises et françaises, son pays d’adoption, le chef fait montre d’une technique hors-pair qui s’avère un régal tout autant visuel que gustatif.
« On cherche toujours l’excellence, le 100% parfait, mais le 100% est une illusion alors j’essaye de m’en approcher au plus près. »
Je crois que vos premiers souvenirs culinaires proviennent du restaurant familial au Japon. C’est le point de départ qui vous a donné, à vous aussi, l’envie de passer derrière les fourneaux ?
Je me souviens effectivement de mon père qui faisait la cuisine et mon envie est venue assez naturellement même si, au départ, je souhaitais plus me tourner vers une carrière de footballeur qu’autre chose. Mon père préparait une cuisine fusion, mélangeant des inspirations japonaises et françaises et proposant des plats à moins de 10 euros.
Vous avez passé cinq années à travailler au Japon avant de choisir de venir parfaire vos connaissances en France. La France, c’est pour vous le pays qui symbolise le mieux la haute gastronomie ?
Mon père s’était essayé à la cuisine gastronomique en travaillant dans un hôtel au Japon. Il possédait des ouvrages d’Auguste Escoffier dans lesquels j’ai pu plonger pour apprendre la théorie avant de passer à la pratique. Au fil de mes lectures, je me suis de plus en plus passionné pour la gastronomie française et venir dans ce pays m’est vite apparu comme une évidence tant la France brille à travers le monde par son art culinaire.
Quels sont les principales différences dans l’approche culinaire entre le Japon et la France ?
Au-delà de l’approche, les produits utilisés qui sont la base de toute cuisine sont différents. En France, on retrouve souvent des plats à base de viande là où, au Japon, les produits de la mer constituent la plus grande source d’inspiration. Le climat n’est également pas le même ce qui modifie la conservation des produits. Même chose pour les assaisonnements qui différent énormément. En France, on va privilégier souvent des produits assez gras comme le beurre ou la crème qui sont quasiment absents de la cuisine japonaise. Moi, je choisis le lait de soja ou d’amande qui sont beaucoup moins riches en gras. Bien manger oui, mais pas au détriment de sa santé !
Et si vous deviez définir votre cuisine en quelques mots ?!
Je dirais que ma cuisine est très liée à l’inspiration du moment. Rien n’est figé puisque mes plats évoluent en fonction de mes humeurs, des produits que je vais avoir sous la main… Je me laisse vraiment guider par mon instinct. De quoi ai-je envie ? Vers quoi vais-je être guidé en découvrant un produit ? C’est surtout ces idées qui me passent par la tête. J’évite d’avoir une cuisine trop réfléchie qui, selon moi, est une entrave à l’inspiration. J’aime garder une originalité, casser les codes pour être, autant que faire se peut, dans un perpétuel renouvèlement.
À ce sujet, vous aviez d’ailleurs déclaré « Je n’intellectualise jamais la création. Au contraire, j’observe le produit et je me laisse guider instinctivement sur les textures et les goûts. Il ne faut pas trop réfléchir ! » La naissance d’un plat se fait donc surtout à l’instinct ?!
Tout à fait. En cuisine, selon moi, les deux choses primordiales, hormis la qualité intrinsèque du produit que l’on va utiliser, c’est l’équilibre du plat proposé et son assaisonnement. Le reste doit vraiment être une question de feeling, d’instantanéité, d’inspiration. Dernièrement, par exemple, j’ai réalisé un dessert qui n’était pour le coup par du tout réfléchi en utilisant ce que j’avais devant moi dans le garde-manger, c’est-à-dire, de l’aubergine, du concombre, du persil, de l’huile d’olive et du poivre de Madagascar. Bien sûr, on ne s’attend pas au fait que ces produits soient utilisés pour l’élaboration d’un dessert et pourtant, à ce moment-là, l’envie était là et c’est cette envie qui m’a guidé. Parfois, j’avoue cela perturbe même les clients du restaurant qui, de prime abord, ne s’attendaient pas forcément au mélange des produits que je peux réaliser. Mais généralement, même s’ils sont surpris, ils sont contents du résultat et de cette originalité que je tente d’incorporer à toutes mes créations.
Même lorsque vous élaborez une recette, celle-ci n’est donc jamais figée. Si je viens manger dans votre restaurant à quelques jours d’intervalles, il se peut donc que le plat ait évolué au gré de votre humeur du moment ?!
Lorsque je réalise le dressage d’une assiette, j’ai toujours de dizaines d’idées en tête. Donc, si vous prenez le même plat à plusieurs jours d’intervalle, il y a fort à parier que, visuellement parlant, l’assiette sera, dans sa présentation, très différente. Mes plats se focalisent généralement sur le produit, le reste étant effectivement lié à l’inspiration du moment. Maquereau et banane, Sandre et céleri ou Agneau et verveine, voilà les indications que vous aurez. Pour le reste, c’est parfois la grande inconnue. Généralement, mes menus changent toutes les quatre semaines. La première semaine, ce sont les balbutiements avec énormément d’évolutions. La deuxième semaine, le plat est un peu plus construit dans ma tête. La troisième semaine, il est à sa totale maturité et la quatrième semaine, je pense déjà au prochain menu.
Ouvrir un restaurant en France, c’était le rêve de votre père je crois ?!
