Histoire

Jean-Pierre Rioux, historien

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La France perd la mémoire, revue et augmentée en octobre 2010, chez Perrin.

Les centristes, de Mirabeau à Bayrou, janvier 2011, chez Fayard


Entretien Historien spécialiste d’histoire contemporaine, Jean-Pierre Rioux a été nommé le mois dernier à la tête du comité d’orientation scientifique de la Maison de l’histoire de France. Voulu par Nicolas Sarkozy, ce lieu dédié au passé de notre pays a avant même sa naissance, fait l’objet de vives polémiques. Après avoir précisé les contours et la vocation de ce futur établissement Le Président du comité répond aux critiques, apportant notamment sa pierre au débat tant décrié sur l’identité nationale. Engagé pour sa discipline, l’homme l’est tout autant dans la vie politique, qui a soutenu François Bayrou lors de la dernière Présidentielle. Un engagement en partie à l’origine de son dernier ouvrage sur les Centristes dont il évoque au passage l’identité et l’avenir.


« Une Maison de l’histoire prend tout son sens dans notre France où le présent accable le passé et dénie l’avenir. »

Pourquoi avez-vous accepté de prendre la tête du comité d’orientation scientifique de la future Maison de l’histoire de France ?

J’ai accepté parce que je trouve que cette initiative est opportune. Elle vient à un moment où dans ce pays, tous, Français, étrangers, immigrés et visiteurs mêlés se posent des questions sur le rapport qu’ils ont avec le passé, l’histoire, la mémoire, la langue, le patrimoine. L’idée étant d’y voir plus loin. Pourquoi ne pourrions-nous pas bâtir un lieu où on questionnerait le mot France et son histoire, sans a priori d’histoire officielle, sans vision téléologique d’une France qui, par définition aurait depuis la nuit des temps une identité ou une vocations constantes ? Il ne s’agit pas de survaloriser le mot France, mais de l’interroger. Et de comprendre comment et pourquoi il a vécu de siècle en siècle.

En quoi cette Maison sera-t-elle différente d’un musée ?

Si on dit « maison », on ne réduit pas à « musée », qui a pour vocation première d’exposer, de montrer des œuvres, de puiser dans des collections. Et cela aurait de plus laissé penser qu’on pouvait enfermer l’Histoire de la France dans un musée ce qui a été très mal perçu par certains, et à juste raison. Maison, c’est plus que musée.

Que va-t-on faire ou trouver dans cette maison ?

A l’instar des musées, il y aura bien sûr des expositions temporaires. Et là encore, nous devrons inventer. Que faut-il montrer pour toucher l’intelligence et la sensibilité d’un très large public ? Les musée des beaux arts ou les musées alliant art et société – le Musée du quai Branly, par exemple – enseignent qu’il y a un fétichisme de l’objet. Chez nous, il y a une obsession pour la trace. Les Français raffolent de tout ce qui sort du sol. La moindre trouvaille archéologique est commentée. Il y a une espèce d’entêtement archéologique, raison pour laquelle j’ai tenu à ce que cette matière soit représentée dans notre communauté, en l’occurrence, par Laurent Olivier, spécialiste du monde celtique. Il est un de ceux qui expliquent très bien cette approche spontanée et curieuse pour la trace, depuis le caillou préhistorique jusqu’au bouton de l’uniforme d’un poilu de 14-18 qu’on exhume d’un bois. Des œuvres, de traces, des reconstitutions monumentales, des documents, des archives évidemment, nous devrons donc mettre tout cela en synergie. Il y aura aussi une galerie chronologique, qui fait déjà l’objet d’utiles discussions, qui sera constamment évolutive et qui devrait mettre en œuvre les moyens les plus sophistiqués. La maison sera aussi le théâtre de rencontres multiples et de manifestations inédites. Elle sera au centre d’un réseau des musées. Elle créera un grand portail documentaire numérique à vocation européenne et mondiale.

Quels sont les publics visés ?

