Gastronomie

Guy Savoy, chef cuisinier trois étoiles

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Restaurant Guy Savoy, 18 rue de Troyon, 75017 Paris

DVD : Collection quatre saisons en France avec Guy Savoy, réalisé par Jean-Paul Jaud, 1999


Entretien Magicien du goût, maître des saveurs, artisan de la haute gastronomie française, Guy Savoy fait s’entrechoquer vos cinq sens dès que l’on pousse la porte de son restaurant éponyme du 17e arrondissement de Paris, à deux pas de l’Arc de Triomphe. Après plus de quarante ans de carrière, une troisième étoile au Guide Michelin en 2002, des établissements à Las Vegas ou Singapour, l’homme reste un passionné, proche de ses racines iséroises et fidèle à un art de la table qui rime avec partage, amitié et sublimation des papilles. Entrer chez Guy Savoy, s’accorder un moment pour humer l’atmosphère, observer ses 50 employés qui s’activent pour recevoir les convives du déjeuner, s’imprégner des sculptures, masques africains ou encore vieux instruments de musique qui ornent les murs de son restaurant, c’est déjà mettre un peu à nu l’âme de cet homme que l’on a envie de tutoyer tant on a l’impression de le connaître sans même l’avoir rencontré. La porte du petit salon se ferme, place à un entretien haut en couleur… Et en saveurs !


« Il y a bien plus de noblesse dans un saucisson de montagne façonné avec passion par un homme que dans un foie gras fabriqué à la chaîne ! »

Vous aviez deux ans lorsque vos parents sont partis s’installer à Bourgoin-Jallieu. De quelle manière cette région a-t-elle façonné le style culinaire Guy Savoy ?

À cette époque, dans les années cinquante, si je n’étais pas né en France, je n’aurais jamais eu l’idée de devenir cuisinier ! Il n’y avait alors aucun autre pays, peut-être l’Italie mise à part, qui portait un tel intérêt à la cuisine. En cinquante ans, les choses ont énormément évolué. En 2011, un petit Américain, Néerlandais… peut vouloir devenir cuisinier. Dans mon enfance, nous étions gourmands sans nous en rendre compte et nous profitions de toute cette nature généreuse. C’est donc d’abord ce plaisir inconscient qui est, au fil du temps, devenu conscient qui m’a donné l’idée et l’envie d’être cuisinier. Pour moi la cuisine, c’est quoi ? C’est le sentiment d’être en permanence dans l’instantanée et dans le concret. On part de produits bruts, forcément comestibles et le cuisinier est celui qui fait passer de cet état de comestibilité à un état de plaisir de manière instantané grâce à l’assaisonnement, la cuisson et la présentation. Le jour où j’ai pris conscience de tout cela remonte au moment où j’ai vu ma mère faire des langues-de-chat. J’ai été fasciné en la regardant mélanger du sel, du sucre, de la farine, des œufs, du beurre… Tous ces ingrédients comestibles mais sans intérêt pris séparément et qui, en quelques minutes, devenaient quelque chose qui sentait bon, étaient beaux à regarder et divins à manger. C’était de la vraie magie ! C’est cette image-là qui a été le point de départ de mon souhait de devenir cuisinier et, aujourd’hui, j’ai toujours le même émerveillement à observer cette transformation des ingrédients en quelque chose de merveilleux. Si je n’avais plus cela, mon travail deviendrait du masochisme. Je le répète tous les jours, avoir une carotte pour élaborer un plat n’est pas quelque chose d’anodin. Il y a un homme qui a travaillé la terre, qui a planté la graine et a attendu plusieurs semaines pour récolter le fruit de son labeur. Cela arrive ensuite chez nous et là, on le transforme en quelques secondes. Aujourd’hui, je suis de plus en plus attentif et conscient de tout ce travail en amont et j’essaye au maximum de transmettre ces choses qui sont exceptionnelles. Regardez actuellement au Japon ! Un peuple qui vénère les produits et qui est en train de ne plus pouvoir consommer ce qui vient de sa terre. Toute cette chaîne de travail est d’une fragilité extrême et le cuisinier se doit de la respecter au maximum. La cuisine est l’art de transformer instantanément en joie des produits chargés d’histoire. Il me semble que là se situe le point central à ne surtout pas oublier ! Un profond respect voire une vénération des produits et de ceux qui les cultivent, les élèvent ou encore les cueillent est la base de toute chose.

Votre père étant jardinier, vous avez pris très jeune conscience de cette importance de la terre ?