Mon père avait le souhait de venir en France et avait même acheté le billet d’avion. Au dernier moment, il a décidé de faire machine arrière et de rester au Japon pour y ouvrir son restaurant. Il a choisi un chemin plutôt qu’un autre dans sa vie et j’ai donc, en quelque sorte, décidé de prendre l’autre route afin qu’il vive à travers moi la vie qui aurait pu être la sienne s’il avait décidé de monter dans cet avion pour rejoindre l’hexagone. On a tous des rêves dans une vie, après il est parfois compliqué de les mener à bien.
Comme vous qui rêviez d’une carrière de footballeur professionnel ! Trouvez-vous aujourd’hui des similitudes entre le foot et la gastronomie ?
Oui ! Parfois quand je découvre un produit d’une qualité exceptionnelle, cela me procure autant de frissons que je pouvais en avoir lorsque je marquais un but !
Vous évoquez les frissons que vous pouvez ressentir devant un produit. La relation avec les producteurs, c’est quelque chose de fondamental dans votre approche de la cuisine ?
Tout à fait. Depuis que j’ai obtenu ma deuxième étoile en 2020, j’ai augmenté un peu les prix ce qui me permet de chercher le produit d’exception qui est la clé pour une grande assiette. Que ce soit pour les langoustines ou les homards, je suis très pointilleux et je ne commande que ce qui, à mes yeux, est le meilleur. Après, bien sûr, il faut avoir acquis une technique parfaite pour le travail de ces produits afin de ne pas les dénaturer. Cela fait cinq ans maintenant que j’ai ouvert le restaurant Racine. Au départ, forcément, il n’y avait pas beaucoup d’argent et il fallait donc être très inventif et aguerri techniquement pour préparer des assiettes susceptibles d’être étoilées sans avoir les capacités financières d’acheter des produits d’une qualité optimale. Petit à petit le niveau augmente et, avec deux étoiles au Guide Michelin, on n’a plus le droit à la moindre erreur. On cherche toujours l’excellence, le 100% parfait, mais le 100% est une illusion alors j’essaye de m’en approcher au plus près. Mon but est que le client qui sort de mon restaurant ne soit pas juste content du repas qu’il vient de manger mais qu’il ait ressenti une vraie émotion, un moment unique.
C’est ce qui vous motive aujourd’hui encore, générer une émotion chez celles et ceux qui viennent vous rendre visite ?
Parfois, en quittant le restaurant, certaines personnes viennent me remercier et sont émues aux larmes. Rien ne me fait plus plaisir d’avoir suscité chez eux une telle émotion par le biais de ma cuisine.
Pendant le confinement, vous avez continué votre activité en proposant des salades, des plats à bas prix. C’était important de garder une activité pour continuer à exister ?
Je me souviens encore de l’annonce faite le samedi 14 mars au soir où l’on nous a annoncé que tous les restaurants devaient fermer leurs portes à minuit ! Ça a été un choc ! On aurait aimé avoir été prévenus un peu plus en avance. Le samedi est pour nous synonyme de l’arrivage des produits. Les frigos étaient donc pleins lorsque l’on a appris la fermeture soudaine. Outre le fait de ne pas jeter ces produits tout frais que l’on venait de recevoir, j’ai de suite pensé à comment poursuivre une activité afin de pouvoir quand même faire entrer un peu d’argent et ne pas me trouver désœuvré. Arrêter la cuisine si brutalement aurait sans aucun doute trop impacté ma motivation. J’avais besoin de rester actif, tout en proposant autre chose, une cuisine moins onéreuse comme ces salades ou des plats à petits prix. On a donc fermé le samedi et débuté la vente de plats à emporter dès le mardi suivant. Je me suis tourné vers une cuisine familiale pour faire venir au restaurant Racine une clientèle nouvelle. Forcément, à quinze euros, je ne pouvais pas prétendre proposer des plats doublement étoilés ! Mais au moins donner un aperçu de ce qu’est ma cuisine techniquement tout autant que dans son inspiration.
Vous possédez un jardin dans lequel vous faîtes pousser des herbes aromatiques. Avoir une certaine autonomie grâce à ce jardin et mettre le végétal au cœur de vos créations, c’était important ?!
Dans ce jardin je ne fais pas pousser de légumes mais, effectivement, que des herbes aromatiques. Il faut dire que, dans mes menus, ce ne sont pas moins de 50 variétés différentes que j’utilise. Avoir cette autonomie et pouvoir aller cueillir mes herbes directement est pour moi un vrai avantage. Les herbes me permettent d’obtenir un assaisonnement beaucoup moins calorique, axé sur le végétal et cela enrichit énormément le goût des plats.
Vous êtes installé à Reims, terre de Champagne. Les accords plat/champagne et plus largement mets et vin, vous y pensez en élaborant vos plats ?
Je propose effectivement dans mon menu un accord mets et vins et un accord mets et champagne. Avec le sommelier, nous travaillons de concert pour que justement le vin puisse rehausser des plats au niveau de l’acidité ou l’amertume par exemple.
Si je vous invite à dîner, je vous prépare quoi pour vous faire plaisir ?
Je ne suis pas compliqué. L’important est que vous prépariez cela en ayant à l’idée de me faire plaisir. La cuisine, cela doit être un partage. Il faut vraiment dans son plat donner tout de soi en pensant à l’autre. Si vous y mettez du cœur, nul doute que votre plat sera réussi !