L’idée de la maison est de dire une histoire portes et fenêtres ouvertes sur tous les publics. Donner à voir, à réfléchir, à instruire dans un lieu ouvert à tous, à toutes les générations et, pour ce qui est de la plus jeune, dépasser la notion de public scolaire. La réflexion à mener est vaste au regard de ce qu’est aujourd’hui la culture jeune, une jeunesse plongée dans un pessimisme profond sur l’avenir. Cette incertitude générale est évidemment à prendre en compte : il va falloir inventer. Dans le même temps, cette maison veut accueillir à bras ouvert toutes celles et ceux, très nombreux, que mobilise la lecture d’histoire, l’histoire locale, la généalogie, les cercles que l’on appelait naguère société savantes, sans parler des derniers médecins architectes ou autres qui se disent fous d’histoire. Bref, tout les publics des acteurs et amateurs d’histoire. Car c’est un fait : si nous sommes très pessimistes quant à l’avenir, notre pays reste très demandeur d’histoire, de livres, d’émissions, d’expositions. Autre public visé, bien sûr, les touristes, tant il est étonnant que l’on ne trouve pas en France de lieu où l’on puisse faire le tour de l’histoire de France telle que la perçoivent les Français.

Cette maison, avant d’être bâtie a déjà fait l’objet de nombreuses polémiques… à commencer par le fait qu’elle ait été initiée par Nicolas Sarkozy…

Oui, le baptême sarkozyste…Certains persistent à dire, Pierre Nora en tête, que ce sera indélébile. La réponse viendra du public. Moi, j’estime que si elle vient du Président, elle ne participe pas d’un sarkozysme attaché à l’histoire – même s’il y a eu des initiatives liées à l’histoire qui ont été discutées et critiquées à très juste titre, comme la lettre de Guy Mocquet, ou l’accompagnement par tout enfant de CM2 d’un enfant mort en déportation. Je pense toutefois que l’annonce d’une Maison de l’histoire de France voit plus loin, et bien mieux. Quoi qu’on pense de Nicolas Sarkozy, il est Président de la République, et cette initiative, à mon sens, s’inscrit sans aucune doute dans une volonté typiquement présidentielle, sous notre Ve République, de marquer culturellement son passage, comme l’ont fait ses prédécesseurs avant lui. Mais je pense que cette initiative vient à son heure dans un contexte national et culturel que j’ai étudié notamment dans un ouvrage comme La France perd la mémoire*. Je pense que nous sommes à un moment où nous risquons de basculer dans un autre monde, dans un autre « régime d’historicité », pour parler comme François Hartog . Nous entrons dans un temps où l’instantané s’est installé, ou le fil du temps se dénoue, où le présent accable le passé et dénie l’avenir. Moi, je suis un vieux prof et un grand-père, et je ne peux que noter cet envahissement du présent, cette rupture du fil du temps. Ajoutons à cela les questions d’immigrations rendues beaucoup plus visibles qu’il y a une cinquantaine d’année pour la simple raison que les hommes se sont mis à bouger sur la planète et que notre passé colonial, aujourd’hui, prend le métro.

Certains historiens pensent que l’objet d’étude « histoire de France » est trop étriqué aujourd’hui, trop réducteur, qu’en pensez-vous ?

C’est une vraie question. Sans aller jusqu’à des argumentaires comme ceux d’Alain Finkielkraut, on peut se demander si l’on ne serait pas près, aujourd’hui, de considérer que le mot France n’est plus qu’une sorte de contenant dans lequel on peut déverser des éléments recherchés, trouvés dans le passé et dont au fond, le sens et le contenu importeraient peu, l’essentiel étant que tout soit varié, pluriel, brassé dans l’air du temps, soumis à l’actuel… Du coup, l’enveloppe « France » devient poreuse. Je ne dis pas qu’il existe de toute éternité un objet « France » qui serait une sorte de « Madone aux fresques des murs », comme disait de Gaulle, mais il y a une question de fond, vitale pour l’avenir : sous ce mot « France » peu à peu ont été lues et admises la nation et la République, et sous ce mot-là nous avons appris, depuis le Moyen- Age, à cohabiter – plus ou moins bien, c’est entendu – ensemble. Là est la question . Il y a toujours eu des contenus divers versés dans l’enveloppe, mais celle-ci a été déchirée, sans cesse reconstitué et toujours nommée « France ». Dans la maison de l’histoire de France, « histoire » est essentiel, mais « France » l’est tout autant. Vincent Duclert, excellent historien, a proposé le terme de Maison de l’histoire « en France ». Reste qu’il y a un objet sans cesse construit, déconstruit et reconstruit, « Histoire de France », que la Maison de l’histoire de France aura pour tâche de rendre intelligible, compréhensible, sans pour autant songer, bien entendu, à refaire du « roman national » comme au temps d’Ernest Lavisse. Elle devra nous instruire tous, Français ou non, sur le rapport multi-séculaire entre un contenu et un contenant. Si bien que la France comme objet d’histoire ne peut pas être ignorée ou déniée au nom des impératifs d’histoire globale et mondialisée. Dénier un peu vite que « France » puisse être délesté au profit d’une histoire a-nationale conduit à s’accorder dangereusement, à mon sens, avec le pessimisme actuel sur l’avenir que nous évoquions. Et, au passage, revient à poser négativement, ou par le silence, la question du devenir de l’Etat- Nation.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que ce projet va de pair avec le débat sur l’identité nationale ?