Pas vraiment ! Pour moi, seul le résultat final importait. Lorsque, au printemps, mon père se levait à quatre heures du matin pour faire du feu dans le jardin car il y avait des risques de gelée, je trouvais cela ridicule, sans même réfléchir que s’il ne le faisait pas, les produits ne verraient jamais le jour. Aujourd’hui, mon père est âgé de 89 ans et il continue à s’occuper de son potager. C’est sa vie ! Si demain, il ne peut plus le faire, il est mort ! Bien au-delà de son métier, c’était et c’est avant tout sa passion. C’est la même chose pour moi. La cuisine est sans nul doute la facette la plus marrante de ma vie.

Comment se déroule la création de nouvelles recettes que vous incorporez à la carte au gré des saisons ?

C’est en fonction de sa propre évolution et de l’utilisation d’un produit particulier selon la saison. Ensuite, cela peut être une envie particulière. Je suis par exemple un amoureux du paleron dans le bœuf, mais jamais je n’avais eu l’idée d’utiliser un tel morceau. C’est chose faite avec la prochaine carte ! Une fois que l’on a le socle de formation suffisant, la connaissance des saveurs, la parfaite maîtrise des temps de cuisson, tout est dans l’assemblage des produits en prenant compte de sa propre sensibilité. Comme pour le maniement des mots, il y a des périodes où je suis un peu moins inspiré et d’autres où les idées affluent. Essayer, évoluer, vous adapter est en cuisine comme ailleurs la base de la réussite. Il vous faut bien sûr la connaissance suffisante du métier pour ne plus avoir à vous soucier que de la saveur que vous souhaitez engendrer. Je viens de voir dans l’avion « Le discours d’un roi » (film sorti le 2 février 2011, réalisé par Tom Hooper et qui conte l’histoire vraie du roi George VI qui a dû lutter contre son bégaiement). Je me suis demandé comment ce roi avait fait pour régner alors que sa seule préoccupation était de lutter contre son handicap et préparer ses discours. On oublie un peu trop qu’avoir toutes ses facultés est une chance incroyable.

Quelle est votre définition de la grande cuisine ?

C’est la transformation en joie, en plaisir, en émotion, d’un produit. Pour moi, la gastronomie ne rime pas forcément avec trois étoiles. C’est se régaler dans un bistrot, aller lundi prochain à la montagne pour déguster la fondue d’un ami qui y pense déjà depuis une semaine et nous prépare un mélange de fromages auquel il a soigneusement réfléchi. La gastronomie est une part scientifique qui délimite le terrain de la recette et qui, ensuite, dépend de nombreux facteurs extérieurs comme la qualité intrinsèque des produits, l’ambiance autour de la table, les tripes et le cœur que le cuisinier va mettre dans sa préparation… On a la feuille de match, la tactique à adopter mais pour ce qui est du score, on n’en sait rien à l’avance. Faites cuire des pâtes par un gougnafier, c’est n’importe quoi et vous n’avez même pas envie d’y toucher. Mais si vous prenez une personne qui va retirer les pâtes du feu au parfait moment, va les agrémenter de juste ce qu’il faut, pas grand-chose, un peu de persil plat par exemple… À ce moment, d’accord, c’est beau, c’est bon. C’est tout ça la gastronomie, cette attention que l’on porte aux choses.

Vous restez animé d’une passion perceptible !

Je suis un amoureux de la vie. Je vais vous raconter une anecdote. Hier, pendant le service, j’ai été profondément choqué. Il y a un plongeur qui est resté avec nous trente ans et qui était une figure de mon établissement. Nous avons fêté son départ à la retraite, il y a quatre ou cinq mois, et nous avons eu un peu de mal à trouver son remplaçant. Après cinq ou six essais, j’ai rencontré un Malien, un type vraiment formidable pour faire ce boulot qui est loin d’être facile. Ici, tout le monde a beaucoup de respect pour tout le monde et c’est très bien ainsi ! Hier soir, il était en cuisine et s’occupait de nettoyer les casseroles. Il était devant la porte et, en passant, je lui ai simplement demandé s’il était heureux. Il m’a répondu : « C’est quoi ça ? » Ça m’a totalement décontenancé pour le reste de la soirée. Qu’un type en 2011, en France, puisse ne pas savoir, alors qu’il maîtrise parfaitement la langue, la signification du terme heureux ! Vous comprenez après tout cela que je ne puisse me plaindre de quoi que ce soit et que je profite pleinement de la vie en luttant contre ce pessimisme ambiant de notre société.

Quelle est justement votre philosophie de vie après quarante ans de métier ?

Simplement me lever en me disant que la vie est belle ! Pouvoir parler, me mouvoir, penser, réfléchir, être libre… Le nombrilisme et l’esprit plaintif, c’est le mal dont souffre notre société et auquel je me refuse d’adhérer.

Selon vous, la cuisine doit-elle mettre en éveil nos cinq sens ?

