Alors que les épreuves de philosophie du baccalauréat viennent de se terminer, il était temps de s’arrêter sur cet « amour de la sagesse » qui, depuis l’Antiquité, interprète le monde et l’existence humaine. Christian Godin, maître de conférences à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et auteur d’une encyclopédie philosophique en sept volumes (« La totalité ») ou encore de « La philosophie pour les nuls », nous ouvre les portes de cette « algèbre de l’histoire » selon les mots du philosophe français, Maurice Merleau-Ponty.
« La plupart du temps la médiocrité suffit pour être simple chef de l’État »
Peut-on dire que Platon et Socrate sont les fondateurs de la philosophie ?
C’est Socrate, plutôt que Platon, son disciple, qui a été appelé le père de la philosophie parce que c’est lui qui a orienté la réflexion sur des problèmes moraux et politiques, donc purement humains. Cela dit, avant Socrate, il y a eu dans la Grèce ancienne des philosophes que l’on appelle pour cette raison « présocratiques ». En outre, il ne faut pas oublier qu’au même moment l’Inde et la Chine connaissaient elles aussi une naissance de la philosophie et donc qu’il y avait dans ces grandes cultures aussi des fondateurs de la philosophie.
La philosophie étant littéralement « l’amour du savoir », tout le monde devrait donc se prétendre philosophe !
La curiosité, qui est la disposition mentale qui s’exprime par « l’amour du savoir » s’observe en effet chez les petits enfants. Savoir, c’est dépasser les limites de son « moi » pour aller vers le monde, dont les autres font partie. Cela dit, la curiosité peut disparaître au fil des années, ou se porter toujours vers les mêmes choses. Par ailleurs, l’amour du savoir définit le scientifique autant sinon plus que le philosophe. La philosophie se détermine davantage comme formulation des questions et recherche des réponses que comme possession d’un savoir constitué.
On a du mal à donner une définition précise de la philosophie. Quelle serait la vôtre ?
Je définirais la philosophie comme l’activité consistant à découvrir ou à inventer le sens des choses. Le sens est l’affaire de la philosophie comme la vérité est l’affaire de la science.
Si certains philosophes comme Descartes et Pascal étaient aussi des scientifiques, la philosophie n’a pas de processus d’expérimentation comme l’expliquait Kant. Ses théories reposent donc sur quoi ?
L’extraordinaire développement des sciences, accéléré depuis le XVIIe siècle, rend désormais impossible le fait qu’on puisse être comme Descartes et Pascal, et vous auriez pu ajouter Leibniz, à la fois un grand scientifique et un grand philosophe. Par ailleurs, l’expérimentation n’est possible qu’en science, mais pas dans toutes les sciences : les mathématiques n’expérimentent pas, mais démontrent, les sciences humaines n’expérimentent pas, mais observent et argumentent. Il y a bien des domaines de la culture et de la pensée qui n’ont pas de « processus d’expérimentation » : la philosophie en fait partie, mais également l’art et la religion. C’est pourquoi la philosophie ne peut prétendre délivrer des vérités comme la science ou des procédés comme la technique.
Débat et critique sont-ils les clés de la philosophie ?
Sartre disait que lorsque deux philosophes se retrouvent ensemble, ils sont au plus bas d’eux-mêmes. Le travail philosophique, comme celui de l’artiste est éminemment solitaire. Si l’on entend par « débat » le dialogue banal, la conversation, l’entretien, ou pire, le bavardage, alors il est clair que le débat est le verrou plutôt que la clé de la philosophie. Maintenant, si le débat est entendu au sens de Platon, le dialogue intérieur d’un esprit avec lui-même, ou au sens de La Bruyère lorsque celui-ci disait que la lecture est une conversation avec les honnêtes gens du passé (nous dirions avec les grands philosophes), alors oui, le débat est une clé de la philosophie. La critique pose moins de problèmes. Il est évident en effet qu’il ne peut y avoir de philosophie sans critique, c’est-à-dire, pour prendre le mot en son sens vrai, sans examen, sans jugement, sans évaluation.