Je dis que c’est mal formulé mais que ce n’est pas faux, qu’on accepte ou non le terme d’ « identité ». Les historiens, à raison, ne l’acceptent généralement pas, parce que c’est un terme trop récent. En revanche, la notion de « nationale » l’est. Ce fut toute l’ambiguïté de ce médiocre et souvent si misérable débat sur l’identité nationale. Tous ceux d’entre nous qui y ont participé ont refusé de parler d’identité, mais sont allés y parler de « France » et de « nation ». Reste que si l’on pose une identité comme quelque chose qui n’est pas partagé, qui ne va pas à la rencontre de l’Autre, si c’est une identité d’exclusion, on ne trouvera jamais ce qu’est l’Un. Or, tous les historiens savent qu’aucune identité ne se construit sans rapport actif entre l’Un et l’Autre. C’est élémentaire, c’est anthropologique. Je comprends donc bien l’émoi qu’a pu susciter l’initiative de lancer une Maison de l’histoire de France dans la conjonction chronologique de refus dudit débat nouée pendant l’hiver 200-2010, même si l’idée est antérieure à celle de M. Besson, puisqu’elle était déjà dans la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, et que le débat sur la nation était déjà très présent tant chez Ségolène Royal que chez François Bayrou. Quoi qu’on pense du débat lancé par M. Besson, auquel nombre de gens ont participé en déniant son utilité et en signalant son danger, une question demeure, elle n’est pas anodine et elle questionne aussi le passé de ce pays : celle du devenir de l’Etat-Nation et de sa capacité à répondre à nos difficultés, nos angoisses et, pour beaucoup, nos désespérances.

Quels sont les gages d’indépendance de votre comité ?

Ils sont inscrits dans sa lettre de mission ministérielle. Ce « Comité d’orientation scientifique » part avec une charte écrite et négociée qui la charge de « garantir la rigueur scientifique » de la Maison et de « se prononcer sur l’ensemble des composantes du projet et sur la politique culturelle de la Maison » . Par rapport à d’autres institutions où les comités scientifiques n’ont pas de marges de manœuvre, nous avons des garanties, nous sommes consultés et nous nous prononçons tout au long du processus. Je pense que peu d’établissement publics ont un comité scientifique jouissant d’une aussi grande indépendance et je remercie le ministre de la Culture et de la Communication d’avoir jugé que c’est bien ainsi.

Un historien contemporain comme vous a-t-il plus vocation qu’un autre à s’engager dans la vie de la cité ?

Probablement. Si j’ai fait de l’histoire contemporaine, et pas médiévale, c’est parce qu’à l’époque où j’ai débuté ma carrière d’historien nous vivions une tension historique très forte, la décolonisation et la guerre d’Algérie, et que se posait même pour notre génération cette question : qu’est-ce que résister autant que nos pères sous l’Occupation ? Comment s’engager ? Quand on fait de l’histoire très contemporaine, comme moi, on a sans doute autant sinon plus envie que d’autre de s’engager. Mais ce n’est pas exclusif, loin de là. J’ajoute que depuis que s’est constituée notre discipline, à la fin du 19ème siècle, les historiens de toute « période » et de toute obédience scientifique n’ont jamais été les derniers à s’engager.

Votre dernier ouvrage parle du centre*, est-il lié à votre engagement ?

Il y a deux raisons à ce livre. D’abord, il n’y avait pas d’histoire générale sur cette question et les centristes m’intéressaient : cet aspect « ni droite, ni gauche », que vous retrouvez dans nombre de mes travaux, sur les ligues ou les associations par exemple, méritait d’être creusé. Mais il est sûr que mes engagements personnels (Jean-Pierre Rioux est engagé au MoDem) ont joué un rôle. Mais vous connaissez beaucoup d’historiens qui ne raccrochent jamais leurs travaux à eux-mêmes ?