Complètement. Vous vous êtes promené dans le restaurant et vous avez remarqué tout ce qui était au mur, tableaux, sculptures, masques africains… On ne dissocie pas la part d’amour, l’implication dans l’action de faire la cuisine pour des convives, d’un environnement propice, quel qu’il soit. Boire un bon vin n’empêche pas de le mettre dans une belle carafe. Attention, belle carafe ne veut pas dire cher ! Et puis peut-être que les premiers crocus seront sortis et pourront alors venir décorer la table dans un verre à vin blanc ! C’est cette petite et simple attention qui, pour moi, fait la différence. Dans mon restaurant, comme je n’ai pas de prés à côté, je l’ai orné d’un univers qui me correspond et d’objets que j’ai glanés au fil des années. Ici, vous êtes chez moi, dans ma maison ! Je ne me vois pas entrer dans un endroit où l’on ne sente pas quelque chose qui ressemble à celui ou celle que vous venez voir. Si vous arrivez dans un lieu glacial où tout est vide, rien ne pourra s’y passer. Ouvrir les cinq sens, c’est le sourire du voiturier qui va prendre les clés de votre véhicule, la disponibilité du maître d’hôtel… Et un supplément d’âme qui transforme un moment en bien être absolu.

Ferran Adria, le pape de la cuisine ibérique dit justement que les plats qu’il propose dans son restaurant « El Bulli » doivent à eux seuls éveiller les cinq sens du convive. Vous partagez donc ce point de vue !

Chaque voie qui s’ouvre dans la cuisine enrichie cette dernière. Ferran Adria ne ment pas, il exprime dans sa cuisine sa propre sensibilité et l’on ne peut que reconnaître son génial talent. Lorsque ce sont des apprentis sorciers qui se disent : « on parle beaucoup d’El Bulli, moi je vais faire la même chose », c’est catastrophique ! Dans les années 70, on parlait beaucoup de nouvelle cuisine avec Alain Chapel, Michel Guérard ou les frères Troisgros qui ont véritablement participé à une révolution culinaire. Les autres n’ont été que des ersatz qui faisaient n’importe quoi. On ne s’improvise pas cuisinier sans apprendre les bases !

Qui sont les producteurs à qui vous faites appel pour façonner vos plats ?

Les meilleurs ! À ceux qui font leur métier comme moi je fais le mien. Des gens qui ont le même esprit que moi, qui, lorsqu’ils préparent leurs bourriches d’huîtres, vont bien les calibrer… Des hommes en amont qui me permettent d’exister. Je m’insurge contre les pessimistes car moi qui fais les marchés dans toutes les villes que je traverse, je constate à quel point les produits se sont améliorés. On retrouve aujourd’hui une dizaine de variétés de pommes sur les étals là où, dans les années 70, on devait se contenter d’une golden insipide. Nous sommes aujourd’hui à l’opposé de toutes ces débilités de soi-disant experts qui, il y a quarante ans, prédisaient que nous nous nourririons de pilules après l’an 2000. L’alimentation est aujourd’hui, au-delà de la nutrition, indissociable du plaisir et de la santé. Manger a dépassé de loin le simple acte primaire.

Pouvez-vous nous parler du « juste moment » dans la réalisation d’une recette ?

Le juste moment c’est lorsque vous avez vos quatre filets de rouget, vous allez mettre moins de trente secondes à les cuire, et après, ils ne peuvent plus traîner. Trente secondes après, ils doivent être devant le convive et, cinq minutes plus tard, ils ne sont déjà plus qu’un souvenir éphémère ou pas. Un client m’a dit un jour en sortant du restaurant : « Vous rendez l’éphémère inoubliable. » J’espère que c’est vrai ! On est dans cette instantanéité, cette attention permanente qui fait qu’un plat est génial ou raté. C’est l’élément primordial qui fait la différence entre la grande cuisine et la tambouille.

Vous avez obtenu une troisième étoile au célèbre Guide Michelin en 2002. Que représente ce Graal pour un chef cuisinier et quelles ont été les répercussions financières sur votre établissement ?

C’est un peu le titre de champion du monde ou de champion olympique pour un sportif. Certains disent que c’est le Goncourt. Non, le Goncourt reste francophone ! Trois étoiles au Michelin, tous les journaux de la planète en parlent. La même année, j’ai fait plus 12% de chiffre. Pour être précis, le mardi de Pâques au déjeuner, nous n’étions pas complet. Aujourd’hui, nous le sommes !

Vous avez ouvert en 2006 un restaurant à Las Vegas et en 2010 à Singapour. En quoi le rapport à l’art culinaire diffère-t-il entre les pays ?