Si la philosophie est aujourd’hui une épreuve du baccalauréat, on oublie souvent que, pendant des siècles, les philosophes ont été rejetés pour leur esprit critique envers les préjugés. La philosophie dérangeait-elle à ce point ?
La philosophie est un travail d’examen perpétuel. Il est donc logique qu’elle se soit trouvée en confrontation avec les deux grands pouvoirs qui organisent les sociétés depuis l’Antiquité, le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Ces deux pouvoirs réclament l’obéissance, l’obéissance à des lois, à des règles, à des croyances et à des dogmes. D’où le conflit avec la philosophie qui prône l’étonnement face aux évidences et cultive la critique infinie. Cela dit, n’allons pas imaginer les philosophes comme des révolutionnaires ou comme des révoltés. La plupart d’entre eux, dans le passé, ont adopté une attitude de sage réserve et de conservatisme prudent. Le martyre de Socrate est l’exception dans l’histoire de la philosophie.
Ne croyez-vous pas que la philosophie devrait être étudiée plus tôt dans le système éducatif français afin d’ouvrir les élèves à la réflexion ?
À la différence de la science, qui connaît des origines absolues (avant d’étudier la mécanique classique, on n’en connaît rien), la philosophie est déjà présente, au moins implicitement dans les premières interrogations de l’enfant sur la vérité et le mensonge, la vie et la mort, la joie et la tristesse etc. En outre, dans le cursus scolaire, au collège et au lycée, l’élève a souvent l’occasion de rencontrer des problèmes à contenu ou à implication philosophiques. Enfin, la philosophie est loin d’avoir le monopole de la réflexion. Toutes les matières scolaires, les mathématiques, l’histoire, le français, ouvrent les élèves à la réflexion. Je ne pense pas que l’introduction de la philosophie avant la classe de terminale soit une question si importante.
Quels sont les grands courants philosophiques ?
Ils sont si nombreux qu’il est difficile de tous les citer. La hiérarchie entre les courants les plus importants et les moins importants dépend évidemment des options philosophiques personnelles. Et d’abord, comment définira-t-on un « courant » ? Chaque grand philosophe a été à l’origine d’un courant : il y a eu un platonisme après Platon, un aristotélisme après Aristote, un cartésianisme après Descartes, un spinozisme après Spinoza, un marxisme après Marx, un nietzschéisme après Nietzsche etc. Il y a eu également des écoles philosophiques célèbres et durables : le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme dans l’Antiquité. Et puis, sous le mot de « courants », on pourrait évoquer les grandes divisions systématiques de la philosophie : le rationalisme, l’idéalisme, le matérialisme etc. Bref, évoquer les grands courants philosophiques, c’est retracer l’histoire de la philosophie elle-même.
« Si je me pose des questions telles que : ‘L’âme est-elle immortelle ?’ Ou ‘Y a-t-il une vie après la mort ?’, suis-je en train de philosopher ?
Répondre à cette question, c’est montrer du coup qu’il existe une histoire de l’art de questionner en philosophie, que des questions qui ont pu paraître philosophiques à une époque ont été abandonnées par les philosophes à une époque ultérieure. Pour Platon, les deux questions que vous évoquez sont au cœur même de la philosophie. Mais après Kant, qui en a constitué la critique, plus aucun philosophe, à ma connaissance, même parmi ceux qui étaient croyants, ne s’est posé ces questions. Cela dit, on peut considérer que ces questions restent philosophiques, dans la mesure même où elles sont des questions, alors que la religion, par exemple, ne se les pose pas puisqu’elle prétend y avoir apporté des solutions définitives.
Comment peut-on répondre à de telles questions sachant qu’aucune démonstration cartésienne n’est possible ?