Le centre peut-il exister en 2012 ?

Le centre comme troisième voie ou troisième force est improbable depuis la Révolution Française, et n’a jamais réussi à s’imposer. En revanche, il y a toujours eu un centrisme de fait : pour gérer la démocratie et la République, pour lancer et relancer des majorités, il a toujours fallu mettre des centristes à la manoeuvre. Ce centrisme de dégagement de nouvelles majorités, d’idées, de rassemblement parlementaire, existe de fait. Mon ami Serge Berstein a expliqué qu’au fond, même sous la Ve République, les cohabitations c’était du centrisme. Cette famille politique a trois sources. D’abord les libéraux, depuis Guizot ou Benjamin Constant : des gens du « juste milieu » qui voulaient l’épanouissement de toutes les libertés car ils avaient beaucoup trinqué sous la Révolution Française. Ils voulaient éviter le hiatus entre 1789 et 1793, entre Droits de l’homme et Terreur, ils refusaient la solution bonapartiste, la marche vers la démocratie incarnée par un seul homme. Il y a une autre famille, petite mais qui est loin d’être éteinte et que représente aujourd’hui Borloo. Ce sont des gens de la mouvance radicale, ou issus d’une social-démocratie à la frange de la SFIO ou du PS. C’est une mouvance laïque soucieuse de la question sociale, de solidarités et de solidarisme. Pour elle, la République doit rendre les gens plus libres et plus solidaires.

Enfin, s’est imposée au centre la famille démocrate chrétienne issue de la doctrine sociale de l’Église, convertie à la démocratie, à la République et à la laïcité, et qui est devenue la famille régnante pratiquement jusqu’à nos jours.

Ce mélange familial, divers mais toujours prospectif, a fabriqué des centristes, et aujourd’hui encore. En 2007, Bayrou est arrivé à la croisée des chemins du centrisme en lançant : « Le centre ne doit plus jamais être une force d’appoint ». La solution pour lui : passer par la présidentielle.

Sur les agitations actuelles, l’historien peut porter un regard amusé. Il y a quelque chose qui est tranché chez Bayrou, et pas chez les autres. Que veulent-ils ? Se réunir pour ressusciter feu l’UDF ? La conjonction des centres s’est faites dans l’UDF sur l’initiative de Giscard qui n’était pas centriste, mais de droite libérale, orléaniste ! C’est lui qui fait la proposition aux centristes, qui ont répondu favorablement, comme ils avaient déjà répondu partiellement « oui » à Pompidou en 1969. Pourquoi refaire aujourd’hui un centrisme uni si on ne tranche pas le débat ? Pourquoi faire semblant d’afficher une ambition présidentielle qu’on ne tiendra pas ? Sauf si on veut vraiment gagner, comme le veut Bayrou. Il se peut que ni les uns ni l’autre n’aient d’avenir, d’autant que ces centristes depuis longtemps sont en panne de projet. Aujourd’hui, ce qui n’arrange rien à leurs affaires, l’idée européenne est à la peine : ils doivent à tout prix repenser leur vieil enthousiasme pour l’Europe, y intégrer davantage le jeu des nations. Autre problème : les difficultés qu’ont ces centristes, souvent grands élus locaux, qui savent certes soigner les circonscriptions mais qui ne parviennent pas à définir exactement les contours de leur électorat. C’est une question politique constante : les états-majors, les grandes figures sont toujours moins à droite que leur électorat moyen. En outre, dans cet électorat, avec la sécularisation profonde de notre société, la souche chrétienne se tarit. Il faudra donc inventer des formes de recrutement, de formation et d’engagements. Il y a peut-être des liens à tisser avec l’écologie, si tant est que celle-ci ne se sente pas trop vite des obligations et des appétits à droite ou à gauche.

L’historien, grand-père, démocrate, craint-il un nouveau 21 avril, en 2012 ?

L’hypothèse n’est pas exclue si les candidats pressentis sont effectivement candidats. Dans l’absolu, un deuxième tour Marine Le Pen-Nicolas Sarkozy n’est pas inenvisageable. Le FN de Marine Le Pen peut balayer très large. Surtout en l’état de non-réponse du système politique à quantités de questions. Quand on voit les taux d’abstention et la volatilité de l’électorat, toutes les aventures, toutes les mésaventures sont possibles. Mais aussi tous les sursauts. Et l’historien sait bien que le pire n’est pas toujours au rendez-vous.


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