Je ne me suis pas exporté, on m’a importé ! À Las Vegas, c’est mon fils qui s’en occupe et, à Singapour, c’est une équipe qui a été formée ici. J’ai l’habitude de dire qu’un restaurant, on y est tout le temps ou jamais. Je suis quasiment 100% de mon temps ici donc je ne me rends qu’une fois par an dans ces restaurants afin d’aller y jeter un œil, c’est tout ! Pour le reste, la cuisine n’a pas besoin de passeport. Ceux qui s’y intéressent aux Etats-Unis ou à Singapour ne sont pas moins calés que ceux de notre hexagone et inversement pour ceux qui n’y prêtent aucun intérêt.

L’étroite relation entre le chef cuisinier et le maître sommelier peut-elle s’apparenter à celle qui existe entre les deux piliers du pack au rugby ?

Tout à fait ! Personnellement, je puise tout dans le rugby dont je suis un passionné. Pour faire une équipe, il faut des gens très différents. On a besoin, d’un demi d’ouverture, d’un troisième ligne aile, d’un talonneur… Des postes qui correspondent au physique, à la sensibilité, à la rapidité de chacun. Le sommelier, lui, connaît le métier de la restauration, les plats, les saveurs mais si vous le mettez aux fourneaux, il ne va pas bien s’en sortir et inversement pour le cuisinier. Le duo se complète donc merveilleusement et, de cette osmose, nait la réussite.

Vous êtes, on l’aura compris, un fervent amateur de rugby et président du GSGS (Groupe Sportif Guy Savoy). Etes-vous confiant sur les chances de réussite du XV tricolore à la prochaine coupe du monde malgré les prestations en dents de scie du capitaine Thierry Dusautoir et des siens au dernier tournoi des six nations ?

Statistiquement, la France se situe entre la quatrième et la sixième place au niveau mondial. Le tournoi des six nations n’a été que le reflet de nos prestations sur ces vingt dernières années. Même si la défaite contre l’Italie a fait mal, je dois avouer que j’étais content pour les joueurs de la Squadra Azzurra qui ont eu du cœur et méritaient cette victoire. Je me souviens que, le lendemain, je devais passer à Marcoussis où se situe le camp d’entraînement du XV tricolore. J’ai appelé mon ami Jo Maso (manager de l’équipe de France) pour lui demander si je pouvais venir malgré le coup sur la tête reçu par les joueurs. Il m’a répondu : « Tu ne vas pas venir que les lendemains de victoires ! » C’est ça le rugby, un sport dont on ne sait jamais l’issue du match et qui en fait sa beauté. Je suis sûr que les joueurs sauront réagir et je suis confiant sur ce mondial qui approche dans l’hémisphère Sud.

Pour revenir à la cuisine, comment expliquer une addition à plus de 300 euros par personne à ceux qui ne jurent que par les enseignes de restauration rapide et pour qui dépenser plus de 20 euros pour un repas semble une hérésie ?

Cela fait trente-et-un ans que je suis installé à mon compte. Chaque année que je rajoute, si le bilan de l’année précédente n’était pas positif, je n’existerais plus. Dans ce restaurant, j’ai cinquante employés avec de bons salaires pour soixante convives par service. Produits exceptionnels, salaires et charges qui comptent pour 40% du chiffre d’affaires et vous comprenez l’addition. La grande cuisine, c’est du sur mesure ! Je gagne des dizaines de fois moins qu’un footballeur et beaucoup mieux qu’un ouvrier indien. Encore une fois, tout est vu par rapport à autrui. J’ai un CAP de cuisine et je n’oublie jamais le milieu modeste dont je suis issu.

Caviar, truffe… Les produits dits de luxe n’entrent-ils pas dans une forme de snobisme culinaire ?

Si vous me parlez de vrai luxe, j’applaudis des deux mains. Si vous me parlez d’un faux luxe ringard, effectivement, j’y vois un snobisme qui me déplaît foncièrement. Je trouve qu’il y a bien plus de noblesse dans un saucisson de montagne façonné avec passion par un homme que dans un foie gras fabriqué à la chaîne !

Si demain je vous invite à déjeuner à la maison, quels sont les éléments à respecter pour que vous sortiez de table heureux ?

Faites-moi des pâtes ! Mais surtout, quoi que vous prépariez, j’aime percevoir cette dangerosité de la préparation d’un repas. On doit sentir que vous avez mûrement pensé votre menu. Vous vous êtes levé tôt, vous êtes parti sur le marché pour acheter les produits nécessaires à la réalisation de votre recette, vous avez pris des risques pour concevoir tout cela et faire en sorte que ce plat soit l’exact reflet de ce que vous aviez en tête. La préparation d’un repas réussi lorsque l’on invite des convives, c’est


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