Il convient de distinguer rigoureusement un problème (ou une question) scientifique et un problème (ou une question) philosophique. Le premier réclame une solution : un théorème mathématique, une loi physique mettent fin à une question. Le problème philosophique, quant à lui, n’admet que des réponses : à la différence de la solution vraie, qui écarte toute autre hypothèse, une réponse non seulement admet la possibilité d’une autre réponse mais n’exclut pas une réponse contradictoire. En fait, il n’y a jamais de démonstration en philosophie, mais seulement un travail d’argumentation. À un argument, on peut toujours opposer un argument contraire sans qu’on puisse dire que l’un est vrai tandis que l’autre est faux. C’est justement parce qu’aucune démonstration n’est possible en métaphysique (les questions de l’immortalité de l’âme, de la vie après la mort sont de nature métaphysique) que l’on peut répondre à ses questions, et non donner des solutions, comme dans les sciences ou dans les techniques.
La philosophie n’est donc pas une science et encore moins une science exacte ?
Vous ôtez le point d’interrogation à votre question, et vous avez la réponse : la philosophie n’est donc pas une science et encore moins une science exacte. Si la philosophie était une science, on ne comprendrait pas qu’elle puisse englober le matérialisme et l’idéalisme, qui sont des systèmes incompatibles, le rationalisme et les critiques du rationalisme, ceux qui comme Platon pensent qu’il existe une vérité absolue, et ceux qui comme Nietzsche pensent que l’idée de vérité absolue est une illusion.
Quel est le rapport entre philosophie et spiritualité, philosophie et religion ?
Historiquement, les liens ont commencé par être très forts, avant de se desserrer petit à petit pour finir par disparaître. Mais dès l’origine, il y a une divergence profonde entre le mouvement religieux de l’esprit qui adhère à quelque chose de plus haut que lui et le mouvement philosophique de l’esprit qui examine et critique sans fin. Quant à la spiritualité, elle apparaît plus éloignée encore de la philosophie car cette vie et cette expérience de l’âme sont incompatibles avec le travail réflexif, intellectuel qui est le propre de la philosophie.
Pensez-vous que la citation de Kant : « On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher » est une bonne synthèse de ce qu’est la philosophie ?
Déjà Hegel a critiqué avec sévérité cette formule, vite devenue célèbre. Il disait en substance : c’est comme si on affirmait qu’on ne peut pas apprendre la menuiserie, mais seulement à « menuiser ». Comment en effet pourrait-on apprendre à philosopher si l’on ne commençait pas par apprendre les divers contenus des philosophies du passé ? On pourrait même retourner la formule de Kant et dire que de même qu’on n’apprend pas à parler, mais une langue (lorsque nous étions enfants, nous n’avons en effet pas « appris » à prononcer le a ou le i, le t ou le v), on n’apprend pas à philosopher, mais seulement les philosophies. L’acte de penser, donc l’acte de penser philosophiquement, ne s’apprend pas, ce qui s’apprend, ce sont seulement des contenus philosophiques déterminés.
Doit-on être philosophe pour être chef de l’État ?
Votre question fait référence à l’utopie platonicienne du philosophe-roi. Platon en effet pensait que le meilleur dirigeant serait celui qui aurait la connaissance de la justice. Or celui qui connaît la justice est philosophe. Donc il faut que le roi soit philosophe pour diriger justement la Cité. Nous autres modernes ne pensons plus que l’action politique soit une affaire de connaissance (d’ailleurs Platon lui-même formulait ce doute). Il existe à nos yeux une telle hétérogénéité entre l’ordre de la connaissance et celui de l’action, entre la théorie et la pratique, que nous ne pouvons plus croire que les philosophes soient le plus capables de diriger l’État, ni que les politiques doivent être philosophes pour être le plus compétents. Cela dit, si être philosophe pour un chef d’État consiste à avoir le sens de la justice, le sens du bien commun, le sens de l’histoire, tout cela compris dans une vision d’ensemble, alors, oui, on doit être philosophe pour être un excellent chef de l’État. Mais la plupart du temps la médiocrité suffit pour être simple chef de l’État. À cet égard, la philosophie apparaît comme un luxe. Tout comme l’excellence d’un chef d’État.